Protéger l’emploi local ? L’expérience néo-calédonienne

Peut-on, dans un ordre juridique fondé sur l'égalité des citoyens et la liberté de circulation, privilégier une certaine catégorie de la population en fonction de l'origine ou de l'ancienneté de résidence ? La France y serait, par tradition et idéologie, totalement rétive. Pourtant, des revendications de ce type s'y développent, notamment en matière de logement, et il est même un territoire - la Nouvelle-Calédonie - où la "protection de l'emploi local" est un principe constitutionnellement protégé. André Fazi revient sur l'histoire et la mise en œuvre de cette protection.



1984, Gabriel Duval/ AFP
1984, Gabriel Duval/ AFP
Depuis les années 1970, la protection de l’emploi local ou corsisation des emplois est au centre des revendications nationalistes corses, mais elle heurte a priori tant les principes égalitaires de la République française que la libre circulation des travailleurs défendue par l’Union européenne. Si l’Assemblée de Corse a bien, en 2019, adopté une Charte pour l’emploi local, cette dernière ne s’impose pas aux employeurs, et elle a malgré tout suscité une réaction très négative du côté étatique.

Pourtant, en Nouvelle-Calédonie, pays et territoire d’outre-mer où le droit européen s’applique de façon beaucoup plus souple, la France soutient cette protection depuis 1998. Des dispositifs protectionnistes identiques sont d’ailleurs possibles, depuis la révision constitutionnelle de 2003, dans les collectivités d’outre-mer dotées de l’autonomie.
Toutefois, aussi important et symbolique soit-il, un principe vaut aussi et probablement avant tout par sa mise en application. Nous proposons ainsi de revenir ici sur l’histoire, les formes et les résultats de cette protection de l’emploi local en Nouvelle-Calédonie.

Le décisif Accord de Nouméa

Suite aux événements très violents des années 1980, les accords de Matignon-Oudinot, en 1988, affirmaient la nécessité de « corriger les déséquilibres que traduit la trop faible présence des Mélanésiens dans les différents secteurs d’activité du territoire, et en particulier dans la fonction publique ».
En conséquence, l’exposé des motifs du projet de loi portant dispositions statutaires et préparatoires au scrutin d’autodétermination en Nouvelle-Calédonie, toujours en 1988, reconnaissait que la « communauté mélanésienne » (on ne parlait pas là de kanak ou de peuple kanak) était la « première victime des déséquilibres issus de la colonisation » et devait donc « être le principal bénéficiaire des mesures mises en œuvre pour redonner au territoire une plus grande cohésion ». Au demeurant, on ne voulait alors reconnaître de droits particuliers à cette même communauté qu’en matière foncière.

Finalement, il fut jugé prématuré d’organiser un référendum d’autodétermination en 1998, et cela commandait d’offrir de nouvelles perspectives à l’archipel. Ainsi, le 5 mai 1998, l’Accord de Nouméa, signé par les principales forces représentatives kanak et caldoches et le gouvernement de Lionel Jospin, attestait notamment que « la taille de la Nouvelle-Calédonie et ses équilibres économiques et sociaux ne permettent pas d’ouvrir largement le marché du travail et justifient des mesures de protection de l’emploi local ».
Or, même si le texte n’était guère plus précis, une dérogation à un principe aussi fondamental que l’égalité devant le travail exigeait que ledit accord acquière valeur constitutionnelle, ce à quoi consentit la grande majorité des acteurs politiques nationaux. Ainsi, depuis la révision de 1999, l’article 77 de la Constitution indique que le statut du territoire se fonde sur « le respect des orientations définies par cet accord ».

L’article 24 du statut de 1999 pouvait ainsi disposer que :
Dans le but de soutenir ou de promouvoir l’emploi local, la Nouvelle-Calédonie prend au bénéfice des citoyens de la Nouvelle-Calédonie et des personnes qui justifient d’une durée suffisante de résidence des mesures visant à favoriser l’exercice d’un emploi salarié, sous réserve qu’elles ne portent pas atteinte aux avantages individuels et collectifs dont bénéficient à la date de leur publication les autres salariés.
De telles mesures sont appliquées dans les mêmes conditions à la fonction publique de la Nouvelle-Calédonie et à la fonction publique communale. La Nouvelle-Calédonie peut également prendre des mesures visant à restreindre l’accession à l’exercice d’une profession libérale à des personnes qui ne justifient pas d’une durée suffisante de résidence.

