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Géopoétique de l'habiter


Pour ne pas se résigner à vivre dans un monde immonde, Kenneth White proposait d'habiter poétiquement le monde. Pour lui, cela se traduisait par un nomadisme intellectuel qui le porta jusqu'en Corse, où il livra un itinéraire des rives et des monts. Pour se souvenir de lui et de sa pensée, pour puiser dans sa pratique et dans sa réflexion les pistes de résistance nous avons souhaité partager un court extrait de "Géopétique de l'habiter", paru l'année dernière.



John Minton
John Minton
La petite phrase « habiter poétiquement le monde «  est devenue depuis quelques temps un murmure dans les marges. Elle contient trois mots très chargés de sens, impliquant toute une gamme de préoccupations allant de la politique à l’art (incluant l’art de vivre) en passant par l’anthropologie et l’écologie. Tentons de donner à cette phrase le maximum d’extension, d’expansion, et en même temps le plus de précision possible.
Le mot « habiter » est complexe. Il implique bien plus que d’avoir un logement. Avoir un logement est déjà un problème pour beaucoup, on le sait. Mais pour un champ de pensée plus large, un excès de logements entassés empêche d’habiter au sens profond de ce mot, qui demande de l’espace, du silence, tout un rituel même. C’est pourtant en ouvrant un plus grand espace de considération, qui pourraient sembler de prime abord apolitique et en dehors de l’actualité, en un mot, abstrait, qu’on arrive à sortir de l’actualité et à ne pas tourner perpétuellement en rond.

Le terme de « monde » est encore plus difficile. Comme tous les mots simples, d’usage courant, il est compliqué et contient beaucoup de sens. Le sens le plus général, c’est celui d’une structure socio-historique. Ici, je propose un peu de philologie afin de pénétrer vraiment dans le sens du mot. Dans les langues germaniques, world en anglais, Welt en allemand, l’étymologie est précisément wer-alt, une « époque humaine », limitée dans le temps. C’est le sens qu’a fini par avoir le mot dans les langues romanes : monde, mondo, mundo… Mais à l’origine de ces mots romans, il y a le latin mundus. Or, mundus signifiait un emplacement où, lors de la construction d’une cité, c’est-à-dire le début d’une politisation, les habitants de la terre, avant de devenir des citoyens, plaçaient une poignée de terre de leurs territoires. Le mundus était donc à l’origine un rappel du dehors, un foyer de ressources, un pôle d’attraction, et il a fini par avoir un sens esthétique. Il est significatif que l’on n’ait retenu de ce sens esthétique que le négatif : « immonde ». C’est comme si, depuis longtemps, homo historicus s’était résigné à vivre dans un monde immonde, et même à s’y complaire, ne se rendant plus du tout compte de ce qu’il a perdu, de ce qui lui manque.

Quant au mot « poétique », c’est l’un des mots les plus mal compris, les plus sous-traduits de la langue. Il a fini, aujourd’hui, dans l’usage courant, que l’art de faire des vers sur des banalités, l’expression d’états d’âme à fleur de peau, associé à tout ce qui est vaguement imaginaire, fantastique, sentimental ou mièvre. C’est l’idée de la poésie qui court les rues. Afin de lui donner un sens plus puissant, je remonte au noûs poietikos d’Aristote, c’est-à-dire l’intelligence poétique, impliquant, telle que je la vois, la première saisie globale des choses, une organisation sensorielle-intellectuelle précédant la philosophie et la science, mais pouvant des inclure.
Les grands moments de développement de l’esprit, et il y en a eu heureusement, ont lieu quand plusieurs forces se rencontrent : poésie, philosophie, science. Ces grands moments et mouvements deviennent collectifs, mais ils ont leur origine et leur expression la plus dense dans des intelligences singulières. Ce fut le cas de l’auteur de la proposition : « Habiter poétiquement la terre », à savoir Friedrich Hölderlin.
[…]
L’origine de cette phrase se trouve dans un poème tardif d’Hölderlin, alors qu’il vivait, cliniquement fou, l’esprit épuisé, dans une tour de silence sur les berges d’une de ces rivières qu’il aimait tant : le Neckar, à Tübingen. Ce que dit le poème, c’est que si l’homme est « riche en mérites, au fond, c’est poétiquement qu’il habite la terre ». Je voudrais d’abord attire l’attention sur le fait que le poème ne parle pas d’« habiter le monde », comme on dit habituellement, mais d’« habiter la terre ». Il y a plus qu’une nuance, il y a un écart. Ce qui est en jeu, c’est une conception radicale à la fois de l’existence et de son expression. On peut « poétiser » à l’intérieur du monde, on peut, comme ont dit certains sociologues, essayer de « ré-enchanter le monde », on sera encore loin de ce qu’entendait Hölderlin.
« Terre » et « monde » ne sont évidemment pas séparés. Disons que « terre » est le fondement ; le « monde » est ce que les hommes en font.


Kenneth White, Le mouvement géopoétique, Poesis, 2023.

 

Pour aller plus loin

Le mouvement géopéotique, Kenneth White, Poesis, 2023.
Corsica, itinéraire des rives et des monts, Kenneth White, La Marge, 1998.
Jeudi 1 Février 2024
Kenneth White


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