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L’entraide, un facteur de l’évolution


Issu d'une grande famille aristocratique russe, Pierre Kropotkine (1842-1921) est devenu l'un des plus grands théoriciens de l'anarchisme révolutionnaire. Nous présentons ici quelques extraits de "L'Entraide, un facteur de l'évolution", l'un de ses essais les plus célèbres, paru pour la première fois à Londres en 1902 (la première édition française sera publiée en 1906). Kropotkine y combat l'idée suivant laquelle la compétition, emblématique de l'économie capitaliste, serait le principe essentiel de l'existence et du comportement humains, et que cela justifierait le darwinisme social, c'est-à-dire l'abandon des plus faibles. Il y montre comment l'entraide a toujours été un facteur décisif du développement des sociétés et de la résistance aux acteurs dominants.



Bruno Munari, 1992
Bruno Munari, 1992
La tendance à l’entraide chez l’homme a une origine si lointaine et elle est si profondément mêlée à toute l’évolution de la race humaine qu’elle a été conservée par l’humanité jusqu’à l’époque actuelle, à travers toutes les vicissitudes de l’histoire. Elle se développa surtout durant les périodes de paix et de prospérité : mais, même lorsque les plus grandes calamités accablèrent les hommes – lorsque des régions entières furent dévastées par des guerres, et que des populations nombreuses furent décimées par la misère, ou gémirent sous le joug de la tyrannie – la même tendance continua d’exister dans les villages et parmi les classes les plus pauvres des villes ; elle continua à unir les hommes entre eux et, à la longue, elle réagit même sur les minorités dominatrices, combatives et dévastatrices, qui l’avaient rejetée comme une sottise sentimentale.
Et chaque fois que l’humanité eut à créer une nouvelle organisation sociale, correspondant à une nouvelle phase de son évolution, c’est de cette même tendance, toujours vivante, que le génie constructeur du peuple tira l’inspiration des éléments du nouveau progrès. Les nouvelles institutions économiques et sociales, en tant qu’elle furent une création des masses, les nouveaux systèmes de morale et les nouvelles religions ont pris leur origine de la même source ; et le progrès moral de notre race, vu dans ses grandes lignes, apparaît dans ses grandes lignes comme une extension graduelle des principes de l’entraide, de la tribu à des agglomérations toujours de plus en plus nombreuses, jusqu’à ce qu’enfin il embrasse un jour l’humanité entière, avec ses différentes croyances, ses langues et ses races diverses.

Mais après avoir traversé l’état de tribu sauvage, puis de commune villageoise, les Européens étaient arrivés à trouver au Moyen Âge une nouvelle forme d’organisation qui avait l’avantage de laisser une grande latitude à l’initiative individuelle, tout en répondant largement au besoin d’appui mutuel de l’homme. Une fédération de communes villageoises, couverte d’un réseau de guildes et de fraternités, vit le jour dans la cité du Moyen Âge.
D’immenses résultats ont été atteints par cette nouvelle forme d’union – le bien-être pour tous, le développement des industries, des arts, des sciences et du commerce – et vers la fin du XVe siècle, les républiques du Moyen Âge – entourées par les domaines des seigneurs féodaux hostiles, incapables de libérer les paysans de la servitude et corrompues peu à peu par les idées du césarisme romain – se trouvèrent condamnées à devenir des États militaires qui commençaient à se développer.
 

L’Etat centralisé destructeur du commun

Cependant, avant de se soumettre durant les trois siècles suivants à l’autorité absorbante de l’État, les masses du peuple firent un formidable effort pour reconstituer la société sur l’ancienne base de l’entraide et du soutien mutuel. […]
…les États, tant sur le Continent que dans les îles Britanniques, travaillèrent systématiquement à anéantir toutes les institutions dans lesquelles la tendance à l’entraide avait autrefois trouvé son expression. Les communes villageoises furent privées de leurs assemblées populaires, de leurs tribunaux et de leur administration indépendante ; leurs terres furent confisquées. Les guildes furent spoliées de leurs biens et de leurs libertés et placées sous contrôle de l’État, à la merci du caprice et de la vénalité de ses fonctionnaires. Les cités furent dépouillées de leur souveraineté, et les principaux ressorts de leur vie intérieure – l’assemblée du peuple, la justice et l’administration élues, la paroisse souveraine – furent annihilés ; les fonctionnaires de l’État prirent possession de chacune des parties qui formaient auparavant un tout organique.

Sous cette politique funeste et pendant les guerres sans fin qu’elle engendra, des régions entières, autrefois populeuses et riches, furent totalement ruinées et dévastées ; des cités florissantes devinrent des bourgs insignifiants ; les routes mêmes qui les unissaient à d’autres cités devinrent impraticables. L’industrie, l’art et la science tombèrent en décadence. L’instruction politique, scientifique et juridique fut mise au service de l’idée de centralisation de l’État. On enseigna, dans les universités et dans les églises, que les institutions, qui avaient permis aux hommes d’exprimer autrefois leur besoin d’entraide, ne pouvaient être tolérées dans un État bien organisé. L’État seul pouvait représenter les liens d’union entre ses sujets.
Le fédéralisme et le « particularisme » étaient les ennemis du progrès, et l’État était le seul initiateur du progrès, le seul vrai guide vers le progrès. À la fin du XVIIIe siècle les rois dans l’Europe centrale, le Parlement dans les îles Britanniques et la Convention révolutionnaire en France, bien que tous ces pays fussent en guerre les uns contre les autres, étaient d’accord entre eux pour déclarer qu’aucune union distincte entre citoyens ne devait exister dans l’État ; que les travaux forcés ou la mort étaient les seuls châtiments qui convinssent aux travailleurs qui oseraient entrer dans des « coalitions ».

