L’électro corse, contre-contre-culture



Antoine Albertini est comédien. Il vit plutôt à Paris mais a grandi à Ajaccio où il est né en 1989. Il est originaire du Niolu mais il n’était pas plus attiré que ça par la dimension traditionnelle de la culture corse. Par contre, ça fait longtemps qu’il est fou de musique, et dans ce domaine il aime surtout les raretés. C’est comme ça qu’il a découvert Ghjuvan Petru Graziani. L’Anarchiste, le gréviste mythique des usines Renault, l’artisan et éditeur de Castagniccia, mais aussi le musicien ; et même l’auteur du premier disque de musique électro corse : Corsica Ribella - synthé et textes de Rinatu Coti paru au début des années 1980.
Cet automne, Antoine Albertini vient de rééditer ce disque avec son label AÏtone. Quand il raconte pourquoi et comment, on comprend mieux ce qu’est une culture.



Ghjuvan Petru Graziani (au centre) à l'île Seguin, 1971
Ghjuvan Petru Graziani (au centre) à l'île Seguin, 1971
La première fois que j’ai vu Corsica Ribella, j’ai d’abord été frappé par la pochette, une représentation de la bataille de Ponte Novu. Depuis tout petit, cette fameuse défaite fait partie de mon paysage intérieur. Victime de mes préjugés, en posant le disque sur la platine, je m’imagine des lectures de lettres de Pascal Paoli, ou peut-être des chants ancestraux enregistrés dans un village perdu. La musique commence et j’en reste bouche bée. Pas de paghjelle ni de guitare, pas de terza mais juste des synthétiseurs. Moog, Poly-Moog, Tr 808… et cette voix, fragile et pleine d’audace de Rinatu Coti.
Je me trouvais face à un petit monument d’étrangeté poétique, daté de 1983, qui réussissait à faire entrer l’héritage ancestral d’un peuple dans la modernité. Je me rendis rapidement compte que ce disque de Ghjuvan Petru Graziani et Rinatu Coti, premier album de musique électronique en langue corse, pouvait servir de pont entre la jeunesse corse d’aujourd’hui et son passé historique, tout en réaffirmant son attachement à cette terre, à ce lieu : u Locu.

La rencontre avec Ghjuvan Petru Graziani, Rinatu Coti & le Riacquistu

L’électro corse, contre-contre-culture
Août 2019. Avec un ami, nous traversons les forêts de châtaigniers de la Castagniccia pour y trouver Ghjuvan Petru Graziani. D’après mes recherches il a monté une maison d’édition nommée Cismonte è Pumonti dont le siège social se situe à Nucariu. Il est quatorze heures quand nous arrivons, il fait chaud et tout est fermé, même le bar du village voisin. Après plus de trois heures de vaines recherches, quelqu’un nous indique que Ghjuvan Petru n’est pas de Nucariu mais d’un hameau, U Petricaghju, un cul-de-sac. La place du village s’entrouvre par deux maisons très proches l’une de l’autre, deux familles chacune d’un côté de la place se font face mais personne ne prête attention à nous. En contrebas se trouve un jardin, un vieil homme à la pipe arrose son potager. On lui demande s’il est le maire du village. « Non, mais j’aimerais bien ».
Il nous envoie chez un ami proche de G.P.G., un certain Pantaléon qui a sans doute plus d’informations à nous donner. Méfiant, ce dernier nous accueille quand même et finit, non sans hésitation, par sortir son calepin et nous noter son numéro. Après un bref échange avec Ghjuvan Petru il me donne le contact de Rinatu Coti, avec qui j’organise une rencontre à Aiacciu. Il me donne rendez-vous au Masseria, café entièrement dédié au culte de I’OM.
Très vite, R.C me raconte l’activisme corse des années 1960 : les manifestations contre les boues rouges, contre le projet nucléaire de L’Argentella, celles des étudiants de Nice pour une université sur l’île, et enfin les évènements d’Aléria qui marquent un tournant dans l’histoire politique corse, puisqu’ils engendrent la création du Front de Libération National de La Corse. Novice sur la question identitaire et sur l’histoire contemporaine insulaire, j’interroge Rinatu sur le sujet. Il m’en rappelle la genèse : le Riacquistu, mouvement de renouveau des expressions linguistiques, culturelles et artistiques, notamment par la musique. De ce mouvement émergent des groupes qui mêlent étroitement culture et militantisme : Canta U Populu Corsu d’abord, puis I Muvrini, qui popularisent les polyphonies corses (paghjelle) dans le monde entier.
Natif du village de Pila-Canale, en Corse-du-Sud, Rinatu Coti s’engage à gauche dans le sillage de Mai 68 en se rapprochant du Front Régionaliste Corse et en écrivant des articles dans des revues locales. Sa conscience nationaliste s’éveille définitivement lors de ses études à Paris, à la lecture des écrits d’Aimé Césaire, du Brésilien Paulo Freire et sa notion de conscientisation, ou de Franz Fanon, et à l’aune des problématiques soulevées par les décolonisations portugaise et algérienne. En découvrant l’histoire du Ladino, cette langue judéo-espagnole que l’on parle encore en Méditerranée, notamment chez les Juifs séfarades, il a « une révélation concernant la langue corse. » Comment le Ladino pouvait-il exister sans terre, tandis que la langue corse, pourtant bien ancrée dans son territoire, avait à peine droit de cité ? Devenu poète, écrivain et dramaturge, Coti luttera toute sa vie pour la reconnaissance de la langue corse.

