Autonomie : de la revendication à la projection ?



Alors que pourraient prochainement s'ouvrir des discussions relatives à un statut d'autonomie pour la Corse, André Fazi revient ici sur l'histoire de cette revendication et les visions qui en ont été successivement développées par le mouvement nationaliste actuellement dominant dans l'île. Il souligne enfin l'impératif de projection qui conditionnera la réussite tant des discussions institutionnelles menées avec le pouvoir central que du statut qui pourrait en procéder. Sans capacité à débattre sincèrement et efficacement du présent et du futur de la Corse, l'autonomie ne sera pas l'outil de transformation auquel il est aspiré.



Tonì Casalonga, 1980
Tonì Casalonga, 1980
La revendication autonomiste n’est pas chose nouvelle en Corse. Sans remonter à l’autonomisme de l’Entre-deux-guerres, dont l’héritage trop polémique a été abandonné, dès 1962 un texte important en soutient l’opportunité. Le Manifeste sur l’autonomie interne d’Yves Le Bomin et Paul-Marc Seta n’a pas eu la postérité qu’il méritait au sein du mouvement, peut-être parce qu’il préférait prudemment présenter l’autonomie comme « un problème d’ordre purement administratif ». Au demeurant, et en s’appuyant sur la situation des outre-mer, où les Comores avaient été dotées d’un statut d’autonomie l’année précédente, il posait le principe essentiel suivant lequel les élus de la Corse devaient pouvoir intervenir en matière législative :
« Nous demandons en conséquence : - qu’une loi définisse l’île de Corse en tant que région autonome et lui reconnaisse un statut administratif, économique et fiscal particulier dans le cadre de la République française une et indivisible. – que le Conseil Général de la Corse soit érigé en assemblée territoriale, celle-ci détenant un pouvoir législatif sur les matières déléguées par le statut légal et désignant un exécutif responsable duquel dépendra l’administration régionale. – que la population de l’île soit réellement associée par l’intermédiaire de ses représentants élus à l’assemblée territoriale et de ses organisations professionnelles groupées au sein d’une assemblée économique régionale au vote du plan de développement et de redressement. »
 

Une conception d’abord prudente

Les premières organisations régionalistes, l’Union Corse l’Avenir [UCA] et le Comité d’Étude et de Défense des Intérêts de la Corse [CEDIC] –, apparues respectivement en 1963 et 1964, étaient plus réservées avec cette idée d’autonomie. Le Manifeste du CEDIC pour l’ethnie corse, publié dès 1964, évoque bien une « autonomie locale », une « autonomie de gestion » ou une « région autonome », mais n’en précise pas les implications.
Cela peut étonner, parce que les premiers avant-projets de Constitution de 1958 incluaient eux-mêmes cette idée d’autonomie locale, abandonnée sans que l’explication soit donnée par les documents préparatoires, et plus encore parce que Paul-Marc Seta, devenu président du CEDIC, a été le rédacteur de ce texte. Cet apparent recul semble avoir été motivé par Max Simeoni, co-fondateur et secrétaire général du CEDIC. Ce dernier m’a confié avoir insisté en ce sens auprès de Seta, craignant que cet objectif soit très mal interprété et ne renvoie à l’expérience de la Tunisie, à laquelle l’autonomie interne a été promise en 1954 et accordée en 1955, mais qui est devenue indépendante moins d’un an après la signature du traité sur l’autonomie.

Cette prudence générale sera de mise durant les années 1960, alors que le mouvement se définit encore comme régionaliste. On parle de plus en plus d’autonomie, mais en rajoutant généralement qu’il s’agit d’une « autonomie de gestion », moins ambitieuse que celle qu’on qualifiait d’« autonomie interne ». Souvent utilisé dans le contexte de la décolonisation, ce concept évoquait alors généralement la restriction du champ de l’État à quelques très rares fonctions essentielles comme la défense et la diplomatie.
Néanmoins, ladite « autonomie de gestion » incluait bien des compétences dans le champ législatif, comme l’indiquent les actes du deuxième congrès de l’Action régionaliste corse [ARC] en 1968. À cette époque, l’inspiration venait manifestement de la Constitution italienne, puisque l’on revendiquait un « pouvoir législatif en un certain nombre de matières d’intérêt régional. Ce pouvoir s’exerce dans les limites des principes fondamentaux établis par les lois de l’État ; il ne peut aller à l’encontre de l’intérêt national. »
 