« Pas d’État dans l’État ! » L’État seul et l’Eglise d’État doivent s’occuper des affaires d’intérêt général, tandis que les sujets doivent représenter de vagues agglomérations d’individus, sans aucun lien spécial, obligés de faire appel au gouvernement chaque fois qu’ils peuvent sentir un besoin commun. Jusqu’au milieu du XIXe siècle, ce fut la théorie et la pratique en Europe. On regardait avec méfiance jusqu’aux sociétés commerciales et industrielles.
Quant aux travailleurs, leurs associations étaient traitées comme illégales en Angleterre jusqu’au milieu du XIXe siècle et dans le reste de l’Europe jusqu’en ces vingt dernières années. Tout le système de notre éducation d’État fut tel que, jusqu’à l’époque actuelle, même en Angleterre, une grande partie de la société considéra comme une mesure révolutionnaire la concession de ces mêmes droits que chacun, fût-il homme libre ou serf, exerçait il y a cinq cent ans dans l’assemblée populaire de son village, dans la guilde, la paroisse, la cité.
 

Le triomphe de l’individualisme théorisé

L’absorption de toutes les fonctions par l’État favorisa nécessairement le développement d’un individualisme effréné, et borné à la fois dans ses vues. À mesure que les obligations envers l’État allaient croissant, les citoyens se sentaient dispensés de leurs obligations les uns envers les autres.
[…] Aussi la théorie selon laquelle les masses peuvent et doivent chercher leur propre bonheur dans le mépris des besoins des autres triomphe-t-elle aujourd’hui sur toute la ligne -en droit, en science, en religion. C’est la religion du jour, et douter de son efficacité c’est être un dangereux utopiste. La science réclame hautement que la lutte de chacun contre tous est le principe dominant de la nature, ainsi que des sociétés humaines. La biologie attribue à cette lutte l’évolution progressive du monde animal. L’histoire adopte le même point de vue, et les économistes, dans leur ignorance naïve, rapportent tout le progrès de l’industrie et de la mécanique moderne aux « merveilleux effets » du même principe. La religion même des prédicateurs de l’Église est une religion d’individualisme, légèrement mitigée par des rapports plus ou moins charitables avec les voisins – particulièrement le dimanche. Hommes d’action « pratique » et théorique, hommes de science et prédicateurs religieux, hommes de loi et politiciens, tous sont d’accords sur un point : l’individualisme, disent-ils, peut bien être plus ou moins adouci dans ses conséquences les plus âpres par la charité, mais il reste la seule base certaine pour le maintien de la société et son progrès ultérieur.
 

Et pourtant les solidarités demeurent

Il semblerait, par conséquent, inutile de chercher des institutions ou des habitudes d’entraide dans notre société moderne. Que pourrait-il en rester ? Et cependant, aussitôt que nous essayons de comprendre comment vivent des millions d’êtres humains, et que nous commençons à étudier leurs rapports de chaque jour, nous somme frappés par la part immense que les principes d’entraide et d’appui mutuel tiennent encore aujourd’hui dans la vie humaine.
Quoique la destruction des institutions d’entraide ait été poursuivie, en pratique et en théorie depuis plus de trois ou quatre cents ans, des centaines de millions d’hommes continuent à vivre sous de telles institutions ; ils les conservent pieusement et s’efforcent de les reconstituer là où elles ont cessé d’exister. En outre, dans nos relations mutuelles, chacun d’entre nous a ses mouvements de révolte contre la loi individualiste qui domine aujourd’hui, et les actions dans lesquelles les hommes sont guidés par leurs inclinations d’entraide constituent une si grande partie de nos rapports de chaque jour que si de telles actions pouvaient être supprimées, tout espèce de progrès moral serait immédiatement arrêté. La société humaine elle-même ne pourrait pas se maintenir pour la durée d’une seule génération.

[…] Lorsque nous considérons la constitution actuelle de la société en Europe, nous sommes immédiatement frappés de ce fait que, quoique tant d’efforts aient été faits pour détruire la commune du village, cette forme d’union continue d’exister – nous allons voir tout à l’heure jusqu’à quel degré – et que beaucoup de tentatives se font aujourd’hui, soit pour la reconstituer sous une forme ou une autre, soit pour lui trouver quelque substitut. La théorie courante, en ce qui regarde la commune du village, est que dans l’Europe de l’ouest elle est morte de sa mort naturelle, parce que la possession en commun du sol s’est trouvée incompatible avec les besoins de l’agriculture moderne. Mais ma vérité est que nulle part la commune villageoise n’a disparu du gré de ceux dont elle se composait ; partout, au contraire, il a fallu aux classes dirigeantes plusieurs siècle d’efforts persistants, quoique pas toujours couronnés de succès, pour abolir la commune et confisquer les terres communales.
[…] En résumé, ni le pouvoir écrasant de l’État centralisé, ni les enseignements de haine réciproque et de lutte sans pitié que donnèrent, en les ornant des attributs de la science, d’obligeants philosophes et sociologues  n’ont pu détruire le sentiment de solidarité humaine, profondément enraciné dans l’intelligence et le cœur de l’homme, et fortifié par toute une évolution antérieure. Ce qui est le produit de l’évolution depuis ses premières périodes ne saurait être dominé par un des aspects de cette même évolution. Et le besoin d’entraide et d’appui mutuel qui avant trouvé un dernier refuge dans le cercle étroit de la famille ou parmi les voisins des quartiers pauvres des grandes villes, dans les villages ou dans les associations secrètes d’ouvriers s’affirme à nouveau dans notre société moderne elle-même et revendique son droit d’être, comme il l’a toujours été, le principal facteur du progrès.
 

Mardi 29 Août 2023
Pierre Kropotkine


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