Le projet EOS, où comment des échecs nourrissent des réussites



Ces années-là, l’Europe en général et la France en particulier étaient submergées par la production audiovisuelle des États-Unis et du Japon. Le risque de noyade culturelle était si grand que François Mitterrand, au nom de la France, proposa à ses partenaires européens réunis à Hanovre puis à Rhodes en 1988 une stratégie globale de reconquête baptisée « Plan Euréka audiovisuel ».

Moins d’un an après, le 16 février 1989, le Conseil de la Culture, de l’Éducation et du Cadre de Vie adoptait, avec l’aide de trois experts - Ange Casta, Sampiero Sanguinetti et René Siacci - un rapport qui inscrivait la Corse dans cette stratégie. Le projet fut baptisé EOS du nom de la déesse de l’Aurore « aux doigts de rose ». A moins que ces trois lettres ne soient l’acronyme de : Est-Ouest-Sud…



Mirage Stage, Nam June Paik, 1986. Kristina García/Musée Reina Sofia
Mirage Stage, Nam June Paik, 1986. Kristina García/Musée Reina Sofia
La Corse a longtemps été, dans le domaine de l’audiovisuel, la laissée-pour-compte des régions françaises. Jusqu’en 1982, elle n’est qu’un appendice encombrant de la région Provence-Alpes-Côte d’Azur. Le traitement de l’actualité insulaire dans le journal télévisé de Marseille est alors indigent pour ne pas dire humiliant. Le premier journal télévisé corse est inauguré en décembre 1982. La Corse rejoint alors, en partie, le droit des autres régions françaises avec près de quinze ans de retard. Il faut attendre les années 1990 pour que la station régionale de Corse franchisse un nouveau pas : avec vingt ans de retard, elle est dotée des moyens de compléter les émissions d’information avec des programmes culturels et de distraction. Les émissions régionales ne sont encore conçues, partout en France, que comme des décrochages pour une durée moyenne de deux heures par jour. Mais la Corse ne fait plus exception.

Un accès aussi laborieux au droit commun des régions laisse des traces. Car si un retard se comble, le temps perdu, lui, se rattrape rarement. Dans les années 2000, pourtant, compte tenu de ce passif, la Corse sera finalement la première région française métropolitaine à obtenir l’autorisation de pousser au bout la logique de la décentralisation : la chaîne de télévision Via Stella est créée. Le vilain petit canard des origines devient leader en matière d’expérimentation. Et c’est très probablement l’humiliation du départ qui a donné aux acteurs de cette histoire l’énergie de se battre pour décrocher ce droit. La colère donne parfois des ailes.

Le bouillonnement des années 1980

Quand d’autres en France, dans les années 1980, avaient pris l’habitude de se contenter plus ou moins de ce qu’ils avaient, les Corses, stimulés par la découverte de leur image au journal télévisé quotidien du soir, se mirent à rêver. C’est ainsi que dès la fin des années 1980, le Conseil de la Culture, de l’Education et du Cadre de Vie, présidé alors par Tonì Casalonga, eut l’audace de concevoir le projet EOS.
 
François Mitterrand soucieux de ne pas voir la création audiovisuelle européenne en général et française en particulier submergées par les productions en provenance des Etats-Unis et du Japon lançait le « Plan Euréka audiovisuel » : « Europe, préserve, toi aussi, cette identité culturelle !... » Comment pourrait-on y parvenir si nous ne nouons pas « des accords dans les domaines où se forme la pensée, où s’exprime le langage, où l’image triomphe, je veux dire l’audiovisuel ? » Une partie du discours présidentiel interpellait les Corses : « Que deviendront les langues minoritaires ? Le gaélique en Irlande, les langues scandinaves, le flamand, le néerlandais, si nous sommes condamnés à n’avoir que des images américaines sur technologies japonaises ? Et je prends les exemples les plus faciles à comprendre. Que deviendra l’italien, que deviendra l’allemand, qui n’a de projection dans le monde qu’au travers de l’histoire et des sciences exactes, ou de l’archéologie ? Que deviendra le français ? » Le Président de la République n’avait pas cité les langues provençale, basque, bretonne, alsacienne ou corse. Il appartenait à chacun de compléter le discours et de s’inscrire dans la démarche. Prendre au mot le Président qui nous avait invités quelques années plus tôt à être nous-mêmes.