Une vision qui s’affirme et évolue

L’idée d’une « autonomie interne » revient en 1973 dans un contexte tendu, marqué par les refus gouvernementaux 1/ d’autoriser l’enseignement facultatif de la langue corse, 2/ d’ouvrir une université dans l’île, 3/ et d’intervenir résolument auprès du gouvernement italien afin de faire cesser les rejets de déchets chimiques de l’entreprise Montedison. Ces positionnements étatiques étaient d’autant moins compréhensibles qu’il était peu coûteux d’agir autrement et que les deux premiers ont été remis en question au bout de quelques mois. Quoi qu’il en soit, ils ont suscité beaucoup de colère et motivé une radicalisation sensible du mouvement.
En janvier 1973, A chjama di u Castellà, signée par tous les acteurs régionalistes à l’exception de l’ARC, présente l’autonomie interne comme le but de la mobilisation. Toutefois, le grand changement ne se situe pas là mais dans le basculement du régionalisme au nationalisme. Il n’est plus question de défendre les intérêts de la Corse en tant que région française, il s’agit d’affirmer l’existence d’une communauté politique, le peuple corse, qui « a reçu de la nature et de l’histoire le droit inaliénable d’être maître de son destin et de son sol, l’île de Corse ».

L’année suivante, l’ARC, devenue Azzione per a Rinascita Corsa, publiera un ouvrage tout simplement dénommé Autonomia, dans lequel elle précisera sa vision de l’autonomie. D’un côté, celle-ci « doit être la conséquence de la reconnaissance juridique de l’existence du peuple corse ». D’un autre côté, le « domaine interne », celui de l’autonomie, doit bien permettre de définir et de conduire un projet de développement alternatif.
Pour cela, il « doit inclure toutes les matières sur lesquelles s’est exercée ou menace de s’exercer l’action colonisatrice et spoliatrice contre laquelle le peuple corse, pour assurer sa survie doit se défendre. Ce critère revient à énumérer tout ce qui touche à la mise en valeur générale de la Corse, au point de vue économique, social et culturel : agriculture, tourisme, industrie, artisanat, domaine foncier, marché de l’emploi, enseignement de tous niveaux, formation professionnelle, patrimoine culturel. Par voie de conséquence doivent relever du domaine interne, tous les moyens de cette mise en valeur générale : infrastructure, commerce intérieur et extérieur, services publics… […]. Sur toutes ces matières, la Corse autonome doit jouir des compétences qu’exerce actuellement l’État, c’est-à-dire les compétences législative, exécutive, administrative, financière et juridictionnelle. La Corse doit pouvoir, dans le domaine interne, voter les lois, les exécuter, prendre les décrets et règlements d’application, sanctionner les infractions. »

Cette vision très extensive, voire maximaliste, de l’autonomie n’a pas empêché beaucoup de nationalistes de se convertir à l’indépendantisme, voire de dénoncer l’autonomie comme un piège grossier, qui ne changerait fondamentalement rien à la tutelle française et aurait pour principal effet de renforcer les notables corses au détriment des catégories populaires. Il n’empêche que cette perspective autonomiste a toujours conservé des fidèles, et qu’elle a acquis un relief nouveau en décembre 2017, lorsque la coalition nationaliste Per a Corsica a rassemblé plus de 56% des suffrages exprimés aux élections territoriales, en se donnant pour mission de concrétiser cet objectif-là.
 

Quelle place pour l’autonomie dans le cadre national français?

Si la France d’outre-mer expérimentait depuis bien longtemps des formes diverses d’autonomie – aux Comores, en Polynésie, en Nouvelle-Calédonie, à Saint-Martin, etc. –, l’idée d’une expérience métropolitaine de l’autonomie devenait soudain beaucoup plus légitime. Le 8 mars 2018, l’Assemblée de Corse a adopté une délibération précisant cette demande. Suivant l’article 1er :
« La Corse est une collectivité territoriale à statut particulier dotée de l’autonomie.
Ce statut tient compte des intérêts propres de la Corse au sein de la République, eu égard à son insularité dans l’environnement méditerranéen, à son relief et à son identité linguistique et culturelle.
Il est défini par une loi organique, adoptée après avis de l’Assemblée de Corse, qui fixe :
1° Les compétences exercées par la collectivité de Corse ;
2° Les matières, relevant de la loi et du règlement, relatives à la protection du patrimoine foncier, au statut fiscal, à la préservation des particularités linguistiques et culturelles de l’île, au développement économique et social, à l’emploi, à la santé et à l’éducation, notamment, dans lesquelles la collectivité est habilitée à définir les règles applicables, à l’exclusion des matières énumérées au quatrième alinéa de l’article 73, précisées et complétées, le cas échéant, par la loi organique ;
3° Les conditions dans lesquelles les lois et règlements portant sur des matières non mentionnées à l’alinéa précédent peuvent faire l’objet, le cas échéant, par la collectivité de Corse, d’adaptations tenant aux caractéristiques et contraintes particulières de la Corse; […] »
 
