La Corse et les îles dans les dispositifs de défense



Le spectre de la guerre a ressurgi en Europe avec la Russie de Vladimir Poutine qui prétend régler militairement la question de ses relations avec l’Ukraine et de son accès à la Méditerranée. Chacun fait le point sur les dangers de sa propre implication dans un conflit qui s’étendrait. La France est une grande puissance militaire et la Corse, en France et en Méditerranée, occupe une position très importante. Sampiero Sanguinetti analyse la situation stratégique de notre île et d'autres territoires insulaires.



Carte des zones d'exercice militaire
Carte des zones d'exercice militaire
Le mouvement nationaliste en Corse pointe régulièrement du doigt « l’instrumentalisation » militaire du territoire insulaire. Le dernier à l’avoir fait est le mouvement Corsica Libera au mois de juillet 2022 concernant la base aérienne 126 de Ventiseri Solenzara. En réponse à ces mises en cause, la délégation à l’accompagnement régional du ministère des armées fait valoir le rôle économique important de l’armée en Corse : « après la région PACA et la Bretagne, c’est en Corse que les effectifs des services représentent la part la plus importante des emplois régionaux » peut-on lire sur le site officiel de cette délégation. En métropole, la Corse inscrit ses missions dans le prolongement de la région Provence-Alpes-Côte d’Azur qui est de très loin la première région de France en termes d’effectifs militaires stationnés sur son territoire. Ce qui confère au Sud-Est de la France cette importance dans le dispositif de défense nationale est incontestablement son positionnement méditerranéen. Et de ce point de vue, la Corse est aux avant-postes.

De l’importance capitale des îles en termes de géostratégie

La carte des principales bases navales et aériennes en Méditerranée nous montre le rôle évident joué par les îles dans ce domaine. À chaque grande île correspond au moins un point d’appui aérien militaire : Son Sant Joan aux Baléares, Solenzara en Corse, Sigonella en Sicile, Salto di Quirra en Sardaigne, Souda Bay en Crète, Akrotiri et Dhekelia à Chypre.
Le rôle de points d’appuis stratégiques joué par les îles a toujours existé. C’est ce qui explique l’importance prise au fil de l’histoire par le petit archipel maltais. Son positionnement exceptionnel entre Méditerranée orientale et Méditerranée occidentale, entre empire ottoman et royaumes chrétiens, entre Europe et monde arabe explique l’importance qu’il a aux yeux de la diplomatie internationale. C’est ce qui explique aussi que la Grande Catherine de Russie, au XVIIIsiècle, ait eu des vues sur la Corse en même temps que Louis XV. 

D’autres petites îles (Rhodes, Corfou…) ont joué un rôle important à certains moments de l’Histoire. Ce rôle traditionnel était de servir d’escales sur les routes maritimes ou d’abriter dans leurs ports des navires capables d’intervenir rapidement sur des zones militaires ou commerciales proches. De nos jours, cette fonction de vigies a diminué en ce qui concerne les plus petites îles, mais elle s’est renforcée pour les îles plus importantes capables d’accueillir sur leur sol des bases aériennes, leurs infrastructures et leurs personnels. Les puissances militaires y entretiennent des troupes aéroportées ou des flottes aériennes ainsi placées à proximité des objectifs considérés comme sensibles ou stratégiques. L’Espagne, la France, l’Italie, la Grèce ont simplement eu à doter leurs îles des aménagements nécessaires. Alors que l’île de Chypre accédait à l’indépendance, la Grande-Bretagne négociait en 1959 et 1960, avec la Grèce et la Turquie, le droit de conserver sur l’île deux bases militaires. Les États-Unis, enfin, utilisent à l’occasion, dans le cadre des accords de l’OTAN, les bases insulaires des pays membres.

La Corse dans le système géostratégique en Méditerranée

Comme pour toutes les autres îles de Méditerranée, les puissances successives qui ont dominé la navigation ont cherché à consolider en Corse des points d’appui, des comptoirs ou des relais portuaires. L’Empire romain s’y était solidement implanté. Puis, du temps du califat de Cordoue, les Arabes prirent un temps, comme en Sicile, la relève des Romains. Cette présence musulmane en face de Rome était vue comme une menace par le Vatican, et Giovanni della Grossa raconte comment le Pape a sollicité les princes et les monarques en Europe, notamment Charlemagne, pour reconquérir cette île au profit de la chrétienté. Plus tard, les puissantes républiques italiennes de Pise et de Gênes s’y sont succédé. Puis est venu le temps de la monarchie française, de la Révolution, des empires et de la république. À plusieurs reprises, des dirigeants se sont posé la question de l’intérêt qu’il y avait pour la France à conserver cette île agitée et incompréhensible. Il s’est régulièrement trouvé des députés pour rappeler à leurs collègues que la Corse disposait d’une position stratégique non négligeable en Méditerranée.

