L’affaire de Lugo di Nazza



Fin de saison. Au gré des festivals, concerts et autres animations, la musique a accompagné l'été, et le répertoire insulaire y a occupé toute sa place. Aujourd'hui évident, abondamment partagé voire mainstream, ce pan de la création corse a pourtant longtemps relevé d'une véritable contre-culture. pour mesurer le chemin parcouru, il n'est pas inutile de se rappeler qu' il y a un peu moins de 40 ans, un concert des Muvrini avait été déprogrammé au motif qu'il risquait de porter atteinte à l'ordre public. Pas vain de se souvenir que les CRS avaient barré l'accès au village pour éviter que le public ne se rende au concert. Tonì Casalonga, alors Président du Conseil de la Culture, de l'éducation et du cadre de vie, partage ses souvenirs.



François Desjobert
François Desjobert
Le 11 août 1984, à Lugo di Nazza, en milieu d’après-midi, j’ai entendu pour la première et, je l’espère, pour la dernière fois de ma vie prononcer, amplifiée et déformée par un mégaphone, cette phrase stupéfiante : « que les honnêtes gens se retirent, nous allons donner l’assaut ». Quelques heures plus tôt, nous étions à Ajaccio en réunion de bureau du Conseil de la Culture, de l’Éducation et du Cadre de Vie (CCECV) dans ce que l’on nommait encore le Grand Hôtel.
Ce n’était pas encore l’époque du téléphone portable pour tous, et pourtant nous avions été avisés qu’il était en train de se passer quelque chose dans ce village : un concert des Muvrini qui devait y avoir lieu dans la soirée, pour des raisons d’ordre public, avait été interdit par les autorités. Un escadron de CRS y avait été dépêché pour faire respecter la mesure, et comme de leur côté les Muvrini avaient averti leur public de leur volonté de tenir ce concert malgré l’interdiction, on pouvait craindre que se produisent des moments d’affrontement et de violence comme cela avait déjà été le cas récemment.

Il faut dire que l’époque était propice à la confusion entre les acteurs culturels et l’Armata di l’ombra, bénéficiant les uns comme l’autre soit d’une romantique auréole de sympathie chez certains, soit d’un violent rejet par d’autres. Les premiers, il faut à la vérité de le dire, représentaient la majorité de la population tandis que les seconds étaient la majorité des élus locaux. Ce schisme démocratique n’était d'ailleurs pas sans causer quelques troubles aux observateurs les plus avertis, qui craignaient non sans raisons une escalade, de provocations en réactions réciproques, qui pouvait potentiellement aller loin. On était déjà passés plus d’une fois près de la catastrophe, et il nous sembla que toutes les conditions étaient réunies à Lugo di Nazza pour qu’elle se produise.
L’un des membres du bureau du CCECV, qui était le seul à connaître les lieux, nous dit qu’il était facile de les transformer en souricière en bloquant, en amont et en aval, l’accès au village qui était tellement éloigné de tout ( !) qu’il serait difficile d’espérer y attirer une foule qui pourrait rendre le rapport de force favorable à la tenue de la manifestation. Il nous sembla en outre que, ayant déjà été mis en difficulté plusieurs fois ces derniers temps et ayant dû renoncer à l’usage de la force, il était vraisemblable que les autorités décident de marquer un point dans le combat qu’elles menaient contre les poètes et les musiciens qui portaient des messages, il faut bien le dire, de révolte.

Inquiets de ce qui pourrait se passer, et surtout désireux d’éviter le pire, il nous sembla alors que continuer de tenir une réunion de pure routine administrative dans les splendides locaux climatisés du Grand Hôtel n’avait pas de sens au moment où un drame pouvait se produire, dont notre jeunesse pouvait être victime. Nous décidâmes alors d’interrompre la séance et de désigner une délégation que se rendrait immédiatement sur place, après en avoir averti le Président de l’Assemblée de Corse, pour tenter de s’interposer et de remettre « à pena di sale in zucca » aux partis en présence.
Nous voilà donc, Charles Castellani, Guy Dongradi et moi, sur la route pour Lugo di Nazza où nous arrivons trois heures plus tard après avoir été arrêtés successivement par deux barrages de CRS que nous pûmes toutefois franchir en présentant nos cartes de membres du CCECV, mais surtout grâce au fait que la voiture de Guy, qui était maire de Scolca, portait collée sur le pare-brise une rassurante cocarde tricolore grand format.
Une fois arrivés au village, nous sommes impressionnés par le fait que, déjà, la souricière est en place et qu’une maigre foule est là, un peu désemparée mais déterminée, prise en sandwich entre deux triples cordons de CRS épaule contre épaule. Nous nous adressons au premier gradé que nous identifions, qui visiblement a été averti de notre arrivée, et il nous indique qu’une réunion est en cours à la mairie avec les organisateurs. Il nous fait signe de nous garer dans le sens du retour, sans doute pour nous indiquer l’éventualité d’un départ en urgence.

