Le processus de modernisation de la Corse, vu par Marie Susini


Dans un article consacré aux débuts de la contestation politique contemporaine en Corse, nous rappelions qu’avant même la naissance des premiers groupes régionalistes – l’Union Corse l’Avenir et le CEDIC – en 1963 et 1964, le modèle de développement adopté par le gouvernement en 1957 suscitait de lourdes critiques. Des agriculteurs, des universitaires et même des élus ont vite décrit, de façon très explicite, des situations de spoliation, utilisant parfois le terme de colonisation. Au reste, le mot n’était pas tabou du côté de l’État. Le programme d’action régionale de 1957 affirmait lui-même que « le proche avenir de la Corse témoignera pour ou contre notre efficacité nationale en matière de “colonisation intérieure” ». Une critique moins attendue de ce processus fut publiée bien plus tard, en 1981. Celle de la romancière Marie Susini, dans son essai La renfermée, la Corse (éditions du Seuil).



Chris Marker, La Corse, la renfermée
Chris Marker, La Corse, la renfermée
Née à Rennu en 1916, Marie Susini est une autrice qu’on ne peut guère suspecter d’avoir adhéré aux thèses nationalistes, elle qui revendiquait non seulement son incapacité à vivre en Corse mais son absence de nostalgie et son angoisse à chaque fois qu’elle y venait.
Toutefois, ce complexe rapport à son île de naissance et – surtout – à la rigidité de ses mœurs ne signifiait absolument pas un total rejet. Les transformations économiques et culturelles des années 1960 et 1970 lui apparaissent à la fois très brutales et très injustes, et on retrouve chez elle les diverses craintes qui alimentaient le mouvement contestataire qui s’est alors développé dans l’île. On ne saurait trop conseiller la lecture de l’ensemble de l’essai, mais les extraits partagés ici méritent d’autant plus de considération qu’ils donnent à réfléchir sur les changements démographiques et économiques les plus récents.

« Les années soixante ont marqué le tournant, lorsque les rapatriés d’Afrique du Nord et d’ailleurs, les immigrés et les entrepreneurs, les touristes et les hommes d’affaires ont afflué en masse. La Corse, si longtemps isolée déjà de par son insularité, s’est ouverte à tout le monde. Ces étrangers, elle les a accueillis avec sa méfiance légendaire. Avec sa légendaire hospitalité aussi. Dans un premier temps. Comment pouvait-elle rester indifférente au sort de ceux qui avaient tout perdu en renonçant à leur terre ? Et les Corses se sont décidés à vendre – à des prix dérisoires, il est vrai – les terrains du bord de mer, des terrains tellement arides et stériles qu’ordinairement on les réservait aux filles dans les partages de famille.
Alors seulement la France s’est réveillée de son sommeil de pierre, elle qui jusque-là n’avait rien fait pour ce pays sinon le laisser végéter, le maintenir dans sa profonde léthargie, elle est intervenue pour faire réparer les routes défoncées depuis si longtemps que quelques-unes en étaient mortelles, elle a aménagé les moyens de transport entre l’île et le Continent, plus nombreux désormais et plus rapides, amélioré le réseau des télécommunications. Mais voilà qu’elle a enfin songé à construire des barrages. Ils allaient bientôt inonder la plaine orientale où rien ne poussait et que les chèvres elles-mêmes boudaient tant elle était desséchée. Si bien qu’a changé d’un coup le visage de la Corse. La spéculation commençait.
Des demeures somptueuses et des villas modernes se sont mises à foisonner, la campagne brûlée s’est vue en peu de temps agrémentée de jets d’eau et de pelouses d’un vert qu’on ne connaissait pas, de piscines et de parterres de fleurs. Et la côte orientale, plate et uniforme, si désertique, est devenue une terre grasse et fertile où abondent aujourd’hui les fermes modèles. Avec une magnifique impudence, se sont étalés au grand soleil jardins et vergers bien tenus. Et les vignes et des rangées d’arbres fruitiers. Les barrages !... En avait-on rêvé, ici ! L’eau qui se met à couler à profusion, à courir ivre sur une terre depuis le plus lointain des temps inféconde, inutile !... Pour qui donc les pouvoirs publics avaient-ils cette attention tardive ? Pas pour les Corses, bien sûr, on n’en a pas douté un seul instant, mais pour tous les étrangers qui s’installaient sur son sol, très souvent sur les biens communaux. Il leur fut même consenti des prêts à des taux insignifiants.
Dès lors l’étonnement a fait place à la colère. Les Corses, qui pendant si longtemps avaient vécu dans la pauvreté, parfois dans le dénuement, pour garder pieusement ce que leur avaient transmis leurs pères, s’étaient décidés à vendre… Devoir en venir là… Vendre la terre des ancêtres et se couvrir de honte… C’est une infamie, en Corse, de vendre le bien familial, même si on se trouve dans le besoin, même si la vieille maison se délabre et va tomber en ruine, même si le champ inculte doit disparaître complètement sous les ronces ou être dévasté par les chèvres, à la merci des bergers. De plus, avec les barrages, le prix des terrains vendus avait décuplé du jour au lendemain. Aussi à cette honte-là, est venue s’ajouter celle d’avoir été joués. Par les nouveaux venus, bien sûr, mais plus encore et surtout par cette France qui tant de fois déjà les avait déçus. Jamais pour eux, les Corses, elle n’avait su faire les choses à temps, elle n’avait rien prévu. Et nombreux alors furent ceux dont la conviction intime, cette fois, était qu’un plan bien précis, un plan dangereux, se cachait derrière une aussi soudaine sollicitude. Entre les deux options proposées par le Hudson Institute, pour mettre fin au “problème corse”, la France semblait avoir définitivement choisi d’“accélérer l’érosion de l’identité culturelle, en encourageant l’immigration massive”. »

« Alors il y eut une brusque prise de conscience. Ce qu’ils avaient tenu pour un enrichissement n’était qu’un facteur de trouble, il fut ressenti très vite comme une rupture d’équilibre, un danger. Par une logique des plus simples ils ont eu le sentiment d’être victime d’un véritable marché de dupes. On leur avait beaucoup enlevé sans leur donner rien qui vaille. »

« Ces Français, auxquels la veille encore ils cherchaient à s’identifier de toutes leurs forces au point de renoncer à la langue de leurs ancêtres qu’ils laissaient aux pauvres et aux illettrés, et de rejeter les croyances et les coutumes de leur enfance, tout juste bonnes désormais, selon eux, pour des personnes incultes, les Corses – pas tous, il est vrai – ont commencé à les haïr avec la même passion qu’ils avaient mise à oublier leurs origines. Ils ont soudain voulu nier toute ressemblance avec eux, et ne se sont plus attachés qu’à mettre l’accent sur la différence ethnique et culturelle. Leur ambition n’avait-elle pas été pourtant, depuis le siècle dernier, de devenir des fonctionnaires de la France ? Les voilà passés très vite de la fierté d’être français à l’orgueil de leur spécificité corse.
La Corse vit aujourd’hui dans la tension la plus grande, et dans une confusion plus grande encore. Si la majorité des Corses tient à la double appartenance, il y a chez tous en même temps une sorte de rage contre la France, quand ils pensent que si elle l’avait voulu, on n’en serait pas là. C’est la fureur née du désespoir qui soutient les plus lucides. »

 

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Portrait de Marie Susini
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Lundi 28 Février 2022
André Fazi