Corsitude, Mutatis mutandis ?


Sous les oliviers de Monticellu, Dominique Taddei pense la Corse dans le monde et la Corse dans l’histoire. A la manière d’un Fernand Braudel, ses analyses embrassent le temps long et conjuguent plusieurs disciplines pour dessiner un regard sur l’identité corse, sa construction, ses transformations et ses ressorts.



Tomba, Tonì Casalonga, 2013. Huile sur bois 60x81 cm
Tomba, Tonì Casalonga, 2013. Huile sur bois 60x81 cm
Au risque de schématiser, on peut distinguer quatre phases dans l’histoire des relations entre la Corse et la France:

1/ La phase de l’annexion par la monarchie bourbonnienne et d’un début d’assimilation (1769-1788). Nous n’y insisterons pas ici faute de place, car la France, dans toutes ses composantes, devait par la suite en abjurer le caractère oppresseur, quand de Louis XVI à Robespierre, en passant par La Fayette et Mirabeau, tous honorèrent Pascal Paoli à Paris, au printemps 1790, au retour de son exil londonien, en route pour son île.
 
2/ Un mariage d’amour entre les idéaux des deux révolutions issues des Lumières entre l’été 1789 et 1793. C’est une courte période, difficile à bien caractériser. Pour en comprendre la genèse, il faut se reporter au débat de l’Assemblée Constituante du 30 novembre 1789 qui vote, à la demande de tous les insulaires, que la « Corse est une partie de l’Empire français » ; et, dans la même séance, il est décidé que Pascal Paoli et les siens sont réhabilités et que cesse leur exil. Il faut aussi reprendre les conditions triomphales de retour du général, à travers toute la France, puis sur le sol corse même, à Macinaghju, le 14 juillet 1790, jour même de la fête de la Fédération à Paris. Mais il faut aussi rappeler que les nuages de la discorde s’amoncelèrent progressivement, dès le printemps 1791, et que les raisons du divorce sont, comme souvent, complexes : la Révolution, de plus en plus, dominée par des républicains jacobins s'éloignaient par trop de la philosophie politique de Paoli ; et, dans l'île, l'aile la plus activiste  de ces derniers - les frères Arena et les frères Bonaparte -, excités par une certaine sous-estimation de Paoli, accélérèrent une rupture, qui aurait pu ne pas survenir avant Thermidor. A défaut d’un travail définitif des historiens, ce qui nous importe pour le moment, c’est non seulement que cette période ait eu lieu, mais que, passé l’intermède du Royaume Anglo-corse, les retrouvailles entre la Corse et la République Française se firent, non plus sous les auspices d’un dialogue entre deux révolutions sœurs, mais sous celles de la gloire militaire naissante de Napoléon Bonaparte.
 
3/ L’intégration dans l’empire français et le déclin identitaire et démographique de la Corse (1797-1962) : cette intégration reposait sur une conception impériale et coloniale des relations entre les peuples. L’extraordinaire épopée de Napoléon Bonaparte, si elle a bouleversé la France et une grande partie de l’Europe (à commencer par l’Italie), a évidemment marqué une rupture à nulle autre pareille dans la conscience insulaire. Ceux qui, deux générations plus tôt, au péril de leur vie, revendiquaient (pendant 40 ans), la possibilité d’un minimum de promotion sociale à une cité génoise en déclin ; ceux qui, moins de 10 ans plus tôt, demandaient au moins à être considérés comme des Français à part entière et surtout à ne pas retomber dans le statut de sujets de la République, qui n’avait plus de Sérénissime que le nom ; ceux-là mêmes ont désormais l’un des leurs à la tête de l’Etat français, bientôt tout puissant, proclamé Empereur par le Pape, entrant en vainqueur dans les plus grandes capitales européennes jusqu’à Moscou : auprès de lui, trônent, rois de toute l’Europe, sa famille et, plus largement, son clan, corse ou étendu à « la Corse ». Et même après sa chute, la formidable aventure ne pouvait manquer de continuer à marquer durablement les esprits des Corses, comme elle le faisait d’ailleurs dans toute l’Europe, d’autant plus qu’il y avait eu, entre temps, le retour de l’île d’Elbe et qu’il allait y avoir, une génération plus tard, la réplique, au sens tellurique du terme, du second Empire. Or, durant ce dernier, encore plus que durant le premier, les Corses occupent désormais les postes les plus prestigieux de l’Etat français, bien au-delà de leur importance effective. 
 
On y perdrait sa vieille identité insulaire pour moins que cela, au niveau des individus comme à celui de tout un peuple, ou du moins d’une partie importante de ce qu’il en reste : L ’Ajaccienne n’est-elle pas désormais présentée, aux continentaux et à nombre d’insulaires, comme l’hymne corse ? La farouche volonté ancestrale de ne plus être considérés comme inférieurs s’est muée en deux générations en tentation de se croire supérieurs. Les éternels colonisés deviennent de fiers colonisateurs à Paris, puis dans tout l’empire, c'est-à-dire potentiellement le monde entier : le déclin de la Corse va être, pendant un siècle, la contrepartie de la réussite des Corses émigrés.
 