Le parcours de Graziani

À la même période, Graziani s’immerge dans la contre-culture française post-68. Monté à Paris, il est d’abord outilleur raboteur, avant de monter les échelons hiérarchiques. Mais ses préoccupations ne sont pas là.
« J’étais membre de la CFDT, avec des amis on a créé le Groupe Culturel Renault, dont faisait entre autres partie Georges Cipriani, futur membre du groupe Action Directe, explique-t-il.
Et là après j’ai fait le con, j’ai lancé une grève en 71 qui m’a valu plein d’ennuis. Après l’usine, j’ai tenu une librairie anarchiste rue Palissy à Paris. J’ai ensuite travaillé quatre ou cinq ans à Expression Spontanée avec le mec de Dominique Grange - pas très droit comme mec... C’est avec ce label que j’ai sorti mon premier 45 tours, Cadence, avec le GCR. Je le vendais sous le manteau à l’usine, ça partait comme des petits pains. »
G.P.G fonde dans la foulée Les disques Vendémiaire, label sur lequel il édite une centaine de disques, pour la plupart des chants populaires régionaux et nationaux, de la Corse au Yémen en passant par le Morvan. En concurrence avec l’autre label activiste en vogue Chant du Monde, il va travailler avec le spécialiste du free jazz Jef Gilson et son label Palm, dont il rachète le catalogue. Dans le cadre de sa série Jazz, il produira le big band Intercommunal Free Dance Music Orchestra, avec un certain François Tusques au piano.
« À cette époque, j’avais les flics au cul car j’enregistrais beaucoup pour les fronts nationaux : Érythrée, Oman, FLB. Et puis j’étais au FLNC. On s’occupait des nuits bleues sur Paris. Devant ma boutique il y avait toujours des flics pour savoir qui venait, histoire de voir si je n’étais pas un lieu de contact. »

La naissance de Corsica Ribella

C’est dans ce contexte que Graziani et Coti commencent à travailler ensemble sur Corsica Ribella. Les deux hommes se rencontrent par hasard à A Casa di u Populu Corsu, en 1980. Ils ne se ressemblent pas, mais se réunissent autour d’une même cause : le combat contre l’hyper-capitalisation et l’exclusion d’un peuple dont ils jugent qu’il a tous les droits d’être reconnu comme tel.
Ils s’associent pour créer un nouveau label cent pour cent corse : Cismonte è Pumonti. G.P.G joue le rôle du producteur et musicien tandis que R.C donne en quelque sorte une légitimité aux œuvres éditées.
Ils commencent ensuite à travailler sur ce qui deviendra Corsica Ribella. Pour ce disque G.P.G. fait appel à Patrick Beaurain, vendeur de synthés chez Star Music, avec qui il avait déjà collaboré sur son précèdent album, À Dumane. Aux côtés de groupes comme Rialzu ou Ottobre, le projet s’inscrit dans un mouvement de fusion entre langue et culture corse et styles musicaux en vogue à l’époque : jazz-funk, rock progressif, expérimentations électroniques... Mais le succès n’est pas au rendez-vous.
Il faut dire que les sonorités et le caractère novateur du disque ne sont pas forcément du goût d’un public pour qui l’expression sonore de l’âme corse est avant tout la polyphonie. Les plus radicaux des militants leur reprochent l’utilisation des synthétiseurs, instruments jugés trop étrangers à la culture corse pour pouvoir s’y intégrer. De la même manière, comme me l’explique Rinatu, quand la cetera est arrivée sur l’île, des voix se sont élevées pour dire : « ce n’est pas Corse ». Personne ne penserait aujourd’hui à nier la place prépondérante de l’instrument dans le patrimoine local.
« E paghjelle, ça m’endormait. C’est pour ça qu’on a choisi l’électronique. » G.P.G

