L’Université, vue par Francine Demichel


A l’occasion des 40 ans de l’Université de Corse, Francine Demichel a proposé un texte puissant et éclairant sur la nature de l’institution universitaire. Elle qui a été professeur de droit public, présidente de l’Université Paris VIII, directrice de l’enseignement supérieur au ministère et présidente de la Fondation de l’Université de Corse a livré un point de vue partiel et partial d’une longue expérience – plus de 60 ans – de l’espace universitaire. Comme l’a écrit Gilles Deleuze, « On écrit en fonction d’un peuple à venir et qui n’a pas encore de langage ». Ni pamphlet, ni récit de vie, ni enquête scientifique, « ces réflexions sont les traces d’une vie universitaire nomade et multiple au cours de laquelle j’ai aimé et j’aime toujours l’université. »



L’Université, vue par Francine Demichel
L’université n’est pas un lieu de pouvoir. Elle ne peut donc pas être l’auteur d’un Texte fondateur, d’une référence.
Ni institution d’État ni institution du marché, elle se situe en dehors du noyau normatif de la civilisation occidentale, en dehors de l’ordre dogmatique.
Ne relevant ni de l’ordre de l’État (et du pouvoir), ni de l’ordre du marché (et du profit), l’université se situe dans un espace propre, celui du savoir, hors domination ou compétition économique, qui crée un esprit critique, de la résistance, à travers un « patrimoine d’institution » spécifique.
Le savoir est un ordre dans le monde et hors du monde, adossé au désordre, nourri dans le désordre. Ecole de l’inexistence (ce qui compte dans le monde, c’est moins ce qui existe que ce qui n’existe pas), l’université est attentive aux évènements qui sont le pendant de l’existence.
Le savoir n’est pas un bien, une marchandise : il est inestimable, inappropriable, inévaluable, illimité. Il exige une mise en œuvre collective et inconditionnelle. Il est construit contre vents et marées par des chercheurs qui sont les nomades des temps modernes. Loin de la loi du marché, compulsive, déséquilibrée, rapide et violente, loin de la loi du pouvoir, séparatrice, reproductrice, bureaucratique, immobilisante et dépourvue d’imagination.

L’université est un milieu où les temps s’entremêlent, se chevauchent, se croisent, à plus ou moins grande vitesse, dans un tourbillon d’idées, de pensées, d’improvisation. Un espace où l’on se pose des questions avant de chercher des réponses, un espace qui fonctionne au don, à l’hospitalité.
Avant la généralisation du capitalisme financier, le don était associé à l’oisiveté, au luxe, à la fête, au gaspillage.
Avec l’université populaire démocratique, le don, devenir collectif, est associé au savoir à la raison, à l’excédent, à l’offre abondante face à la rareté économique. La logique n’est plus celle de l’avoir mais de l’être, non plus celle de l’objet marchand mais du sujet acteur, non plus celle de la production de biens, mais du surcoût de l’existence. On n’est plus dans le cadre de la rareté, mais de l’abondance non plus dans celle de la compétition, de la concurrence, mais de la cooptation, de la collaboration, de la coopération ; non plus celle de la rivalité, mais de la connivence.

L’université, c’est le cordon ombilical entre le savoir et le vécu, entre l’histoire et l’éphémère, le désordre. L’université est une institution libertaire, hétérogène, collégiale et confraternelle, pourvue d’un capital symbolique.
Le savoir dit le réel, mais il le dit sans violence, de manière agréable, selon le principe du plaisir. Il produit des représentations symboliques fortes.
Dans un espace social de luttes, l’université est un lieu hors conflit ; hors compétition.
Certes, l’économie du don, qui inspire l’action de l’université, reste surdéterminée par l’économie marchande. Le don exige du temps, du gaspillage, de l’énergie, de l’imagination. Il coûte du temps face à une économie générale du donnant-donnant.
Mais l’université doit rester ferme sur ses principes : l’excédent, le ruissellement, l’abondance, le surplus.
Bâtissant ses propres règles du jeu intellectuel, l’université peut développer ses fonctions sociales.
L’université n’est pas une opération de tri. Tout est offert.

 
Vendredi 29 Octobre 2021
Francine Demichel