EOS

C’est ce que fit le Conseil de la Culture en Corse en août 1988 avec l’aide d’un groupe d’experts parce qu’il fallait « que les ondes, dont l’île est entourée, prennent désormais pour la Corse un sens nouveau dont EOS serait le cœur ». EOS c’est-à-dire un Centre Méditerranéen de Création et de Communication Audiovisuelles dont les missions s’articuleraient autour de quatre pôles : une Unité Internationale de Programmes audiovisuels, un Pôle de recherche appliquée en partenariat avec l’université, une manifestation internationale annuelle en matière de création audiovisuelle, et une fondation pour le développement de la création audiovisuelle. Un projet auquel tous les ministres concernés à l’époque donnaient suite : Pierre Joxe, ministre de l’Intérieur, Jack Lang, ministre de la Culture, Catherine Tasca, ministre de la Communication, Jacques Chérèque, ministre de l’Aménagement du territoire. En novembre 1989, le Premier ministre lui-même, Michel Rocard, assurait dans un courrier que « l’Etat entendait pour sa part donner les meilleures chances à l’initiative du Conseil de la Culture de l’Assemblée de Corse pour qu’elle se réalise ». Jacques Delors enfin, Président de la Commission européenne affirmait que le projet corse aurait tout le soutien de l’Europe. Les choses allaient se compliquer lorsque le premier ministre ajoutait : « la participation de l’Assemblée de Corse devient un préalable à tout engagement financier ».
 
Cette déclaration fut suivie d’une longue période de plusieurs mois sans qu’aucune décision ne soit prise sur le plan régional malgré de nombreuses interventions faites auprès du Président de Rocca Serra, du vice-président Pascal Arrighi et de Jérôme Polverini, chargé des questions européennes. « Sur proposition de Jérôme Polverini, les deux commissions des finances et de la culture ont demandé qu’il soit sursis à statuer jusqu’au vote par le Parlement du texte concernant la Corse et la définition dans ce texte des compétences de la Région en matière audiovisuelle », révélait Pascal Arrighi dans un courrier adressé à Toni Casalonga. Tout ainsi était bloqué ; blocage qui dura jusqu’à l’installation en 1992 de la nouvelle assemblée née du statut Joxe. 
 
Quatre années avaient passé, les circonstances favorables du début avaient disparu comme l’écoute des plus hautes autorités de l’Etat lassées par l’inertie, voire la mauvaise volonté de la Région. C’est ainsi que fut consommé, par abandon manifeste, l’échec du projet EOS.
 

De l’utilité des rêves… et des échecs ?

De nombreux éléments de ce projet trouvèrent, ailleurs, des terrains favorables. C’est ainsi que naquit le Centre Méditerranéen de Communication Audiovisuel à Marseille ou la Conférence permanente de l’Audiovisuel en Méditerranée à Rome. Le rêve brisé des Corses n’était pas perdu pour tout le monde. Mais pour aller plus loin, disons que les rêves ont cette particularité de n’être jamais perdus pour personne. Pas même pour ceux qui ont le sentiment d’avoir loupé le coche.
 
Les rêves exprimés, le travail de réflexion engagé, l’espoir entretenu ne sont jamais inutiles ni sans lendemains. Lorsque Lionel Jospin, Premier ministre, lançait à la fin des années 1990 l’idée de création en France de sept chaines régionales de télévision de plein exercice, les rêves, la réflexion et l’espoir, de nouveau irrigués à l’eau d’une volonté ministérielle ont refleuri. C’est ainsi que le projet de Via Stella est venu s’insérer dans le dispositif. Et lorsque les vents contraires, inévitables, se sont levés, les promoteurs du projet corse étaient sans doute un tout petit peu mieux armés, avertis, ou aguerris que leurs homologues continentaux pour défendre leurs propres rêves. Les humiliations du départ, les retards colossaux dans l’accès au droit commun, l’expérience du projet EOS, furent riches d’enseignements. Via Stella, du même coup, fut la seule rescapée du projet initial des chaines régionales de plein exercice. Et la Corse fut dotée, au cours des années 2000, de deux instruments précieux : une chaine de télévision et un cursus de formation à l’audiovisuel dans les programmes de l’IUT de Corse.
 
Les rêves, cela se prépare, cela s’entretient, cela se nourrit, cela se cultive, cela ne s’abandonne pas. A force d’y penser, l’esprit s’entraîne à voir venir les occasions, à déjouer les pièges, pour savoir les saisir. Ces rêves, alors, deviennent parfois réalité. L’épreuve de la réalité, certes, est, elle aussi redoutable. Parce que la réalité n’est jamais au niveau des rêves. Les pessimistes diront qu’elle est toujours décevante. Les optimistes diront qu’elle n’est pas moins bien, elle est différente. Toujours est-il qu’elle est encombrée des nécessités, des aléas, des contraintes de la vie… Mais le pire serait de croire que parce que cette réalité n’est pas au niveau des rêves, il faudrait renoncer à rêver. Or c’est exactement le contraire. Les nouvelles réalités que nous créons ou que nous inventons doivent nous conduire à renouveler ou à réinventer les rêves. Le rêve est la seule manière intelligente d’affronter la réalité.
 
Nous dédions l’évocation de ce rêve et du projet EOS à Ange Casta qui nous a quitté il y a quelques mois, qui repose dans le cimetière de Lumiu en Balagne et qui fut un acteur important de cette histoire.  
 
Mardi 21 Décembre 2021
Sampiero Sanguinetti