Epilogue

Après la musique, les deux hommes se tournent vers l’édition et la promotion de jeunes auteurs corses. Suite à quelques problèmes médicaux, G.P.G. quitte la Corse pour s’installer dans le Sud de la France. C’est ainsi que se termine l’histoire Cismonte è Pumonti. J’ai revu Ghjuvan Petru à Marseille six mois avant sa mort. Je ne savais pas trop à quoi m’attendre mais il avait gardé un réel enthousiasme pour la production musicale, la Corse et surtout la défense de l’Homme, de ses droits et de sa dignité. De notre entretien je garderai l’image de son visage illuminé pendant l’écoute du morceau Corsica: umana è ribella  et puis cette phrase :
« On s’était dit que si on arrivait à l’indépendance on serait un beau pays. C’est quand même un beau pays, ça n’a pas changé, mais la notion de liberté ça tient au corps, c’est comme la terre, c’est à l’intérieur quoi, on y croyait tous! C’était un élan comme dans la musique, comme une vague, un ressac qui balaye tout. »

Découvrir

Pour découvrir Corsica Ribella,
La page you tube du label Aitone https://www.youtube.com/watch?v=iZfvoN1W7mE
son bandcamp https://aitonelibrary.bandcamp.com/album/corsica-ribella
 

E per scopre u testu di Rinatu Coti Corsica : umana è ribella

I
 
In tempu di i tempi
A socu, sò nata CORSICA
A socu, sò nata umana
A socu, sò nata ribella.
Erani tempi trimenti.
Bulavani i mari com’è candeddi d’acqua.
Saltavani i sarri com’ è arghjeti sgueltri.
Era u mondu un tumultu maiò, tuttu sottu sopra.
Era u mondu un buleghju di fraiu è d’armunia.
Cuntravani i cuntrasti di l’ancu à nascia è di u natu.
S’aduniani i pezzi sparti scuncassati da i soniti è i impurali.
Sò firmata unu spronu arrittu à mez’onda circundatu da i pessimi timpesti.
Sò nata CORSICA
Quand’edda si spiccava a terra da l’acqua.
Sò nata ribella
Quand’edda si spiccavani a donna è l’omu
Da a terra carrali.
Sò nata ribella
Quand’edda si spiccava a me prisenza da l’immensità.
Un’ si sciglìani ancu i me cunfini scalpillinati da u ri­frustu di u tempu è di a storia.
Eru com’è un corbu in u latti,
Eru com’è un suvaru sopr’ acqua,
Eru com’è una radica senza pidiconu,
Eru com’è un fiori senza fruttu,
Eru com’è unu spasimu senza vita,
Eru com’è un’angoscia senza nodu,
Eru com’è una ghjerba senza sapori,
Eru com’è un celi senza steddi,
Eru com’è un tempu senza durata,
Eru com’è un arcubalenu senza volta,
Eru com’è una saetta senza forza,
Eru com’è un locu senza populu,
Eru com’è una gannedda senza brionu.
Aspittavu a pidata umana
Aspittavu a ditata umana
Aspittavu a vuciata umana.
Sò principiata à essa quand’ e sò stata greva di a donna è di l’omu.
Sò grevi una donna è un omu.
Sò i me stanti.
Tintu a chì i tocca.
Ricusu, isiè, ricusu d’ùn essa nata CORSICA
Ricusu, isiè, ricusu d’ùn essa nata UMANA
Ricusu, isiè, ricusu d’ùn essa nata RIBELLA
 
