
Castafornu, 2025, Patrice Campana
Dans la généralité des cas, les villages ne meurent pas du délaissement, de l’abandon, du sentiment d’à quoi bon précédant celui de l’impuissance. Ils succombent sous l’effet d’un triple mouvement tectonique.
La première plaque mouvante, on n’en parlera ici que de façon minimaliste. Il s’agit bien entendu du processus historique d’assujettissement d’un peuple par une puissance extérieure. L’invisibilisation volontaire d’un phénomène capital par le pouvoir tutélaire et sa naturalisation subséquente par une communauté originale dominée ont contribué à en bâtir la fatale inéluctabilité dans la plupart des esprits. Fermons le ban.
La première plaque mouvante, on n’en parlera ici que de façon minimaliste. Il s’agit bien entendu du processus historique d’assujettissement d’un peuple par une puissance extérieure. L’invisibilisation volontaire d’un phénomène capital par le pouvoir tutélaire et sa naturalisation subséquente par une communauté originale dominée ont contribué à en bâtir la fatale inéluctabilité dans la plupart des esprits. Fermons le ban.
La deuxième plaque instable, c’est celle du socle villageois : un ensemble de familles, de ceppi, ceux enregistrés dans les registres paroissiaux d’avant la conquête, constituant historiquement une communauté. Ladite communauté entretenant un rapport étroit à l’espace, au temps, à l’autre, conditionné par des rapports de production et des engagements et contraintes de solidarité engendrées à la fois par la forme de l’économie et par les rapports sociaux communautaires.
Aujourd’hui le « communautarisme » est devenu une machine de guerre idéologique au service de la pensée dominante, celle de l’individualisme triomphant que l’on fortifie, renforce ou guérit à coup de développement personnel ou de coaching mental. Or l’individu, sans le rapport essentiel à l’Autre, ne peut assumer pleinement son humanité : il entre dans celle-ci par son inscription dans une filiation, par une éducation et, surtout, grâce au rapport dynamique à autrui construit via le langage.
Et ce langage passe (passait) par une langue. Cela signifie que naître et grandir au village revient (revenait) à la fois à apprendre un espace-temps, à y découvrir et y pratiquer la relation sociale, à y élaborer un rapport au travail, à y construire un imaginaire symbolique après avoir appris, dans le giron casanier, la langue par laquelle on se relie (reliait) à tous ceux qui ne sont pas soi-même. Et si les embrasures deviennent aveugles, si les persiennes s’émiettent, si les planches de jardins autrefois cultivées se remplissent de ronces, si la fontaine coule en vain en même temps que s’installe le trop-plein de la nature revenue à elle-même dans l’espace autrefois humanisé, saltus triomphant de l’ager, s’installe et se substitue à ce qui fut un micro-monde en soi le vide abyssal de la parole absente. De la langue.
De la signification même du lieu où, en randonneur désireux de s’affranchir un temps du tumulte citadin, l’on risque la rencontre hasardeuse avec un taureau ensauvagé. Quant à la troisième, voire la quatrième génération née de ceux qui les premiers franchirent la mer à la recherche d’un avenir moins aléatoire, elle a pris quant à elle d’autres habitudes, acquis d’autres convictions, bâti un autre imaginaire. Dans l’effacement de la langue.
Aujourd’hui le « communautarisme » est devenu une machine de guerre idéologique au service de la pensée dominante, celle de l’individualisme triomphant que l’on fortifie, renforce ou guérit à coup de développement personnel ou de coaching mental. Or l’individu, sans le rapport essentiel à l’Autre, ne peut assumer pleinement son humanité : il entre dans celle-ci par son inscription dans une filiation, par une éducation et, surtout, grâce au rapport dynamique à autrui construit via le langage.
Et ce langage passe (passait) par une langue. Cela signifie que naître et grandir au village revient (revenait) à la fois à apprendre un espace-temps, à y découvrir et y pratiquer la relation sociale, à y élaborer un rapport au travail, à y construire un imaginaire symbolique après avoir appris, dans le giron casanier, la langue par laquelle on se relie (reliait) à tous ceux qui ne sont pas soi-même. Et si les embrasures deviennent aveugles, si les persiennes s’émiettent, si les planches de jardins autrefois cultivées se remplissent de ronces, si la fontaine coule en vain en même temps que s’installe le trop-plein de la nature revenue à elle-même dans l’espace autrefois humanisé, saltus triomphant de l’ager, s’installe et se substitue à ce qui fut un micro-monde en soi le vide abyssal de la parole absente. De la langue.
De la signification même du lieu où, en randonneur désireux de s’affranchir un temps du tumulte citadin, l’on risque la rencontre hasardeuse avec un taureau ensauvagé. Quant à la troisième, voire la quatrième génération née de ceux qui les premiers franchirent la mer à la recherche d’un avenir moins aléatoire, elle a pris quant à elle d’autres habitudes, acquis d’autres convictions, bâti un autre imaginaire. Dans l’effacement de la langue.
Troisième plaque instable. « Le village n’est pas à vendre », écrit Paul-Mathieu Santucci. Matériellement, si. Il est à vendre au plus offrant. À celui qui permettra un profit inespéré ; ou bien alors on n’avait pas les moyens de retaper la maison avec ce que coûte déjà l’appartement en ville ; ou bien encore on n’a pas réussi à se mettre d’accord entre indivisaires, si bien que mieux vaut vendre vu les droits de succession à acquitter ; ou bien les aléas de la vie font que se délester d’un héritage offrira la bouée de secours inattendue ; ou bien encore, et pour finir, l’attachement lui-même n’ayant plus de signification pour des héritiers qui portent un nom mais plus de mémoire, on vendra son bien depuis le continent, directement, sans mettre les pieds dans l’île.
