Le principe actif de la Mémoire



Parce qu'il est un penseur de la ruralité et de la déculturation qui la frappe partout, le philosophe italien Gianni Repetto s'est intéressé à la Corse. A ses territoires, à son histoire et plus encore aux expérimentations qui y sont menées pour tenter de maintenir le souffle d'une culture rurale. En mai dernier, il était aux côtés de l'association Custodii di u Creatu pour partager ses analyses autour du concept de Mémoire.



La Mémoire, Magritte, 1948
La Mémoire, Magritte, 1948
 “Io sono una forza del Passato. // Solo nella tradizione è il mio amore. // Vengo dai ruderi, dalle chiese, // dalle pale d’altare, dai borghi // abbandonati sugli Appennini o le Prealpi, // dove sono vissuti i fratelli. // Giro per la Tuscolana come un pazzo, // per l’Appia come un cane senza padrone. // O guardo i crepuscoli, le mattine // su Roma, sulla Ciociaria, sul mondo, // come i primi atti della Dopostoria, // cui io assisto, per privilegio d’anagrafe, // dall’orlo estremo di qualche età // sepolta. Mostruoso è chi è nato // dalle viscere di una donna morta. // E io, feto adulto, mi aggiro // più moderno di ogni moderno // a cercare fratelli che non sono più[1].

“Je suis une force du Passé// C’est dans la Tradition qu’est mon cœur tout entier. // Je viens des ruines,// des retables, des petites villes // abandonnées sur les Apennins ou sur les Préalpes,// où ont vécu mes frères.// Comme un fou j’erre à travers la Tuscolana // Et à travers l’Appia, comme un chien sans maître. Ou je regarde les crépuscules, les matins // tombés sur Rome, sur la Ciociaria, sur le monde, // comme les premiers actes de l’Après-histoire, auxquels j’assiste, privilège de celui qui tient les comptes,// au bord d’un âge enseveli.// Il est monstrueux celui qui est né// des entrailles d’une femme morte. // Et moi, fœtus adulte, je me démène // plus moderne que nul autre moderne, pour retrouver des frères qui ne sont plus”.
 
[1] Pasolini, Pier Paolo, Poesia in forma di rosa, Garzanti, Milano, 1964.
 

Mémoire versus Histoire

Avec cette poésie, Pier Paolo Pasolini fait un voyage à travers la Mémoire, et démontre à quel point elle est importante pour réfléchir au présent et pour construire le futur. Sans elle en effet (Mostruoso è chi è nato dalle viscere di una donna morta), sans protéger ses racines (Vengo dai ruderi, dalle chiese, dalle pale d’altare, dai borghi abbandonati sugli Appennini o le Prealpi), on court le risque de finir dans l’anonymat de l’Après-Histoire, là où le passé n’existe plus.
Si l’on suit Pasolini pour parler du rôle de la Mémoire dans le destin des peuples, il faut d’abord commencer par la distinguer de l’Histoire. L’Histoire en effet, ce sont les élites qui l’écrivent, alors que la Mémoire rassemble l’imaginaire, la tradition orale et la culture matérielle du territoire que les peuples conservent et se transmettent, souvent en conflit ouvert avec l’Histoire. Les élites ne font qu’utiliser la Mémoire, souvent en la falsifiant, pour convaincre les peuples d’accepter leur version de l’Histoire et de consentir aux sacrifices nécessaires pour atteindre les objectifs qu’ils leur ont fixés unilatéralement. Mais ils ont les instruments persuasifs et coercitifs pour y parvenir, pour retourner à leur avantage même les situations qui leur semblaient défavorables. La Première Guerre Mondiale en témoigne particulièrement bien. A l’époque, l’écrasante majorité de la population et des forces politiques (en particulier les partis socialistes et d’inspiration chrétienne) étaient opposés à la Guerre, à tel point qu’il leur paraissait impossible que le conflit éclate. Et pourtant, grâce aux puissantes campagnes de presse des journaux à leur botte, et à de violentes manifestations de rue orchestrées par les nationalistes, les élites à la tête des différents Etats ont réussi à contraindre les peuples à la guerre contre leur volonté, en agitant le miroir aux alouettes des bénéfices qu’ils pourraient en tirer. Ce que peuvent être les bénéfices d’une guerre, Brecht le raconte bien dans un célèbre poème[1].
Mais aujourd’hui la Mémoire peut-elle encore avoir un rôle dans ce détricotage des relations intra et intergénérationnelles, où n’existe même plus la perception du présent toujours déjà englouti et ravalé dans un passé anonyme, sans Mémoire ?
 
[1] Brecht, Bertolt, La guerra che verrà, in “Poesie e canzoni”, Einaudi, Torino, 1968.