Cette position, en réalité, est longtemps restée sous-évaluée. La France disposait, à partir du XIXe siècle, de points d’appui militaires à Toulon, Mers-el-Kébir, Alger, Bizerte, Tunis… La Corse, au centre de ce dispositif, n’était qu’un relais. Après la Première guerre mondiale, et durant la Seconde guerre mondiale, le rôle de plus en plus décisif de l’aviation militaire en a fait un territoire de première importance. Ce n’est pas seulement pour satisfaire des rêves mégalomaniaques de retour à l’empire que Benito Mussolini ambitionnait de récupérer la Corse et de conquérir l’archipel de Malte. L’état-major italien avait parfaitement compris le rôle décisif que pouvaient jouer ces îles dans le cadre de la guerre en Méditerranée. Les fascistes ne s’étaient pas trompés puisque la Corse allait jouer ce rôle essentiel dans l’offensive de reconquête conduite par les Alliés à partir de 1943. Ces derniers y déploieront une force aérienne impressionnante sur ce que certains ont appelé l’USS Corsica. Manière de dire que la Corse était devenue le porte-avions de la marine américaine. 50 000 soldats nord-américains y furent cantonnés sur 17 terrains d’aviation militaires.
La plupart de ces terrains d’aviation se trouvaient le long de la plaine Orientale, au Bevinco, à Borgo, Poretta, Alesani,  Casabianda, Ghisonaccia, Solenzara, etc. Trois aérodromes se trouvaient près de Calvi, à Calenzana, Fiume Secco et Sainte Catherine. Un près d’Ajaccio, à Campo dell’Oro. Ainsi qu’une série de petits aérodromes près de Ponte Leccia, Abbazia, Propriano et Porto-Vecchio.
Après la Seconde guerre mondiale, après la décolonisation et la perte, pour la France, de nombreux points d’appui militaires en Afrique du Nord, l’importance de la position stratégique de la Corse deviendra plus que jamais une évidence. Le camp du Deuxième Régiment Étranger Parachutiste à Calvi devenait une importante base de départ pour les troupes aéroportées vers l’Afrique notamment. Quant à la Base Aérienne de Solenzara, elle se présentera comme un élément capital dans le dispositif militaire français, européen et international en Méditerranée au même titre que les autres bases aériennes installées en Sicile, Sardaigne, Crête, Chypre, aux Baléares ou bien sûr en Provence, en Turquie et en Syrie.

De l’acceptation à la contestation

Cette réalité est généralement vécue par les populations concernées comme une situation de fait. La question est rarement posée à ces populations, premièrement de savoir si elles acceptent ou non la présence de ces forces militaires, et deuxièmement, quels avantages ou quels profits elles peuvent en tirer. On me dira que si les populations concernées acceptent de fait cette situation, pourquoi soulever la question ? Tout simplement parce que la question qui n’est pas posée est en réalité toujours implicite. Et les autorités compétentes, qui le savent parfaitement, sont nécessairement vigilantes.
Plusieurs exemples de contestation face à des projets d’implantation ou face à la présence militaire ont été constatés.
En 1960, l’indépendance de l’Algérie signifiait pour la France la perte de ses sites d’expérimentations nucléaires dans le Sahara. Le gouvernement se lançait donc à la recherche de nouveaux sites. C’est ainsi qu’en avril 1960, deux hautes personnalités de l’État se déplaçaient en Corse pour étudier les conditions d’installation éventuelle d’une base d’expérimentations souterraines sur le site dit de l’Argentella non loin de Calvi. « La qualité des roches et le volume du massif permettent en effet d’absorber, dans des conditions réelles de sécurité, des explosions de faible importance, chimiques et nucléaires », expliquaient, à l’issue de leur mission, ces deux hautes personnalités. Un déluge de protestations s’abattit sur le gouvernement. Des grèves et des manifestations furent organisées à Ajaccio et à Bastia. Après trois mois d’agitation, le gouvernement fit savoir qu’il renonçait à ce projet. C’est donc dans le Pacifique, sur les atolls polynésiens qu’auraient lieu désormais ces expérimentations. Cela, bien entendu, sans avoir demandé aux Polynésiens leur avis.
Dans le même temps, une partie des troupes jusque-là stationnées en Algérie étaient transférées vers la métropole. En Corse, de nouveau, les petites cités de Calvi, Corte et Bonifacio accueillaient les régiments de la Légion Étrangère. Au fil des ans, cette forte présence de militaires à proximité de très petites villes se traduisit par des incidents à répétition. Face à quelques manifestations d’exaspération, dans les années 1980, l’armée décidait de fermer ses casernes de Corte et de Bonifacio. Seule Calvi demeurait une ville de garnison.