De toute façon, dans la plupart des cas, le rapport à ses vieux murs se trouvait à ce point altéré qu’il en avait quoi qu'il arrive perdu sa substance : le sens. À cette vacuité commence à se substituer la double présence de ceux d’ailleurs : individus désargentés, déstructurés, en rupture de ban avec la société, et nouveaux propriétaires possédant des moyens tels que les Corses ne peuvent de toute façon plus s’aligner.
La plupart des insulaires vivant en ville, vouloir acquérir une « résidence secondaire » (la terminologie donne le vertige) au village, dans SON village, n’est pour beaucoup plus à portée de bourse dans la région la plus pauvre de France, hors Outre-mer. Alors ceux d’ailleurs arrivent et, économiquement fragilisés, installent leur déshérence ou, au contraire, la puissance de leur bien-être engendrée par leur aisance sociale.
Cela signifie que se matérialise une autre sensibilité, une autre forme de sens prend lentement possession de ce qui jadis résonna des cris d’enfants, des discours d’adultes exprimés dans une langue enfouie dans le lierre qui a triomphé des murs autrefois habités. La pierre, la tuile, la lauze, la cheminée qui fume, la lumière allumée ne renvoient plus à des certitudes mais à une forme de néant.
La rupture se matérialise donc dans la disparition de la signification même du territoire, de l’inscription ressentie individuellement et collectivement dans celui-ci parce qu’on y a vécu, grandi, qu’on y a vu mourir les siens les plus âgés ou y jouer sa descendance. Parce qu’on l’a fait dans une langue que ni les pierres ni les oiseaux n’entendent plus. Une langue qui, lorsque nous la parlons, laisse parfois nos propres petits-enfants circonspects parce que cette bizarrerie-là, ma foi, pendant qu’eux, téléphone en main, textotent ou jouent en ligne…
Eh oui, celles et ceux issus de notre propre sang, l’ultimi figlioli di e sterpe paisane, abandonneraient-ils la construction de leur propre imaginaire à la domination des écrans, des réseaux sociaux ? Bientôt de l’intelligence artificielle ?
De toute façon, dans la plupart des cas, le rapport à ses vieux murs se trouvait à ce point altéré qu’il en avait quoi qu'il arrive perdu sa substance : le sens. À cette vacuité commence à se substituer la double présence de ceux d’ailleurs : individus désargentés, déstructurés, en rupture de ban avec la société, et nouveaux propriétaires possédant des moyens tels que les Corses ne peuvent de toute façon plus s’aligner.
La plupart des insulaires vivant en ville, vouloir acquérir une « résidence secondaire » (la terminologie donne le vertige) au village, dans SON village, n’est pour beaucoup plus à portée de bourse dans la région la plus pauvre de France, hors Outre-mer. Alors ceux d’ailleurs arrivent et, économiquement fragilisés, installent leur déshérence ou, au contraire, la puissance de leur bien-être engendrée par leur aisance sociale.
Cela signifie que se matérialise une autre sensibilité, une autre forme de sens prend lentement possession de ce qui jadis résonna des cris d’enfants, des discours d’adultes exprimés dans une langue enfouie dans le lierre qui a triomphé des murs autrefois habités. La pierre, la tuile, la lauze, la cheminée qui fume, la lumière allumée ne renvoient plus à des certitudes mais à une forme de néant.
La rupture se matérialise donc dans la disparition de la signification même du territoire, de l’inscription ressentie individuellement et collectivement dans celui-ci parce qu’on y a vécu, grandi, qu’on y a vu mourir les siens les plus âgés ou y jouer sa descendance. Parce qu’on l’a fait dans une langue que ni les pierres ni les oiseaux n’entendent plus. Une langue qui, lorsque nous la parlons, laisse parfois nos propres petits-enfants circonspects parce que cette bizarrerie-là, ma foi, pendant qu’eux, téléphone en main, textotent ou jouent en ligne…
Eh oui, celles et ceux issus de notre propre sang, l’ultimi figlioli di e sterpe paisane, abandonneraient-ils la construction de leur propre imaginaire à la domination des écrans, des réseaux sociaux ? Bientôt de l’intelligence artificielle ?
Dans la tectonique des plaques en cours, le sens multiséculaire du village peu à peu s’engloutit. Avalé par la disparition du monde rural dans ses dimensions humaine, sociale, économique, culturelle, linguistique. Avalé par l’avènement de la société ultra-libérale, qui condamne les individus à une forme de liberté solitaire, sous la menace constante de l’épuisement physique et moral, qui libère les forces de l’argent comme seule alternative et qui nous entraîne, toutes et tous, dans une fuite en avant sans fin dans la consommation et l’hyper-communication de masse.
Et si l’eau court encore dans les canaux d’arrosage, s’il arrive par chance au clocher de tinter l’angelus du matin et du soir, l’une n’irrigue plus que la luxuriance du chiendent tandis que l’autre s’égosille au beau milieu d’un mutisme incommensurable.
Le tout dans un écrin de verdure qui ne brille plus que de l’éclat de notre propre effondrement.
Et si l’eau court encore dans les canaux d’arrosage, s’il arrive par chance au clocher de tinter l’angelus du matin et du soir, l’une n’irrigue plus que la luxuriance du chiendent tandis que l’autre s’égosille au beau milieu d’un mutisme incommensurable.
Le tout dans un écrin de verdure qui ne brille plus que de l’éclat de notre propre effondrement.