Misère et Consumérisme

Nous vivons dans une société qui a standardisé les comportements, qui comme le soutenait Pasolini dans les Lettere Luterane nous a instillés à tous une idée force : que la pire chose au monde était la pauvreté et que par conséquent la culture des classes pauvres devaient être remplacée par la culture des classes dominantes… que l’histoire n’est et ne peut être que l’histoire de la bourgeoisie. Dans cette société que Bauman[1] a qualifiée de “liquide”, l’unique valeur solide et unitaire est la consommation, à tel point que tout devient marchandise, même les êtres humains. La crise du concept de communauté laisse la place à un individualisme effréné, où l’autre n’est plus un compagnon de route mais un concurrent dont il faut se méfier.
Ce subjectivisme a miné les bases de la modernité, l’a rendue fragile... On perd la certitude du droit et pour l’individu désorienté, les seules solutions sont d’un côté le paraître, comme valeur, à tout prix, et de l’autre côté, le consumérisme. Mais ce consumérisme ne vise même pas la possession des objets désirés, il les rend au contraire immédiatement obsolètes; on passe d’une consommation à l’autre, dans une boulimie sans but[2].
C’est cette société des démocraties occidentales, historiques et éprouvées, qui a tenté d’exporter la démocratie non pas pour des motifs idéalistes mais simplement pour conquérir de nouveaux marchés, car la libre circulation des marchandises et leur consommation addictive n’est possible que dans un cadre démocratique. Les résultats sont catastrophiques pour les soi-disant pays “libérés” qui suite à l’échec de l’exportation ont replongé dans des cercles infernaux dignes de Dante avec le retour au pouvoir des vieilles autocraties tribales.

Jamais autant que dans ce présent sans temps, l’Homme n’aura vécu avec l’angoisse Heideggérienne[3] d’être jeté dans le monde pour y vivre une existence fondée sur le néant, sur l’incertitude comme seule certitude, et de n’être plus capable de trouver les stratégies pour comprendre ce qui l’entoure, qu’il s’agisse de matériel ou d’immatériel. L’angoisse de ne pas avoir de racines auxquelles se fier ou de les avoir oubliées à cause du changement d’imaginaire qui rend difficile la transmission de cultures et de valeurs qui correspondent à des modes de vie désormais abandonnés et à des systèmes de relations archaïques non intégrables dans les technologies de la communication contemporaine.
S’il ne parvient pas à s’en remettre au progrès qui a accompagné les peuples à travers les siècles, l’Homme risque de basculer dans le vide du sentiment et de devenir un simple rouage de la domination sans partage de la technocratie. Il n’y a en fait que dans la Mémoire qu’il puisse trouver les outils critiques pour défendre ce qui reste de son humanisme, pour s’opposer à la progressive standardisation robotique de son existence, qui le conduit à ne plus se reconnaître et à ne plus reconnaître les autres comme ses interlocuteurs et alliés.
 
Pour ce faire, gare toutefois aux envoûtements romantiques qui le conduiraient à s’attarder sur les aspects nostalgiques de la Mémoire, cette ré-évocation folklorique de coutumes qui satisferait son égo orphelin mais plus encore le plaisir voyeur du touriste et qui ne remplirait tout au plus que le temps et l’espace d’un jour de fête. Il s’agit là d’aspects qui au lieu d’offrir des outils critiques pour affronter le futur à la lumière de la Mémoire risquent de l’enfermer dans une représentation stérile, tout juste bonne à la transformer en caricature. Ils sont donc absolument stériles les “statiques”, juste bons à étancher le souvenir de l’imaginaire. Mais si la Mémoire demeure statique, inerte, elle ne peut résister au passage de génération, a fortiori dans une époque comme la nôtre qui se fonde sur la consommation forcenée de marchandises, de valeurs et d’idées.
Alors quelles sont concrètement les actions qui peuvent sauver la Mémoire et la rendre “active” pour forger le futur de l’”Histoire”?
 
[1] Bauman, Zygmunt (1925 – 2017), sociologo polacco teorico della “società liquida”. Vedere in particolare il suo Modernità liquida, Laterza, Bari, 2011.
[2] Vedi Eco, Umberto, nella rubrica “bustina di Minerva” del n. 22 del settimanale  “L’Espresso” (4 giugno 2015) a proposito del concetto di “società liquida” coniato da Bauman.
[3] Vedi Heidegger, Martin, Essere e tempo, Longanesi, Milano, 2005.
 

