Contre le déménagement du territoire - Tuminu et moi



Parmi les grandes cibles de la Modernité, le lien au lieu assurément. Plus la mobilité devenait l’étendard de l’émancipation, moins il faisait bon proclamer un attachement à un territoire. Pourtant et parce que cette relation est fondatrice, elle n’a jamais cessé d’être célébrée. Maddalena Rodriguez-Antoniotti est historienne de formation, mais c’est du côté de la géographie intime voire de la géopoétique que s’élabore son écriture. Elle nous livre ici le portrait délicat de sa relation à Tuminu, village du bout du Cap.



Carte postale ancienne de Tuminu, Mairie de Tuminu
Carte postale ancienne de Tuminu, Mairie de Tuminu
Comme tout le monde, j’ai eu des grands-parents. Ange Etienne et Marie-Madeleine étaient nés au Niolu et y vivaient. Golu y coulait sous le même soleil que celui de leurs ancêtres. Lui, en ces altitudes, était berger et avait, bien entendu, l’habitude de transhumer. Avec ce goût d’air libre qui habite tout nomade. Marie-Madeleine souvent l’accompagnait. Il n’a pas vécu très vieux (la Grande Guerre avait fait son travail) mais il a eu pas mal d’enfants. Il appartenait à cette « classe ennemie de l’ordre », à cette « fourmilière ambulante » combattue avec âpreté (plus particulièrement dans le sud de notre île) par les sgiò et autres propriétaires fonciers. Si je ne l’ai pas connu, j’avais entendu dire, dans ma petite enfance, qu’il aimait prendre ses quartiers d’hiver à Tuminu. La montagne desserrait alors son étreinte et, parvenu sur le vert promontoire de Stuppione, il pouvait regarder la mer envelopper l’île d’un collier d’écume. Par des matinées douces et bleues, face à l’ampleur de l’horizon, nul doute qu’il n’ait cessé en quelques instants secrets d’avoir résolument les pieds sur terre…

J’ai voulu, un beau jour, rouler vers ce village. Á l’épreuve d’infinis tournants. De ceux qui retardent et amplifient la sensation d’arriver « quelque part ». Le vent s’en donnait à cœur joie. Il traîne souvent aux extrémités de l’île et peut sans vergogne fatiguer le rivage. Ce jour-là, il remuait continûment les couleurs des arbres. Le hameau perché disait pourtant oui à l’été sous la radieuse monochromie des cieux. Épure et plénitude. Ciel et terre et ciel encore. Et en moi, la délicieuse envie de faire des recherches dans le bleu. Autrement dit de m’y désaltérer. Mais comment peindre aussi beau que cela ?

Délivrée de ces hâtes qui aveuglent, j’ai rôdé dans Tuminu où je n’avais encore jamais mis les pieds. Sans d’abord voir plus loin que le bout de l’instant. L’air sur la peau. Comme si ce village (l’île entière) n’avait que des origines, j’allais de la confrérie à un tombeau, de l’église (baroque) à un clos d’oliviers. Pour aboutir (qui l’eût crû ?!) à un lavoir perdu et à ses murmures de source pour seules nouvelles. Alentour, jardins, murets et chênes en sentinelle. Au-delà, la chambre vert sombre du maquis et toute une vie silencieuse de sentiers inaccessibles. Tous mots de passe sur l’écorce de l’univers dont l’usage commun est bel et bien évanoui. Il est vrai que subjuguer vaut mieux que contraindre.
C’est ainsi que mimétisme et rationalité cynique ont silencieusement imposé leurs « mutations ». Soixante-dix pour cent de la population insulaire ne vit-elle pas à présent sur le littoral, entre « zones » urbaines, commerciales et industrielles ? Un déménagement du territoire mettant en péril les armatures mêmes du réel. Fissure dans le trop plein des choses : aurons-nous la force de faire revivre les bruyères quand elles ne seront plus ? Ici comme ailleurs, face à une désolation semée impunément au nom du profit, est-il possible que les dernières chances apparaissent alors comme accrochées à la rose des vents ? Giono disait que se guérir de la peste, ce n’était pas retourner en arrière, c’était revenir à la santé, c’était se retirer du mal. Que l’intelligence, c’était de se retirer du mal.