Car, dans le même temps, pour cette raison, mais aussi bien d’autres, qui font que l’essor industriel d’une nation a toujours pour effet de vider les régions rurales, et que l’accumulation du capital concentre les richesses au détriment des périphéries, la Corse est atteinte d’une hémorragie presque mortelle. Dans une Europe en pleine expansion - y compris les autres îles méditerranéennes - elle perd plus d’un tiers de sa population et notamment une part grandissante de sa jeunesse. Quant à ce qui lui reste d’élite locale, tout en adaptant son clanisme pluriséculaire, sous la forme plus politique du clientélisme, elle se plie à une acculturation grandissante, interdisant la langue à l’école, quand ce n’est pas à la maison, car pour réussir il faut d’abord bien parler le français, avec le préjugé ancien, suivant lequel l’apprentissage d’une langue nuit à la maîtrise d’une autre... Dans ce contexte, les Corses restés sur place se trouvaient cantonner à la perpétuation de quelques archaïsmes (clanisme, machisme, violence), dont on sait qu’ils n’ont rien de particulièrement identitaires, puisqu’on les retrouve sur tous les continents.
 
C’est dire le caractère déterminant des phénomènes migratoires dans l’évolution contemporaine de la Corse. Jusque vers 1850, la question démographique avait été principalement une affaire d’excédent ou de déficit, dit naturel, des naissances sur les décès, surtout rythmés par les guerres et les épidémies. Mais, depuis un siècle et demi, la principale variable démographique de l’île est devenue le solde migratoire, qui joue désormais un rôle essentiel dans l’évolution de l’île et les sentiments identitaires de ses habitants. On le sait, l’ancienne Corse, vidée de sa substance humaine, entre la deuxième moitié du XIXe siècle et le milieu du XXe, est presque morte d’une hémorragie séculaire, causée tout à la fois par les bouleversements du monde (l’industrialisation, le capitalisme, le colonialisme[[1]] et les guerres  mondiales…) et son impossibilité de s’y adapter : bientôt, la Corse n’eut rien d’autre à exporter que ses enfants…
 
L’île tombe, en trois quart de siècle à l’autre, de 300 à moins de 200 000 habitants, du fait essentiellement de l’émigration. Encore, ce dernier chiffre est-il gonflé par des maires, tentant de sauver leurs dernières subventions ; de plus, ce chiffre global ne révèle pas le vieillissement accéléré de ceux qui sont restés. Suivez, à partir de 1850, les registres des naissances et des décès de n’importe quel village insulaire et comparez le déficit, par rapport au demi-siècle précédent. Partout, et d’abord dans la (relativement) riche Balagne oléicole, l’hémorragie est telle que, contrairement aux idées reçues, celle occasionnée par la guerre de 14-18 ne fera que la prolonger, sans qu’elle cesse ensuite jusqu’aux années 1960, au moins, pour l’ensemble de l’île, jusqu’à la désertification contemporaine du plus grand nombre de villages de l’intérieur. Avec cette hémorragie, s’éteignait tout ce qui mêlait dans son ancienne identité, ce qui n’était qu’archaïsme banal (quand il n’était pas universel : prédominance agricole et donc rurale ; domination masculine et, avec elle, violence, clanisme, etc.), avec ce qui lui était vraiment propre
 
4/ Le renouveau identitaire et démographique (jusqu’à aujourd’hui) et ses contradictions, sur lequel nous devons insister principalement.
 

[1] La Corse fut deux fois victime de la colonisation française : d’abord de sa réussite, qui vampirisa les plus audacieux de ses fils, puis ensuite de sa chute, qui les priva d’une perspective de vie, devenue comme naturelle : alors ces anciens colonisés (du temps de Gênes), transformés depuis un siècle et demi en fiers colonisateurs, ne purent depuis le début des années 1960 que se sentir à nouveau colonisés : comment concevoir, après des siècles, où la relation au dehors est fondamentalement de nature coloniale (que ce soit une réalité objective et/ou une perception collective), qu’elle puisse désormais relever d’une interdépendance entre égaux ? 

LES MUTATIONS DU DERNIER DEMI-SIÈCLE

Le dernier demi-siècle est celui d’une période radicalement nouvelle, même si ses caractéristiques principales n’apparaissent que de façon très progressive. Cette période gagne sans doute à être analysée en termes de contradictions dans l’ensemble de ses dimensions, culturelle, démographique, économique, sociale, écologique, politique, et même anthropologique :
 
Contradictions culturelles entre, d’une part, la poursuite du processus d’acculturation (recul de la langue et influence des mass médias américanisés) et, d’autre part, la réappropriation culturelle (Riacquistu) et une créativité nouvelle remarquable.
 
