Le régime électoral de la Corse sous Napoléon



Le premier grand travail de recherche de Jean-Yves Coppolani, brutalement disparu en janvier 2023, portait sur les élections en France à l'époque napoléonienne. Sa thèse de doctorat, soutenue en 1972 puis publiée aux éditions Albatros en 1980, est invariablement citée dans les contributions portant sur les régimes politiques dirigés par Bonaparte. Si Jean-Yves Coppolani qualifie ces scrutins de "comédie électorale", dans le sens où elles n'étaient évidemment ni libres ni équitables, il montre parallèlement que le pouvoir y apportait beaucoup de soin en tant que source de légitimation et qu'outils de cooptation.
Toutefois, durant toute l'époque, la Corse fut une exception très notable, en ce que les élections ne furent pas organisées sur son sol. Dans ces extraits choisis (pp. 149-154), Jean-Yves Coppolani nous donne les principales clefs de compréhension de cette situation.



Le régime électoral de la Corse sous Napoléon
Durant tout le règne de leur illustre compatriote, les Corses furent privés d’élections…
 

En l’an VIII le Sénat nomma un député au Corps législatif pour chacun des deux départements corses : le Liamone fut représenté par Michel d’Ornano et le Golo par Joseph Bonaparte, rapidement remplacé par Hyacinthe Arrighi. Ces trois personnages furent donc inscrits de droit sur la liste de notabilité nationale arrêtée le 4 ventôse an X, mais il n’y eut pas, en Corse, d’élections pour la formation des listes d’éligibles en l’an IX et en l’an X. En effet, le 24 frimaire an IX (15 décembre 1800), Bonaparte écrivait à Miot qu’il venait de nommer administrateur général de « proclamer la mise hors la Constitution de la Corse ». Cette décision avait été prise par le Premier Consul le 22 brumaire an IX à cause des troubles qui avaient éclaté peu de temps auparavant… La constitution resta suspendue jusqu’au 1er brumaire an XI. Pendant ce laps de temps les élections pour la notabilité communale, départementale et nationale, ainsi que celles des juges de paix, qui se déroulèrent en France continentale, ne furent pas organisées en Corse.

[…]. En l’an XI et en l’an XII, les assemblées de canton de tous les départements avaient été convoquées pour former les collèges électoraux ; on a vu que ces assemblées furent composées des seuls citoyens inscrits sur les listes de notabilité, valables jusqu’à la fin de l’an XII, or dans les départements de l’île, il n’y avait pas de liste de notabilité, et logiquement, c’était une bonne occasion de faire bénéficier les Corses du suffrage universel. Cela aurait compensé l’absence d’élections en l’an IX. L’ordre régnait dans l’île, plus calme qu’elle ne l’avait jamais été. L’arrêté du 3 brumaire an XI sembla prendre ce parti : les départements corses, ainsi que d’autres où il n’y avait pas de listes de notabilité (départements allemands et italiens récemment annexés) devaient bénéficier dès l’an XI du régime définitif du 16 thermidor an X.  […]. Les listes des 550 plus imposés du Golo et du Liamone furent imprimées en ventôse de l’an XI. Les présidents des assemblées cantonales furent même désignés par le Premier Consul quelques mois plus tard, mais leurs nominations ne furent pas publiées et restèrent au ministère comme les instructions qui leur étaient destinées. Bonaparte ne voulait pas risquer de compromettre la tranquillité des insulaires par des élections…

Comme le Consulat, l’Empire fut pour la Corse une période de vide électoral. À la fin de l’an XII, les départements du Golo et du Liamone n’eurent plus de députés au Corps législatif. L’Empereur étant le premier représentant de la nation, Napoléon pensait peut-être que son île pouvait raisonnablement se contenter de ce magnifique député ; en outre, les Corses étaient bien représentés au Sénat… Cette vacance de la représentation au Corps législatif s’éternisa. Le 28 avril 1807, le ministre de l’Intérieur, dans un rapport à l’Empereur, lui rappelait que « la réponse faite le 1er mars 1807 par Sa Majesté, au rapport du 20 février ne spécifiant rien pour les départements de l’île de Corse, il apparut que son intention pouvait être que ces départements eussent désormais comme les autres, des députés au Corps législatif ». La liste des membres du Corps législatif montre qu’en 1808 les départements corses n’avaient pas encore de députés.

Le 19 avril 1811, un sénatus-consulte organique rétablit le département de la Corse en réunissant le Golo et le Liamone. Ce nouveau département […] fut gratifié d’un régime électoral particulier. La description de ce dernier occupait tout le sénatus-consulte à l’exception de l’article 1er. Le département allait avoir trois députés au Corps législatif qui devaient entrer en fonction « pour la session de 1812 ». Ces derniers seraient nommés parmi les neuf candidats élus par le collège électoral du département. Les membres de ce collège étaient en principe élus par les assemblées cantonales mais aux termes de l’article 10 du sénatus-consulte du 19 avril 1811, « pour la première session », ils devaient être nommés par l’Empereur, sur proposition du ministre de l’Intérieur, parmi les 600 plus imposés de la Corse. Les assemblées de canton étaient chargées de « pourvoir au remplacement des membres » qu’elles avaient à fournir au collège électoral. Elles étaient réunies tous les cinq ans. Ainsi, les simples citoyens corses ne devaient être appelés aux urnes qu’en 1817, et seulement dans les cantons dont la députation au collège électoral n’aurait plus été complète… […].

Le 1er avril 1815, le comte Casabianca écrivit à Carnot pour le prier « de vouloir bien ne pas oublier la Corse » trop longtemps privée d’« une représentation nationale », et « s’occuper un moment de la formation du collège électoral ». Quelques jours plus tard Napoléon annonçait à son ministre de l’Intérieur qu’il avait autorisé « un certain nombre de citoyens de la Corse à représenter ce département à l’assemblée du Champ de Mai », et lui demandait de présenter « un projet de décret pour ordonner la formation des collèges électoraux, dont la Corse a été privée jusqu’à ce jour ». Très rapidement, Carnot envoya à l’Empereur un rapport sur cette question et y joignit un projet de décret […]. Dans le projet, Napoléon renonçait à la faculté qui lui était donnée par le sénatus-consulte du 19 avril 1811 de nommer, « pour la première session », les membres du collège électoral de la Corse, et, « voulant faire jouir sans délai les habitants de la Corse de la plénitude de leurs droits politiques », convoquait les assemblées cantonales le plus rapidement possible. […]. Une fois élu par les citoyens, les membres du collège électoral devaient se réunir pour désigner les six représentants que l’Acte additionnel donnait à la Corse… Mais, lors de la discussion en Conseil d’État, Napoléon s’aperçut que le projet de décret n’était pas conforme à l’Acte additionnel et qu’il ne pouvait être approuvé. […]. Le 27 mai 1815, le duc de Bassano renvoya à Carnot le projet exposé plus haut […]. Moins d’un mois d’un plus tard, c’était Waterloo, et les Corses n’avaient toujours pas voté : les élections municipales prévues par le décret du 30 avril 1815, elles non plus, ne furent pas organisées dans l’île. C’est à Louis XVIII, par une ordonnance du 10 septembre 1816, qu’il fut donné de rendre à la Corse l’usage du bulletin de vote.

 
Dimanche 29 Janvier 2023
Jean-Yves Coppolani