Les îles au centre des convoitises



Oui, la géographie est une clef de lecture et de compréhension du monde. Oui, la forme et la situation des territoires sont des éléments qui orientent l'histoire des sociétés qui les peuplent. Sans verser dans un déterminisme simplificateur, Josette Dall'Ava-Santucci met en perspective la situation géopolitique de nombreux territoires insulaires qui ont en commun de susciter des appétits prédateurs. La Corse ne faisant hélas guère exception...



Isolario, Bartolomeo Sonnetti, 1480 Venezia
Isolario, Bartolomeo Sonnetti, 1480 Venezia
La définition d’une île paraît simple : « Une île est une terre entourée d’eau ». Pourtant cette définition porte en elle des montagnes de malentendus et des océans de conflits. Le regard extérieur, le plus souvent prédateur, y voit la mer et les plages dorées tandis que l’habitant de toujours (nous !) y voit  sa terre menacée de toutes parts à laquelle il est viscéralement attaché plus que tout autre citoyen de la terre ferme. L’expression « terre ferme » elle-même est une opposition à la terre de l’île perçue comme mouvante et incertaine, flottant au gré des vents, des marées et des envahisseurs. La notion « d’île lointaine » en dit long aussi sur ce malentendu : pour qui l’île est-elle lointaine ? Certainement pas pour ses habitants !
Une définition plus réaliste hélas est donnée en 2019 par la géographe Marie Redon. « Une île est une terre entourée d’eau et … de toutes les convoitises ». Définition cruelle mais O combien réaliste ! Comment en est -on arrivé là … en Corse aussi ?

Main basse sur la mer

Une des clés majeures de compréhension est la nouvelle territorialisation des mers : elle découle de la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer signée en 1982.
Depuis cette convention une île permet de contrôler une Zone Economique Exclusive (ZEE), zone de 200 milles nautiques, 370 km autour de l’île dont on peut exploiter les richesses, halieutiques mais surtout minières, hydrocarbures, métaux rares et autres, sans compter les essais nucléaires (jusqu’en 1996 dans le Pacifique, sans compter les projets de l’Argentella). On comprend mieux pourquoi la terre et ses habitants n’ont aucune importance… Plus on a d’îles, fussent-elles microscopiques et plus on peut s’approprier d’espaces maritimes et leurs richesses potentielles. Ainsi L’île française de Clipperton, au large du Mexique, atoll de 6 km2 génère plus de 400 000 km2 de ZEE soit les 2/3 de la surface de la France.  A cette aune les USA sont la première puissance maritime mondiale et la France la seconde. Mais elle perdrait cette place enviable si, par exemple la Nouvelle-Calédonie devenait indépendante… On comprend mieux Ouvea … Et la persistance acharnée du total contrôle sur la Corse.

Tourisme et trafics

Outre cette cartographie officielle, la mondialisation des îles se fait aussi de deux façons essentielles : le tourisme avec ses corollaires de prédation pour la plupart et paradis fiscaux pour bon nombre d’entre elles. Sur les 27 paradis fiscaux recensés, 23 sont des îles, comme les îles Caïman. Là encore la terre et ses habitants n’ont que peu d’intérêt.
Dans les deux cas c’est la porte ouverte à des trafics internationaux dont les mafias connaissent tous les rouages, à partir notamment de la circulation de la drogue et de celle des capitaux. Les investissements immobiliers touristiques ou de résidences secondaires font partie de la chaîne, plus ou moins opaque, du blanchiment.
Un petit éclairage sur la circulation des stupéfiants n’est pas inutile, c’est « matière première » des mafias. D’une part le développement touristique assure une clientèle captive sans cesse renouvelée (tout en irrigant aussi la jeunesse locale) et d’autre part l’accès quasiment incontrôlable sur les îles par des embarcations de plaisance favorise les livraisons nocturnes par tonnes - Une tonne ce n‘est jamais que 20 sacs de 50 kg, rapidement débarqués !
Petite cerise sur le gâteau : l’appauvrissement des jeunes populations locales, voire la présence de populations immigrées clandestines et sans droits permet à la mafia d’enrôler des jeunes sans défense tout en assurant l’omertà. La Méditerranée en est hélas un bel exemple par les temps qui courent  comme le montre le dernier livre de l’Italien Roberto Saviano, confiné depuis 5 ans car menacé à cause de ses enquêtes sur les mafias. Cela permet à certains de faire des statistiques sur la délinquance en démontrant chiffres en mains que l’immigration en est la cause principale et permet à la mafia de ne pas se salir les mains, aux commandes, très en retrait.

En Corse

La Corse que l’on croyait protégée est en plein dans la ligne de mire de cette analyse du fait du trafic de drogue croissant, de la maîtrise par la mafia de l’immobilier touristique, et de la fascination de la jeunesse pour les « caïds ». On sait maintenant que les bénéfices financiers ne profitent pas à l’économie corse mais sont pour l’essentiel blanchis à l’étranger. Nous sommes passés en un siècle de la « pauvreté » digne et riche de ses valeurs (que les plus anciens d’entre nous ont connues) à la « misère » sous toutes ses formes, comme Flaubert l’a si bien anticipé. En 1840 il vient de rater son bac et son père l’envoie en Corse voyager à pieds et à dos d’âne, puisque les voyages forment la jeunesse. Le jeune Flaubert médite : « Je me demandais si […] après tout, quand on voyagera en diligence, quand il y aura à la place de ces maisons délabrées des restaurants à la carte, et quand tout ce pays pauvre sera devenu misérable grâce à la cupidité qu’on y introduira, si tout cela enfin vaudra bien mieux »

Pour aller plus loin

Marie Redon,Géopolitique des îles, des îles rêvées aux îles mondialisées, 2019 (participation au Hors série du Monde : Géopolitique des Iles en 40 cartes).
Roberto Saviano, En mer pas de taxis, Gallimard, 2021.
 
Mardi 15 Février 2022
Josette Dall'Ava-Santucci