Comprendre notre société par ses flux



On parle de plus en plus souvent du métabolisme d’une société, et ce concept, emprunté à la biologie, apporte un éclairage sur la matérialité de nos modes de vie, notre rapport aux autres territoires, ainsi que les inégalités et conflits de pouvoir qui les caractérisent. Le lien entre sciences naturelles et sciences sociales devient toujours plus pertinent pour identifier les dysfonctionnements… et tâcher de les corriger. Christine Natali, propose de regarder la situation de la Corse à travers la question des flux de matière et d’énergie qui nous traversent.



Lisanne Hoogerwerf, Glorious Curves- Reflections of a Silent Journey
Lisanne Hoogerwerf, Glorious Curves- Reflections of a Silent Journey
Tous les écosystèmes sont traversés par un flux de matière et d'énergie. La source principale d'énergie est le rayonnement solaire : la production primaire est assurée par les végétaux grâce à la photosynthèse qui produit la biomasse végétale ; ensuite, les maillons successifs de consommateurs constituent les chaînes alimentaires au terme desquelles se trouvent les décomposeurs qui dégradent la matière organique en éléments minéraux. En écologie, on étudie le cycle du carbone, le cycle du phosphate... Au prix d’une grande dissipation d’énergie, la matière est toujours recyclée en quelques heures ou en millions d’années « rien ne se perd, rien ne crée, tout se transforme ». Et cela fonctionne ainsi depuis l’apparition de la vie il y a 4 milliards d’années.
Les systèmes que sont nos sociétés s’inscrivent dans ce grand processus. Depuis la Révolution industrielle, le charbon puis le pétrole fournissent l’énergie nécessaire. Le secteur primaire, agriculture et extraction minière, assure la production des matières brutes, le secteur secondaire les transforme via l’artisanat puis l'industrie et fournit les consommateurs.

Le grand emballement

Jusqu'aux Trente glorieuses, le frigo durait 30 ans, un journal servait à emballer où à allumer la cheminée, l’escalope de veau avait parcouru quelques dizaines de kilomètres du champ à l’assiette en trois maillons : l’éleveur, le boucher et la ménagère…. Les chiffonniers, les commensaux récupéraient les miettes. Puis les flux jusqu’alors assez ténus, se sont ouverts à vau-l’eau avec justement l’eau et le gaz à tous les étages, le doublement de la population mondiale et une nouvelle fureur de vivre : consommer.
Penser le maillon des décomposeurs s’impose alors avec le flux de matière non dégradable, notamment le plastique. L’incinérateur est la solution miracle au débordement des décharges, l’ultime étape au flux porté à grande vitesse : les hydrocarbures piégés dans le sol depuis 400 millions d’années sont extraits, transformés en sacs plastiques instantanément jetés ; la matière gaspillée est restituée en énergie et mâchefer - matière lourdement minérale - et parallèlement,  l’industrie du recyclage fait passer un hoquet sur le flux pour un cycle vertueux.
Pour qu’une minorité gagne plus, il faut faire tourner toujours plus vite, toujours plus loin, la roue de la fortune. Elle exploite là-bas une main d’œuvre sous-payée grâce à un coût de transport bien inférieur à la rémunération digne du travail ; quand la pub, la mode, l’obsolescence programmée promeuvent « compra, tronca è ghjetta », quì dinù.
L’homo œconomicus avisé commande depuis son canapé et exige d’être livré d’un écran télé plus grand, comme d’une pizza, dans les 20 minutes. Nos indispensables ustensiles du bonheur en plastoc chinois arrivent sur des porte-conteneurs qui chaque année pulvérisent encore les records de gigantisme : plus de 200 000 tonnes de jauge et 400 mètres de long ! Imaginer que l’industrie des engrais et des lessives brasse plus de phosphate que l’ensemble des écosystèmes terrestres et océaniques réunis est juste vertigineux. Dans ce système mondialisé, les flux de matière et d’énergie s’emballent, les ressources s’épuisent et la terre entière est jonchée de détritus. Le système dissipe une énergie folle, ça chauffe, ça surchauffe jusqu’à que littéralement la maison brûle.

Allora, avà chì femu ?

Aborder les flux par le prisme de l’action citoyenne, c’est bien sûr chercher à revenir à des échelles spatio-temporelles raisonnables. Dans une société qui reste atomisée, individuelle, l’homo œconomicus opère ses choix éclairés d’abord pour ses intérêts propres – sa santé – et progressivement pour des intérêts plus collectifs (moins de déchets, bilan carbone, label équitable). Pétri de bonne volonté, il privilégiera le « cycle le plus court », le moindre emballage. Eu égard aux diverses contingences de disponibilité, de prix (« écolo-gogo » : dans mon supermarché, ma lessive conditionnée en recharge écologique est plus chère qu’en bidon). Le préposé aux commissions poussera son caddy vers les rayons « produits locaux », bio, voire sacralisera son samedi matin pour se fournir au marché des producteurs...
Sur le climat, alors que l’été qui s’achève nous a donné l’amer avant-goût de ce à quoi il faut se préparer, l’impact cumulé de toute la communauté insulaire - quand bien même nous serions tous devenus parangons de vertu - sera dérisoire. L’objectif poursuivi, c’est d’optimiser notre capacité à encaisser les impacts locaux de ce nouveau régime climatique. La technologie est une option séduisante, elle a réponse à tout, du tac au tac : on peut dessaler l’eau de mer, installer la clim dans toutes les écoles et l‘allumer dès avril - on climatise bien les stades de foot ! – et, bien assurés pour les aléas, on continue à mesurer notre réussite au nombre de nuitées.