II
 
In tempu di nanzi
A mi ramentu, sò stata CORSICA
A mi ramentu, sò stata umana
A mi ramentu, sò stata ribella
Erani tempi trimenti.
Sbulavani i sgridi com’è candeddi di sangui.
Si ni muriani i ziteddi com’è capretti polsi.
Era u mondu un tumultu maiò, tuttu sottu sopra.
Era u mondu un buleghju di sudori è di sciali.
Cuntravani i cuntrasti di l’ancu à nascia è di u natu.
S’aduniani i pezzi sparti scuncassati da i soniti è i
timpurali.
Sò firmata unu scogliu altu à mez’onda stracciatu da
l’inghjustu disprezzu.
Sà stata CORSICA
Quand’eddu curria u sangui da a carri viva.
Sò stata umana
Quand’ eddi curriani a donna è l’omu à fà a breia.
Sò stata ribella
Quand’ eddi curriani i numichi à togliami u fiatu.
Vuliu sceglia i me cunfini in u mondu di a duminanza è di a praputenza.
Aghju scumbattutu quali a sà quantu tempu contr’ à i forzi scuri, chì eru terra di libartà è di cuscenza.
Aghju scumbattutu quali a sà quantu tempu contr’à i leghji frusteri, chì eru terra di ghjustizia è di virità.
Aghju scumbattutu quali a sà quantu tempu contr’à i
boia, chì eru terra di dignità è di fratiddanza.
Aghju scumbattutu quali a sà quantu tempu contr’à
l’armati predaghji, chì eru terra d’un populu vivu è drittu.
Aghju scumbattutu quali a sà quantu tempu contr’à
l’ingannatori, chì eru terra d’uspitalità è di rispettu.
Aghju scumbattutu quali a sà quantu tempu contr’à a
prighjunìa, chì eru terra d’accuglianza è d’aligria..
Aghju scumbattutu quali a sà quantu tempu contr’à a
numicizia, chì eru terra d’umanita è d’amori.
Campavu brama d’una vita dolci par tutta a
me ghjenti.
Pani è paci.
Altru ùn bramavu.
Ricusu, isiè, ricusu d’ùn ramintammi d’essa stata CORSICA
Ricusu, isiè, ricusu d’ùn ramintammi d’essa stata UMANA
Ricusu, isiè, ricusu d’ùn ramintammi d’essa stata RIBELLA
 
III
 
In tempi d’oghji
A dicu, vogliu essa CORSICA
A dicu, vogliu essa umana
A dicu, vogliu essa ribella.
So tempi trimenti.
Si ni vani i parsoni com’è candeddi di smintecu.
Morini i fiori di ghjuventù cù u pettu tafunatu.
Hè u mondu un tumultu maiò, tuttu sottu sopra.
Hè u mondu un buleghju di paura è d’aligria.
Contrani i cuntrasti di l’ancu à nascia è di u natu.
S’aduniscini i pezzi sparti scuncassati da i soniti è i
timpurali.
Fermu una culonna alzata à mez’onda
assaltata da a braghjosa morti.
Vogliu essa Corsica
quand’eddu nasci u sangui da a vita chì cresci.
Vogliu essa umana
quand’eddi nascini a donna è l’omu à ogni ora.
Vogliu essa ribella
quand’eddi nascini l’intazzi chì negani l’umanità.
Si sceglini i me cunfini in a vicata di l’universu
chì corri ùn si sà indù.
Par essa sola in l’universu mondu,
Par essa nuda in pianura diserta,
Par essa calpighjata in fangu cutratu,
Par essa inferma annantu à un linzolu di brusta,
Par essa muta d’ogni parti di a parsona,
Par essa ceca d’ogni parti di a parsona,
Par essa cionca d’ogni cantu di a cuscenza,
Par essa di pettu à l’abbissu bughju tremu,
Par essa scunghjurata da tutti quanti,
Par essa di faccia in bocca d’infernu,
Par essa braccitronca è bocchivarmicosa,
Par essa capisbiutata è linguimozza,
Par ùn essa più chè u più minimu pezzu di carri
lampatu in terra, strascinatu, pistatu.
Ricusu, isiè, ricusu d’ùn vulè essa CORSICA
Ricusu, isiè, ricusu d’ùn vulè essa UMANA
Ricusu, isiè, ricusu d’ùn vulè essa RIBELLA.
Ch’edda currissi l’acqua,
Ch’eddu currissi u tempu,
Ma ch’eddu ùn currissi mai più u sangui.
 
 
 
Lundi 31 Octobre 2022
Antoine Albertini