Nous arrivons à la mairie, où nous trouvons Jean-François Bernardini en grande discussion avec le maire, pour tenter d’obtenir la tenue du concert. Ses efforts étaient appuyés par Pierre Poggioli, à l’époque conseiller à l’Assemblée de Corse, et qui faisait valoir sa qualité d’élu territorial pour appeler le maire à prendre ses responsabilités. Nous nous présentons et un débat élargi s’instaure sur le fait que seule la tenue du concert pouvait empêcher que des désordres se produisent, et nous nous en portions garants si la troupe décampait immédiatement sans laisser trop monter la température.
Le maire, auquel nous faisons mesurer le risque d’un nouvel Aleria, peu à peu commençait à se ranger à nos arguments et se préparait à donner un coup de fil à la préfecture pour voir comment l’interdiction pouvait être levée quand, à travers les fenêtres grandes ouvertes sur la chaleur de cet après-midi des sulleoni, nous entendons la menaçante première sommation : « Que les honnêtes gens… » Le silence se fait dans la salle, le visage du maire pâlit, il s’affale sur son fauteuil mais comme un seul homme nous nous levons car nous avons compris que la discussion est terminée, et que les décisions se prennent autre part.
Après une rapide concertation nous décidons de descendre sur place et nous nous retrouvons derrière les forces de l’ordre. Voyant qu’un officier est prêt à emboucher le mégaphone pour la seconde sommation, nous traversons rapidement les lignes qui nous tournent donc le dos pour rejoindre la foule inquiète qui attend mais ne bouge pas, ne fuit pas, bien au contraire s’assied sur le sol. Les CRS surpris s’écartent légèrement pour nous laisser passer, et nous nous asseyons au premier rang.

Tout s’immobilise, le silence est aussi pesant que la chaleur. La seconde sommation tarde à venir, on sent que, dans les rangs des militaires, ceux que la matraque démangeait commencent à s’impatienter, d’autres au contraire relèvent la visière de leurs casques, certains parlent à voix-basse entre eux. Un gradé s’éloigne, monte à la mairie, revient, commande aux troupes : « repos sur place ». Nous échangeons avec nos voisins quelques commentaires chuchotés, de peur de rompre cet équilibre de l’immobilité qui semble si précaire qu’il pourrait préfigurer la violence. Le temps passe, l’air se remplit du bruissement des conversations qui montent peu à peu, certains se relèvent et secouent leurs jambes ankylosées par l’immobilité, la tension diminue imperceptiblement.
Nouvel aller-retour d’un gradé vers la mairie, des voix incompréhensibles dans un talkie-walkie puis un ordre chuchoté plus que lancé : « retour aux camions ». La troupe fait demi-tour dans un raclement de semelles, s’éloigne et disparaît derrière le premier virage, en amont comme en aval. Nous nous regardons, certains restent assis, d’autres se lèvent mais sur place, on se reconnait, on se salue, on se risque même à quelques plaisanteries à propos des CRS. Quelques minutes plus tard, chacun a retrouvé la station debout, ses esprits et sa mobilité : la place est libre, dégagée…
Le soleil est déjà passé derrière la montagne et la fraicheur du soir arrive ; ceux qui étaient venus vraiment pour le concert se préparent à attendre l’heure d’ouverture de la billetterie, ceux qui étaient venus pour la castagne s’en vont les uns après les autres et la petite délégation du CCECV regagne sa voiture à cocarde qui, opportunément tournée du bon côté, ne montre aux autres protagonistes que l’image de circonstance d’un autocollant fixé sur la vitre arrière qui dit « sò Corsu è ne sò fieru ».

 
Lundi 29 Août 2022
Tonì Casalonga