Sans doute parce que les rafales du libecciu ne faisaient pas l’affaire, c’est la porte ouverte du tombeau qui m’a attirée. Tout autour, l’herbe visiblement ne cessait d’y croître. En évitant les faux pas, je pénétrais l’ombre tenace où les mots se taisent. Où rien ne saute aux yeux. Happée par une forte odeur sédimentaire. Avant naissance et après mort conjointes. Les pierres des morts ont coutume de pleurer sur le passé. Combien d’angoisse et de douleur sous cette paix du contre-jour ? J’écoutais ce qui parlait sans parler. Sommeil, rêves, ex-votos. Discrètement, j’auscultais les plus ténues variations de l’ombre. Un nom : Joseph Orlandi. Des statuettes de la Vierge en garde rapprochée. Un balai, une pelle. Quelques piquets de châtaignier. Et en levant les yeux, comme un fond assoupi de fresques. Tout un ciel en demi-teintes était là, nuageuse ébauche où affleuraient, ocres et bleues, des traînées de pigments. Presque j’entendais John Constable dire : « j’ai fait un peu de ciellement… »

Au beau milieu de cet envol recueilli, la photographie d’un matelot. L’image, rebelle à l’oubli, d’un marin ayant probablement laissé une maison derrière lui et squattant mystérieusement la dernière demeure d’un autre. Le silence s’emplissait d’échos. Il en avait été de même, un jour à Bunifaziu, en l’extrême sud du sol corse où, comme au Cap, la terre tangue si bien entre ciel et mer. Où, dans un voyage, fût-il immobile, on entre en Méditerranée. L’ici et l’ailleurs soudainement confondus. Une évidence qui viendrait de loin, rappelant nos plus authentiques émois. « La mer, la mer toujours recommencée…/ Le vent se lève ! Il faut tenter de vivre ! », confiait Valéry.

Comme à Tuminu, le vent soufflait, brossant vigoureusement les flots. Le même que celui qui gonflait la voile d’Ulysse, escorté de tous les oiseaux venus de la vague. Cet après-midi-là, je parcourais, à pas lents, les sentes du cimetière marin. Les rares autres promeneurs y circulaient comme en ville. Insensibles au nuancier des vieilles pierres. À l’odeur de mer et d’eau bénite. Les gens de peu gisaient au centre du campu santu, sur un terre-plein semblable à une place de village. Quelques croix y étaient disséminées. Rien à voir avec les arrogantes préméditations de tous les autres mausolées : des pyramides de granit entassées sur des épiciers, des sarcophages de marbre sur des armateurs. Pour parler comme Flaubert, au jour du jugement ceux qui ont le plus de pierres sur eux ne seront peut-être pas les plus prompts à monter au ciel, chargés qu’ils seront du poids de leur orgueil. 
 

En pleine lumière, l’une de ces croix, exténuée, avait retenu mon regard. Sans nom aucun mais protégée par une ceinture de pierres moussues formant un cœur. Au beau milieu de cette aire minuscule était posé un pavé de calcaire. Malgré les herbes folles, on y lisait en lettres majuscules : LIBRE. Le monde avait semblé soudainement descendre des quatre horizons confronter son destin avec celui plus obscur de l’être humain. Comme à l’autre bout de l’île, au Cap, le tellurique et le fragile se répondaient. S’interrogeaient. Je songeais à mon grand-père qui n’avait pas osé lancer vers le ciel les dés de l’existence et avait, jusqu’au bout, « fait son devoir » : arraisonné par la folie chronique des nations, il n’avait quitté son île que pour servir une « mère patrie » qui n’était pas la sienne. Une patrie, oublieuse, comme toutes les patries, que les hommes ne sont la matière première que de leur propre vie.

Au sortir du tombeau, les branches s’agitaient plus que jamais sur le ciel. J’avais dans les yeux la photo du matelot. Un matelot qui, pour ne pas avoir à battre toujours les mêmes cartes, avait probablement recherché au loin la haute note bleue qu’il prêtait au mot aventure. L’expérience avait probablement tordu le cou à la métaphore. Et d’autres rives accostées lui avaient sans doute appris que les gens d’Europe avaient mis en coupe réglée les continents connus et cadastrés. Qu’on y volait comme dans un bois. Que la mort y faisait quotidiennement ses emplettes. Tout comme Dominique Cervoni, le marin capcorsin ami de Joseph Conrad, ce matelot n’était pas un prédateur et à ce compte-là ne s’était pas enrichi. Il reposait désormais sur sa terre natale, comme s’il avait retrouvé une vieille habitude qui l’empêchait d’être perdu.

Un berger, un marin. Enfants d’une même île. D’un Janus de pays. Deux destins sous le signe de la Relation et du Tout, proches de la physique de l’univers. Hélant courtoisement qui la terre et qui la mer, se seraient-ils accommodés de cet avatar d’une version du paradis, absurdement ratée, qui serait (au dire de Césaire) bien pire qu’un enfer et qui est la nôtre aujourd’hui ?

 
Le berger s’appelait Ange-Étienne Castellani. Le marin, Alphonse Minicucci. D’un homme du peuple à l’autre, l’orbe bleu d’un après-midi à Tuminu et quelque chose en plus.


 

Historienne de formation, Maddalena Rodriguez-Antoniotti est peintre, photographe et essayiste. Dernier livre paru : Histoires passagères, éditions Dalva

 
Jeudi 1 Mai 2025
Maddalena Rodriguez-Antoniotti