Forts de leurs 56% des voix (et de la prime majoritaire attribuée à la liste arrivée en tête), les nationalistes n’ont eu aucune difficulté à faire adopter cette délibération. Toutefois, il faut noter que le groupe proche du Président Macron, conduit par Jean-Charles Orsucci, s’est prononcé pour une variante de cet article 1er , où l’emploi, la santé et l’éducation étaient retirés du champ des compétences territoriales.

Deux éléments ressortissant au point 2° doivent être précisés. D’un côté, les « matières énumérées au quatrième alinéa de l’article 73 » renvoient à ce que l’on peut qualifier de champ régalien. Ce sont les matières législatives s’agissant desquelles il a été constitutionnellement exclu que le législateur puisse habiliter les départements et régions d’outre-mer à adopter des règles. Ces matières sont « la nationalité, les droits civiques, les garanties des libertés publiques, l’état et la capacité des personnes, l’organisation de la justice, le droit pénal, la procédure pénale, la politique étrangère, la défense, la sécurité et l’ordre publics, la monnaie, le crédit et les changes, ainsi que le droit électoral ».

D’un autre côté, lorsqu’il est écrit que « la collectivité est habilitée à définir les règles applicables », il s’agit bien d’intervenir dans le domaine législatif. Il est préalablement indiqué qu’il s’agit de matières « relevant de la loi et du règlement », et la même formulation est utilisée pour la plupart des collectivités d’outre-mer, comme Saint-Pierre-et-Miquelon.
En théorie, la règle adoptée par l’Assemblée de Corse ne serait pas formellement législative mais se substituerait de plein droit à la loi nationale, ou pour le moins adapterait cette dernière. En pratique, les choses seraient plus compliquées.

D’une part, même si l’Assemblée de Corse était compétente en ces matières, les règles qu’elle adopterait seraient soumises à des normes hiérarchiquement supérieures du point de vue juridique. Ainsi, les lois du pays polynésiennes doivent être conformes à la Constitution, aux lois organiques, aux engagements internationaux et aux principes généraux du droit. Cela laisse aux juges des marges d’interprétation importantes afin de limiter la portée de l’autonomie, notamment au nom de l’égalité des citoyens.
Par exemple, on peut difficilement croire que l’Assemblée de Corse serait seule compétente en matière fiscale, qu’elle pourrait avoir un système fiscal totalement à part du système métropolitain. La contribution à des impositions communes, même adaptée, est normalement la condition de la présence de services publics étatiques. Peut-on croire que la justice et la police en Corse seraient intégralement financées par les autres citoyens français ? Une autre possibilité serait l’adoption du modèle basco-navarrais du cupo, somme négociée par les autorités nationales et provinciales afin de pourvoir au financement des charges de l’État dans ces quatre provinces d’Espagne. Néanmoins, cette hypothèse me paraît plus difficile encore à faire accepter à un gouvernement français.

D’autre part, concevoir les « matières » comme des ensembles homogènes et indivisibles est hors de propos. Par exemple, l’environnement concerne aussi bien le nettoyage des plages que la gestion des déchets nucléaires. À partir de là, il y aura nécessairement une négociation difficile à conduire sur les domaines sur lesquels la compétence autonome de l’Assemblée de Corse pourra concrètement s’exercer.
Pour conduire au mieux cette négociation, il sera essentiel de définir plus précisément ce que l’on entend faire de son autonomie, les politiques que l’on souhaite mener grâce à elle. Quelle que soit l’issue institutionnelle, les élus et la société corses ont tout intérêt à s’investir dans ce débat relatif au devenir de l’île. Disons même, sans crainte, que c’est là que doit commencer l’autonomie.
 
Dimanche 17 Avril 2022
André Fazi