Pourquoi la Corse a cessé de produire



A l'heure où le développement des productions locales et la diversification de l'économie apparaissent comme des enjeux de premier ordre en Corse, Sampiero Sanguinetti revient ici sur les impacts du régime douanier particulier qui a été appliqué jusqu'en 1912. En taxant les produits corses arrivant sur le continent, ce régime a durablement asséché les activités de production et encouragé l'exil, ce dont les conséquences sont toujours sensibles.



Transport de Felouques depuis les Agriates, José Tomasi
Transport de Felouques depuis les Agriates, José Tomasi
La révolution industrielle au XIXe siècle a créé partout des opportunités considérables de développement économique ou disons parfois de bonnes affaires commerciales voire de trafic. Elle a ainsi offert des possibilités nouvelles aux mafias italiennes qui ont connu à ce moment-là un essor important. Parmi les conséquences de cet essor, et en particulier celui de la Camorra napolitaine, certaines nous ramènent en Corse, car les trafiquants napolitains d’alors ont très vite compris que notre île, avec ses 1000 kilomètres de côtes, était un territoire facile à aborder. L’introduction frauduleuse de produits italiens en Corse offrait l’avantage considérable de les franciser : il suffisait, ensuite, d’embarquer ces produits sur les navires en direction du continent français.
 

Des lois douanières

Les autorités françaises se demandèrent alors comment faire échec à ces trafics. Il existait deux possibilités. Soit renforcer dans des proportions très importantes le service des douanes en Corse pour assurer une surveillance efficace des côtes. Soit taxer de manière dissuasive les produits qui partaient de Corse en direction du continent français. C’est cette solution que privilégia alors le roi Louis XVIII. Il y ajouta une mesure de nature à aggraver la situation du point de vue insulaire : désormais les produits qui venaient de Corse seraient surtaxés pour entrer sur le territoire français et les produits en provenance du continent français seraient détaxés pour entrer sur le territoire insulaire. La première partie de la proposition pénalisait radicalement la production insulaire, la seconde partie la condamnait durablement à mort.
 
Le but des autorités françaises fut, d’une certaine façon, atteint puisque la Corse perdit, de fait, tout intérêt pour les trafiquants au service de la Camorra. L’île par contre devenait un marché modeste mais captif pour les producteurs provençaux qui embarquaient leurs produits sur les navires dans le port de Marseille. Les producteurs insulaires, enfin, étaient pour leur part triplement pénalisés : les produits qu’ils fabriquaient étaient désormais inexportables, le marché insulaire était bien trop étroit pour suffire à les écouler et la concurrence des produits qui venaient de Marseille, exempts de toute taxe, était totalement insoutenable.
 
Petit à petit, les différents métiers qui survivaient tant bien que mal en Corse vont s’éteindre. Les tanneries, les fabriques de chaussures, les minoteries, les brasseries, les poteries, les fabriques d’allumettes, les tonnelleries, les distilleries, les fabriques de pâtes, les fabriques de savon, les fabriques de toiles nommées drap corse, les produits de la pêche… toutes ces productions, toutes ces « industries », dit Antoine Albitreccia, allaient disparaitre sous la pression de la concurrence en provenance de Marseille. Cet assèchement conduit aussi au déclin des productions agricoles. Et, modèle de cynisme, le mythe du fameux « corse paresseux » va prendre la place du paysan travailleur et devenir durant la première moitié du XXsiècle la plaisanterie bientôt admise par tous et dont on se repaît. Une histoire à vous faire haïr l’exercice de l’humour.
 

Entre colère, compromis et fatalisme

Il ne faut pas croire que les Corses acceptent cette situation. Plusieurs députés, au Parlement, dont notamment le député Joseph Limperani, parent du général Sebastiani, protestent vigoureusement et de manière récurrente : « On parle beaucoup messieurs, de la distance qui sépare la Corse des autres départements de France dans les arts de la civilisation, et on n’a point réfléchi qu’on s’obstine depuis de longues années à soumettre ce pays, en matière commerciale, à un régime qui serait fatal partout où il serait établi, même dans les contrées dix fois plus favorisées de la nature que la Corse » (Assemblée Nationale 1835). Limperani demande au gouvernement d’investir puissamment dans le service des douanes pour surveiller les côtes insulaires plutôt que d’étrangler son île. Lorsqu’il prononce ce discours, il y a déjà treize ans que ce régime est appliqué à la Corse. Il le restera pendant plus de quatre-vingt-dix ans.
 
Il faut se poser ici la question de savoir pourquoi, à coté de quelques députés qui protestaient, tant de gens également dans notre île se sont accommodés de ce régime. Pour les uns, ils n’avaient pas accès comme aujourd’hui à l’information et vivaient cette situation comme une fatalité. Pour une partie de la bourgeoisie, il lui était répondu qu’il fallait choisir : supprimer les lois douanières et les arrêtés Miot ou conserver les deux. Marché de dupes. Les arrêtés Miot était pour eux le moyen d’échapper aux droits de succession. Ils s’en accommodèrent donc.
 
Sous Napoléon III, le gouvernement était sous la pression des députés du Midi et des producteurs provençaux, plus puissants que les députés de Corse et pour lesquels ce régime était une aubaine. En compensation, le pouvoir impérial décida d’investir puissamment en Corse dans la réalisation de grands travaux. Cela en réalité ne pouvait pas enrayer la perte rapide, catastrophique, des savoir-faire et la démoralisation rampante qui s’installait. A la chute de l’Empire en 1870, la Corse se vit reprocher d’avoir pour la seconde fois inventé un Napoléon, et le volontarisme du régime impérial laissa la place à un sentiment de défiance qui n’arrangea rien. La Corse à partir de ce moment-là est entrée, durant toute la fin du XIXsiècle, dans une forme de crise économique qui a conduit de plus en plus d’insulaires sur les routes de l’exil.  
 