Encore combien de temps et à quel coût ?

En alternative, l’écologie territoriale engage d’abord une re-définition de la réussite du territoire selon de nouveaux critères : ceux de résilience face aux changements climatiques, de subsistance, de solidarité. Ce sont des programmes de verdissement et de désimperméabilisation des sols au niveau des poches de chaleur urbaine, de services de transport en commun, de formation des métiers du bâtiment à la rénovation thermique, de gestion de l’eau maintenant que nos sommets ne stockent plus la neige, de stratégies de soutien aux productions agricoles… Elle est entre les mains du politique.
Aborder les flux par le prisme des communs rompt bien plus profondément encore avec le mode de pensée néo-libérale, individualiste, mais aussi avec la démocratie représentative. La question de l’échelle est reposée pour chaque enjeu : quel est le territoire pertinent pour se re-saisir dudit flux ? Mais le territoire n’est pas un périmètre géographique ou administratif fixé, c’est l’espace habité par une communauté concernée, une communauté d’acteurs sur son « espace d’intéressement » dirait Bruno Latour. C’est dans cet interstice que nous pouvons enfoncer le coin : entre l’action individuelle, nécessaire mais insuffisante, et la mise en œuvre du grand plan, déléguée à nos élus, et toujours attendue.

Prenons le flux de nos ordures… Où faire le trou ?

Pour le résident en pays ajaccien peu importe, pour peu qu’il se situe au-delà du col St Georges, de celui de Vizzavona ou de San Bastianu, c’est-à-dire « not in my backyard  ». Répondre à la question « où faire le trou ? » par le prisme des communs c’est faire le trou là où la communauté des usagers aura grand intérêt à ce qu’il dure longtemps pour ne pas être contrainte d’en faire bientôt un second, plus grand ; soit précisément « in our backyard ». Un trou pour le Grand Ajaccio, un trou pour le Grand Bastia, un pour la Balagne, l’Extrême Sud et le Centre corse (pour mémoire, un trou par micro région, c’était le « grand plan » interdépartemental de gestion des déchets de 1992). Les coûts de transport évités pour rallier l’unique centre d’enfouissement ou l’incinérateur - de la Corse dont personne ne veut dans son jardin pourrait être affecté dans les investissements - nous dit-on plus coûteux - de ces équipements plus petits ainsi qu’à la réduction des ordures à la source, pour laquelle nous serions alors bien plus motivés.

La réduction à la source, le maillage des composteurs collectifs de quartier peut y contribuer. Où poser le composteur ? En bas de la rue, encore un peu plus loin, la boîte est un service public ; de la mairie ? de la communauté de communes ? du SYVADEC  ? On ne sait pas qui touille de temps en temps, qui rapporte le co-produit : le carton ou copeau de bois nécessaires au processus… En fait on ne sait même pas qu’il faut un entretien pour obtenir un processus. Au pied de l’immeuble, c’est l’objet affecté aux quelques résidents. À quelles conditions de compétence / formation des usagers et d’accompagnement de la Collectivité, ce composteur peut-il être pris en charge en commun par les riverains ? S’il est au cœur d’un jardin partagé, c’’est plus facile : la corvée de poubelle devient une visite au jardin ; on en profite pour un brin de causette avec les jardiniers. Ces derniers sont motivés pour en assurer avec soin le suivi, ils récupèreront le compost pour amender leurs plates-bandes. Le potager en pied d’immeuble fait des envieux, pourquoi lui en dispose et pas moi ? Il y a la place pour en faire un autre… Oui, mais sur l’emprise du parking ! ça se discute, ça se dispute… Il faut délibérer. Qui a voix au chapitre ? Le seul propriétaire du parking ? Le locataire du rez-de-chaussée, dont la fenêtre s’ouvre sur l’emprise ? Qui est l’arbitre ?
Voilà le processus. Le déchet fermentescible a pris du galon, c’est désormais une ressource. Les riverains revendiquent l’occupation, la gestion et la valorisation d’une emprise publique ou indivise entre copropriétaires. Ces nouveaux usages sont susceptibles de créer de nouvelles nuisances, déviances, que les usagers désormais parties prenantes doivent gérer démocratiquement pour pérenniser l’accès équitable aux espaces communs, aux ressources. Pour chaque lieu, pour chaque flux, pour chaque communauté la solution, l’organisation sera singulière. Chaque groupe aura grand intérêt à s’inspirer des innovations des voisins mais se gardera bien du « copier-coller » mimétique.
Lors de la dernière Assemblée Générale du CPIE d’Ajaccio, je questionnais Isabelle, cheville ouvrière de la pose à la transformation du « composteur au fond de la copro » en « jardin nourricier et convivial » d’une petite résidence à Pietralba.
Moi : « Mais qu’est-ce-que mes collègues vous ont apporté - que vous ne sachiez, ayez déjà - pour que ce projet de jardin partagé devienne cette réalité, cette réussite ? »
Isabelle : « …..,  ……,  …..,  …..,  Vous nous avez fait réfléchir collectivement. »
C’est la condition sine qua non pour envisager la possibilité d’une bifurcation. À l’échelle de l’entreprise, de la copropriété, de l’école, du quartier, du hameau, de la commune, d’un bassin versant … Un collectif peut se saisir d’une ressource, d’un espace, d’un service et imaginer sa gestion en commun. Pour ce faire, on se parle. C’est déjà ça.

 
Samedi 24 Septembre 2022
Christine Natali