En Sardaigne, la marine américaine, dans le cadre des activités de l’OTAN en Méditerranée, entretenait une base de sous-marins nucléaires à La Maddalena dans le détroit de Bonifacio. Plusieurs associations de défense de l’environnement (en Sardaigne et en Corse) lancèrent une campagne pour dénoncer les nuisances consécutives à ces activités. Des études qu’elles avaient commanditées semblaient confirmer l’existence d’une forte radioactivité dans le détroit. En 2008 les autorités militaires américaines annonçaient la fermeture de cette base. Il est permis de supposer que la décision du commandement américain pouvait avoir trois raisons principales. Premièrement, les campagnes de protestation des associations de défense de l’environnement conduisaient à braquer trop souvent les projecteurs en direction de ce site extrêmement sensible et normalement voué à demeurer le plus discret possible. Deuxièmement, la marine américaine a sans doute trouvé un site plus discret, moins exposé, et plus opérationnel. Troisièmement, les nuisances produites par cette base devenaient réellement gênantes sur une côte où la fréquentation touristique est très importante.
Enfin tout le monde se souvient du combat des paysans du Larzac pour conserver les terres que le gouvernement français voulait mettre à disposition de l’armée.

Les conditions d’une cohabitation entre militaires et populations

Si les populations ne sont pas consultées, il est avéré que les autorités ne peuvent pas imposer une telle présence ou de telles activités lorsque les protestations deviennent trop fortes. Il est donc important pour les autorités concernées de toujours veiller à limiter les nuisances dans la mesure du possible à proximité des installations militaires, de générer des retombées économiques substantielles pour les populations environnantes et de soigner les relations avec ces populations.
Les questions de la présence de ces équipements militaires et des contreparties qui les accompagnent peuvent pourtant un jour ou l’autre être posées en termes non pas de pression protestataire, mais en termes de débat démocratique.
De très nombreuses îles à travers le monde entier sont ainsi devenues des points d’appui militaires pour les puissances continentales.  Cela pose bien évidemment la question, pour les populations qui habitent ces îles, de l’adhésion ou non à cette instrumentalisation. La question est plus complexe qu’il n’y parait. Nul en ce monde ne peut vivre totalement en marge ni totalement au mépris des réalités. Il existe au minimum trois attitudes possibles pour les populations concernées.

Premièrement une attitude de pacifisme pur et dur. Le refus absolu de toute participation à une entreprise belliqueuse de quelque nature qu’elle soit, offensive comme défensive. C’est une attitude radicale que certains qualifieront de louable sur le plan moral. Encore faut-il être capable de l’imposer aux grandes puissances. Mieux : encore faudrait-il être capable de survivre à ses conséquences éventuelles en cas de conflit. Même si Cuba, au XXsiècle, a en partie fait la démonstration d’une capacité de résistance relative face à la puissance des États-Unis d’Amérique, cela ne s’est évidemment pas fait au nom du pacifisme. Cuba appuyait son engagement en sollicitant l’aide de l’Union Soviétique. Et les conséquences de l’embargo américain furent très douloureuses et demeurent très douloureuses pour cette île quelle que soient les aides dont elle pouvait bénéficier par ailleurs. Disons que les îles sont généralement très vulnérables, peu influentes et n’ont pas les moyens d’imposer durablement leurs vues aux puissances continentales.
Deuxièmement, les populations concernées pourraient adopter une attitude d’acceptation tacite du fait accompli. C’est ce qui se produit partout. Les îles dépendent généralement de puissances continentales, parfois très éloignées, qui ont implanté des équipements militaires dans le cadre d’une politique nationale. Les populations locales n’ont jamais été clairement consultées et se contentent de retombées économiques bienvenues. Dans les îles aux statuts d’autonomie ou d’indépendance plus affirmés, l’implantation des équipements militaires a été négociée avec les autorités locales. Les populations savent alors peu de choses des contreparties éventuelles. Si des mouvements de contestation et de protestation apparaissent, de nouvelles négociations porteront sur le niveau des contreparties.
Troisièmement, les populations concernées pourraient adopter une attitude qui ne serait ni de refus absolu ni d’acceptation tacite, mais d’exigence responsable. Le refus peut s’avérer très dangereux et surtout inutile en cas de crise. L’acceptation tacite n’est pas responsable. Les îles, comme tous les autres territoires, ne peuvent pas s’extraire des réalités et doivent se donner les moyens de participer au débat entre nations et de peser dans ce débat. Le seul moyen qu’elles ont de peser est d’utiliser l’argument de leur position stratégique. Un consensus dans leurs populations respectives et au sein de la communauté des îles peut leur donner les moyens de faire entendre plus ou moins efficacement leur voix. Cette acceptation responsable doit avoir deux conséquences. Premièrement, leur donner le droit formel d’être informés des activités conduites sur leur sol et d’être en partie consultés. Deuxièmement, leur donner la possibilité de négocier des contreparties dignes de ce nom.