Dépression économique, exode et guerre

Il faut attendre le début du XXsiècle pour que des gouvernements s’alarment réellement de l’état de la Corse. L’affaire était devenue trop grave. L’idée d’abroger les lois douanières est alors évoquée puis, bientôt, acceptée. Le Parlement est prié de s’emparer de ce problème. Le législateur, posant en préalable que « dans ses relations avec la France continentale, la Corse est considérée, en principe, comme un pays étranger », constate que « l’appauvrissement de ce territoire malheureux, le marasme de sa situation économique s’accompagne de l’exode de sa population ». Il était alors officiellement admis que « le régime spécial remontant à la loi du 21 avril 1818 », fut « un des principaux obstacles au développement économique de cette île ».

Nous sommes en 1911, l’obstacle existait donc depuis quatre-vingt-treize ans. La Corse est en crise. Elle cesse, certes, à cette date d’être considérée comme un pays étranger (la grande nouvelle !) mais la pauvreté y est accablante, des milliers d’hectares sont désormais en friche, les métiers sont perdus, et une partie importante de la population a commencé à déserter le territoire. La loi est définitivement votée en 1912, accompagnée de mesures spéciales censées aider les insulaires à compenser les effets dramatiques de cette histoire…
 

Un handicap jamais corrigé et trop rarement pointé

La Corse pourtant ne se relèvera pas de cette situation. D’abord, parce que deux ans plus tard, en 1914, la guerre éclate. Les gouvernements auront désormais bien d’autres priorités que celle de savoir si la Corse se relèvera ou non du régime qui lui fut appliqué. Ensuite parce que « au cours du XXsiècle, la tendance amorcée précédemment s’est accentuée » constatera très longtemps plus tard, en 1984, un inspecteur des finances, Noël de Saint-Pulgent.
A la demande du gouvernement de l’époque et principalement de Gaston Defferre, il dresse ce constat d’une permanence des handicaps majeurs qu’on fait subir à cette île au-delà de sa situation naturelle. « Des facteurs non spécifiques à la Corse y ont contribué… mais des évènements proprement insulaires, ou la mise en place de dispositifs particuliers à la Corse, ont amplifié le phénomène… » écrit-il.
Parmi ces dispositifs particuliers, l’auteur cite notamment le système de la continuité territoriale conçue comme une « continuité intégrationniste » qui favorise une nouvelle fois la consommation des produits continentaux… « Ce qui a provoqué la disparition de certaines productions locales et empêché d’autres de se développer ». Un constat qui fut aggravé en 2000 par Michel Rocard dans un article qu’il publiait dans le journal Le Monde : « Est-ce stupidité, manque de courage ou concussion ? L’administration avait assuré la continuité territoriale pour les transports de personnes et pour les transports de marchandises de l’hexagone vers la Corse, mais pas dans le sens inverse ! Les oranges corses continuaient d’arriver à Marseille avec des frais de transport plus élevés que celles qui venaient d’Israël. Pour les vins et la charcuterie, ce fut la mort économique ».  
 
Je voudrais, ici, faire part de ce qui s’est passé lorsque j’ai raconté cette histoire dans un petit livre intitulé Corse, le syndrome de Pénélope. Plusieurs auteurs avaient évoqué l’existence de ces lois douanières mais tous, à l’exception de Noël de Saint-Pulgent en 1984, en avaient ouvertement ou implicitement minimisé les effets. Lorsque j’ai entrepris de faire des recherches et que j’ai publié le résultat de ces recherches, plusieurs personnes, dont quelques amis, m’ont reproché cette publication : « Il ne faut pas raconter cela. Tu ne rends pas service à la Corse en le faisant ». J’étais, dans un premier temps, perplexe.

Il est vrai que cette histoire n’est pas glorieuse. Elle n’est glorieuse pour personne. Je comprends la gêne, voire l’incrédulité, qui peut accompagner son récit. Il y a quelque chose d’invraisemblable dans la prise de décision du roi Louis XVIII à l’origine. Et il y a quelque chose de plus invraisemblable « encore » dans la surdité des différents gouvernements pendant quatre-vingt-treize ans… de plus invraisemblable « encore et encore » dans le contenu des textes en forme de mea culpa proposés par le législateur en 1911… de plus invraisemblable « encore et encore et encore » dans ce que raconte un inspecteur des finances en 1984… et de plus invraisemblable « encore et encore et encore et encore » dans ce que révèle Michel Rocard en 2000…

La seule manière de ne pas avoir à ajouter éternellement de « l’encore » à « l’encore » est de cesser de dissimuler, de mentir et de se mentir. Pour sortir du bourbier, il faut affronter la réalité, avoir le souci de chercher et celui de raconter ce que nous découvrons. Pour retrouver un peu d’espoir, de confiance et de volonté il faut cesser de croire que la Corse est condamnée naturellement au pire, sortir de l’idée que  « Corsica non avrà mai bene », ou qu’il n’y a rien à faire dans cette île…  Comme toute révolte, la révolte des Corses n’était pas le signe d’une méchanceté particulière, d’un manque de reconnaissance à l’égard d’un bienfaiteur, d’une inadaptation radicale à la démocratie, comme on a pu le suggérer ici ou là et comme certains le suggèrent encore. Des gouvernements à Paris et une partie non négligeable des élites insulaires ont commis de graves erreurs de jugement dont un petit peuple, qui n’est ni meilleur ni pire qu’un autre, a subi les effets.
 
Au-delà de la révolte, le temps d’un Riacquistu est passé par là et le temps d’un véritable espoir est venu. A suivre…
 
Vendredi 25 Mars 2022
Sampiero Sanguinetti