Résister en communauté

Avant tout il faut rappeler qu’il y a des mouvements et des associations qui aux quatre coins du monde se battent jour après jour pour sauver leurs langues, leurs semences[1], leur patrimoine technique et les cultures qui y sont associées, défendant ainsi avec ténacité la biodiversité et la multiculturalité de la planète. Le cœur battant de ces Mouvements, souvent résolument informels, ce sont des millions de petits paysans et artisans qui continuent à accomplir des gestes ancestraux, par tradition familiale ou par choix; ils ne se reconnaissent pas dans la société liquide du présent mais ils veulent encore vivre et produire conformément aux principes humanistes et solidaires qui nous ont été transmis depuis l’Antiquité classique à travers l’histoire de nos communautés. Et ils le font soit en semant des blés anciens dont la farine peut nourrir sans causer d’intolérances, soit en maintenant des pratiques de travail agricole ou artisanal millénaires qui vont à l’encontre de la logique du gaspillage et du déchet, soit en parlant ou en reparlant des langues qui permettent de multiplier les imaginaires et de lire les territoires au plus près de leur morphologie. En faisant tout ça, ils éprouvent aussi inévitablement une satisfaction émotionnelle, romantique – non, ils ne sont pas des robots! - mais surtout ils ont conscience d’accomplir des actions qui en plus d’être légères[2] pour la Terre, sont utiles et essentielles pour redessiner un futur à échelle humaine qui garantisse et fonde une nouvelle relation d’empathie entre moi et l’Autre.

C’est là que surgit le problème de fond pour une action qui se réclame de la Mémoire : si nous ne changeons pas notre modèle de développement, toutes les invocations à notre tradition sociale et technique resteront vaines car elle est absolument incompatible avec les dynamiques de travail et d’organisation sociale de l’ère qu’on appelle “post-industrielle”.
Agir activement conformément à la Mémoire signifie récupérer une dimension de l’existence qui remette l’humain et ses agrégations au centre et lui donne du temps pour apprendre, pour travailler, pour échanger des opinions, pour rester en famille et en communauté. Pour retrouver des racines à son action, qui ne soit ni virtuelle, ni fondée sur l’éphémère de la mode du présent, mais qui soit au contraire concrète, liée au vécu du travail et des expériences des générations précédentes, gardiennes de ce que disait Saint Bernard : “nous sommes des nains sur les épaules de géants et c’est grâce à eux que nous pouvons voir plus loin, non pas grâce à l’acuité de notre vision, mais parce que nous avons la chance de nous appuyer sur leurs épaules.”[3]

Sur la base de cette expérience millénaire, qui est aujourd’hui notre seule certitude, nous devons avant tout récupérer le rapport intergénérationnel, rétablir ainsi ce dialogue et cette synergie entre la “force” des jeunes et l’”expérience” des anciens qui a toujours été l’indispensable mélange au progrès des peuples. Et il en va de même pour la solidarité sociale et le mutualisme qui ont caractérisé pendant des siècles nos communautés locales. Redonner donc une identité au fait d’être un peuple, une identité débarrassée des fondamentalismes qui excluent et fondée sur un lien entre tradition locale et culture universelle. Qui porte en elle tout le patrimoine des racines archaïques, mais qui sache le conjuguer avec les principes et les valeurs contenus dans la Déclaration universelle des Droits de l’Homme de 1948.
Et avec ce riche bagage de culture et de Mémoire constituer un réseau global de relations entre communautés qui, aux quatre coins du monde, luttent contre l’arbitraire et la consommation; une sorte de Mouvement Pacifiste non violent et écologiste international qui agisse de manière politique en assumant le cas échéant des responsabilités directes de gouvernance – pour stopper les politiques insensées du développement, pour affronter avec réalisme le changement climatique et pour redistribuer avec équité les ressources planétaires dans les limites de la comptabilité environnementale.
Si nous ne sommes pas capables de faire ça, alors tous les autres efforts pour restaurer la biodiversité de la Terre et pour changer notre destin resteront de simples rêves et finiront eux aussi engloutis comme nous tous par la catastrophe que nous continuons à exorciser mais qui se rapproche implacable et imminente.
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[1] Una fra tante Terra madre, nata nel 2004 su iniziativa di Slow Food, una rete mondiale di soggetti individuali e collettivi che s’impegnano, ognuno nel proprio contesto geografico, a salvaguardare le produzioni agroalimentari e le culture connesse dallo strapotere dell’agricoltura intensiva di grande scala e dell’industria alimentare di massa.
[2] Espressione mutuata dal bellissimo libro di Atzeni Sergio, Passavamo sulla terra leggeri, Ilisso Edizioni, Nuoro, 2000, in cui l’autore narra in forma romanzata la Storia e la Memoria collettiva della Sardegna attraverso il racconto orale di un “custode del tempo”.
[3] Vedi Giovanni di Salisbury, Metalogicon (III, 4): «dicebat Bernardus Carnotensis nos esse quasi nanos gigantium humeris insidentes».
 
 
 
 

Cette conférence a été donnée le 14 mai 2022 dans le cadre de la journée Imaginà. L’avvene pussibule, organisée en faveur de la biodiversité au Théâtre Municipal de Bastia.
Traduction Vannina Bernard-Leoni.

 
Samedi 28 Mai 2022
Gianni Repetto