Les éventuelles données nouvelles du problème

En ce qui concerne la Corse, il serait temps que les autorités cessent de proclamer que la Corse coute très cher à la France sans jamais évoquer les avantages considérables offerts par cette île à la France du simple fait de sa position stratégique en Méditerranée. Il est impossible de comprendre le « sacrifice » consenti sans expliquer les avantages récoltés.
Mais au-delà de ce constat, toutes les considérations sont à envisager dans la continuité de l’Histoire. Or nous vivons des temps de très grands changements et certains pourraient objecter que les évolutions actuelles du monde seront de nature à modifier totalement les données du problème.
La mondialisation est un fait. L’interdépendance des humains d’un bout à l’autre de la planète est une réalité. La mobilité des humains sur cette planète est une donnée incontournable. 
Les effets de ce triptyque mondialisation-interdépendance-mobilité ont été durement éprouvés depuis 2020 en raison de l’immense pandémie dite de « Covid 19 » qui s’est répandue sur l’ensemble des continents provoquant des milliers de victimes, une forme de panique, et des dégâts considérables du point de vue de l’économie.
L’avenir des humains sur cette planète ne se divise plus. Ces humains se sauveront tous ensemble ou seront menacés, tous ensemble, de disparition. Cela va obliger les intellectuels et les dirigeants à revoir petit à petit toutes leurs conceptions et tous les schémas d’organisation. Mais cela sera très long et ne s’accomplira pas dans le simplisme. L’avenir n’est pas écrit. L’unicité de l’humanité et de son sort ne nous dispensera pas d’une conception permanente de la complexité qui résulte de la réalité c’est-à-dire de la multitude de lieux différents de vie sur cette planète.

Reste l’idée d’organisation d’une communauté des îles. La Corse appartient de ce point de vue à deux ensembles : l’ensemble méditerranéen et l’ensemble des îles sous dépendance française.
En Méditerranée, l’ensemble des îles concernées (à savoir Baléares, Corse, Sardaigne, Sicile, Malte, Crète et Chypre) représente un territoire fictif de 81 000 kilomètres carrés et une population d’environ 10 millions d’habitants. Cela correspond à un pays dont la taille ou l’importance se situerait entre l’Irlande, l’Autriche et le Portugal. Ce petit pays fictif possèderait ainsi un port de commerce doté d’un Hub (à Malte) et six bases aériennes de première importance. La puissance militaire de cet ensemble, compte tenu de sa taille et de sa population serait donc primordiale.
Hors métropole, les îles ou archipels d’appartenance française dans le monde sont au nombre de huit (Guadeloupe, Martinique, Réunion, Mayotte, Polynésie, Nouvelle-Calédonie, Wallis-et-Futuna, Saint-Pierre-et-Miquelon).  Cela représente un territoire fictif d’environ 38 000 kilomètres carrés et une population de 2.800.000 personnes. Soit un territoire de la taille des Pays-Bas pour une population qui serait celle de l’Albanie ou de Porto Rico. Un tout petit pays mais dont l’importance stratégique pour la France est colossale. Ce n’est pas pour rien, évidemment, que « la France entretient ainsi hors de son territoire métropolitain environ 32 000 hommes des trois armées et de la gendarmerie » (Olivier Gohin – "La défense de la France outre-mer", Revue Droit et Défense, 94/1).
Ces îles ont des problèmes souvent très semblables, et toutes sont vues au plan international comme stratégiquement importantes. Il est osé, mais il n’est pas absurde de penser que ces grandes îles en Méditerranée d’une part, Outre-Mer d’autre part, seraient en mesure de peser de manière plus notable si elles s’entendaient pour agir de concert, échanger certains de leurs atouts et défendre ensemble leurs intérêts.

 
Samedi 27 Août 2022
Sampiero Sanguinetti