Contradictions démographiques entre l’incontestable redressement quantitatif et ses aspects qualitatifs, au moins problématiques (le métissage corso-continental quasi généralisé ; le développement de la résidence alternée sur la vie ou sur l’année), voire franchement préoccupants : des villages vers les banlieues, de la montagne vers la mer, avec leur corollaire, la désertification de l’intérieur et le mitage des territoires littoraux et agricoles ; ou, plus inquiétants encore, la négation de la diaspora marocaine (plus berbère qu’arabe), comme composante de la question corse, d’où le développement d’un apartheid de fait et les risques d’explosion raciste qu’il génère, etc.
 
Contradictions économiques : les tentatives d’apparition d’une économie alternative (de la Corsicada à la définition d’une économie de proximité, aussi identitaire que possible) contre les dérives d’une économie du tout tourisme, du tout-béton, de la spéculation et du racket (que nous appellerons le « syndrome varois »).
 
Contradictions sociales : l’élévation indéniable du niveau de vie moyen s’accompagne d’une aggravation ostentatoire des inégalités et de la précarité, ouvrant à la majorité de la jeunesse le dilemme entre une nouvelle domesticité et l’exil.
 
Contradictions écologiques, entre une évidente prise de conscience collective, propice à l’apparition de nouveaux modes de production, de transports et de consommation, et donc de vie, et l’intérêt immédiat des promoteurs immobiliers et des grandes surfaces, ou des énergivores inconscients, adeptes des piscines privées, des 4x4, de la « clim », etc
 
Contradictions dans le champ politique entre, d’une part, la perpétuation du clientélisme pluriséculaire et, d’autre part, l’émergence des mouvements sociaux et la recherche d’une nouvelle citoyenneté active, paritaire, anti-discriminatoire…, métissant la construction de la nouvelle corsitude et l’inscription dans les solidarités altermondialistes.
 
Contradictions anthropologiques enfin, entre les sexes, particulièrement au sein des nouvelles générations, où les filles, à partir d'une plus grande réussite scolaire, commencent à construire localement les conditions de la parité revendiquée à travers le monde, tandis que trop de garçons s'enferment dans le refus, parfois violent, de cette évolution inéluctable.

LES CONDITIONS D’UNE RENAISSANCE

C'est pourquoi, la renaissance corse, en tant que phase nouvelle de la construction de son identité, sera multi-dimensionnelle ou bien elle ne sera pas : elle sera culturelle, mais aussi démographique avec sa composante migratoire et les métissages qu’elle implique, économique, sociale, écologique, politique, anthropologique, etc. : l’affirmation de la corsitude, comme processus sociétal (au sens large) débouche donc sur une stratégie de transformation générale de la société insulaire qu’il s’agit d’envisager, puis de mettre en œuvre collectivement. Cette stratégie dessine des perspectives à long terme qu’il faut démocratiquement élaborer avec toutes les forces sociales, culturelles et politiques insulaires qui pensent que la politique française, pas plus que la pulitichella, ne pourront le faire par elles-mêmes.
 
L’enjeu, c’est que la population, croissante, de cette île exerce pleinement son droit à la différence et aux différences en son sein, et invente une corsitude pour les décennies à venir, une corsitude qui devra être sociale, écologique, citoyenne, anti-discrimination (qu’elle soit de provenance, de religion ou de sexe) et alter-mondialiste (et par conséquent alter-européenne).
 
Cette démarche n’est pas celle de la facilité. Pour l’exprimer de façon provocante, au-delà d’une langue et d’une mémoire collectives, si difficiles à sauver, que reste-t-il de corse, quand on a extirpé le machisme, la violence et le clanisme ? Nous savons maintenant que l’interjection Fora, taguée dans toute notre île, nous a fait marcher sur la tête, en ce qu’elle se présentait comme une volonté d’expulsion violente des « autres ». Nous devons la remettre sur ses pieds, comme l'a justement proposé la revue éponyme lancée par de jeunes intellectuels insulaires, en affirmant que la renaissance de l’identité corse, la corsitude de demain, passeront nécessairement par le dialogue et parfois par l’hybridation des civilisations et des cultures.
 
 
En guise de conclusion, un exemple d’individu multi-identitaire, proposé par Amartya Sen, prix Nobel d’économie :
« une même personne peut, sans qu’il y ait contradiction,
être femme, citoyenne américaine, originaire des Caraïbes,
 d’ascendance africaine, chrétienne, libérale, végétarienne,
 marathonienne, enseignante, romancière, hétérosexuelle ;
elle peut défendre les droits des homosexuels,
aimer le théâtre, militer pour la défense de l’environnement,
jouer au tennis, faire partie d’une formation de jazz
 et croire dur comme fer en l’existence d’une intelligence
 extra-terrestre avec laquelle il est plus qu’urgent
 de communiquer (de préférence en anglais) » 
 
 
Pour aller plus loin

Sur la période liée à la Révolution Française, découvrez la conférence de Francis Pomponi à Ile Rousse, le 1er août 2009.

 
Mardi 23 Mars 2021
Dominique Taddei