Précisons que le citoyen de la Nouvelle-Calédonie est le citoyen français qui peut voter lors des élections provinciales, où le droit de suffrage est, lui aussi, restreint. Cette restriction-là a suscité bien des polémiques et même une nouvelle révision constitutionnelle en 2007, contre la position défendue par les Caldoches, afin de geler le corps électoral. Les citoyens de la Nouvelle-Calédonie sont donc les citoyens Français établis dans l’archipel avant le 8 novembre 1998, date du référendum sur l’Accord de Nouméa, et qui y résident depuis au moins dix ans, ainsi que leurs descendants. Cela étant, la durée maximale de résidence exigée pour faire partie des personnes favorisées sera de dix ans aussi.

Des débuts difficiles

Il était donc devenu possible à une assemblée territoriale, le Congrès de la Nouvelle-Calédonie, d’adopter des mesures de discrimination positive, favorisant certains Français par rapport à d’autres Français. C’était bien un événement majeur.

Pour autant, les restrictions à l’accès à l’emploi, donc à un droit fondamental, ne pouvaient être décidées de façon parfaitement libre. Tant vis-à-vis du droit français que du droit international, un cadre d’exercice devait être établi. Ainsi, le Conseil constitutionnel imposa le principe de la proportionnalité des restrictions, en précisant que les lois du pays devraient « fixer, pour chaque type d’activité professionnelle et chaque secteur d’activité », la « durée suffisante de résidence […] en se fondant sur des critères objectifs et rationnels en relation directe avec la promotion de l’emploi local, sans imposer de restrictions autres que celles strictement nécessaires ».
Face à cette contrainte, les élus néo-calédoniens éprouvèrent quelque difficulté. En juillet 2005, le gouvernement territorial présenta un premier projet de loi du pays relatif au soutien et à la promotion de l’emploi local dans les fonctions publiques de Nouvelle-Calédonie. Celui-ci prévoyait que l’accès aux emplois publics pour les catégories B, C et D soit entièrement réservé aux citoyens néo-calédoniens et aux personnes résidant depuis plus de dix ans dans l’archipel. Or, dans son avis du 17 novembre 2005, le Conseil d’État considéra une telle restriction inconcevable, car contraire au principe de proportionnalité ainsi qu’au droit international, et le texte fut retiré.

Quelques mois plus tard, en janvier 2006, le gouvernement territorial présenta un nouveau projet, toujours relatif à l’emploi public. Celui-ci posait le principe, suggéré par le Conseil d’État, de l’ouverture de deux concours pour chaque type de recrutement, dont l’un serait réservé aux citoyens néo-calédoniens, aux personnes justifiant de dix années de résidence et aux fonctionnaires déjà en poste dans le territoire.
Toutefois, le niveau de restriction demeurait très élevé. On prévoyait que 95% des postes de catégorie C ou D, et 90% des postes de catégorie B, A ou A+, soient attribués par les concours réservés. Face à un risque élevé d’inconstitutionnalité, ce second texte fut aussi retiré, ce qui était probablement judicieux. En 2009, le Conseil d’État invalida une loi du pays polynésienne qui réservait aux résidents 95% des postes aux concours externes de catégories A, B, C et D, avec pour seule exception les catégories A dans la santé et la recherche. La justification était très simple : « l’assemblée de la Polynésie française a imposé à l’accès aux emplois publics en Polynésie française des restrictions excédant celles strictement nécessaires à la mise en œuvre de l’objectif de soutien de l’emploi local et méconnu le principe constitutionnel d’égal accès aux emplois publics ».

La quête de proportionnalité

Ce n’est donc qu’en 2010 qu’entra en vigueur le premier texte protégeant l’emploi local en Nouvelle-Calédonie, relatif uniquement à l’emploi privé. La loi du pays du 27 juillet 2010 pose pour principe que : « à conditions de qualification et de compétence égales, l’employeur est tenu de donner la priorité au citoyen de la Nouvelle-Calédonie ».
Cependant, afin de satisfaire à l’exigence de proportionnalité, plus le recrutement local est difficile, plus la durée de résidence exigée est faible. Quatre catégories ont ainsi été créées, et aux extrêmes :
- Lorsque l’activité professionnelle est « principalement satisfaite par le recrutement local », c’est-à-dire lorsque le recrutement local représente plus de 75% du secteur, la durée de résidence doit être « au moins égale à dix ans ».
- Lorsque l’activité professionnelle connaît « d’extrêmes difficultés de recrutement local », c’est-à-dire lorsque le recrutement local représente moins de 25% du secteur, la durée de résidence peut être inférieure à trois ans.

Le classement des différentes activités professionnelles et des restrictions correspondantes est établi par un « accord collectif interprofessionnel », que le gouvernement territorial reprend ensuite dans un arrêté. Le tableau doit être révisé au moins tous les trois ans pour tenir compte des évolutions du marché du travail.
Le dernier arrêté de révision du tableau date du 17 janvier 2024, et inclut plus de 600 activités, dont près des trois quarts exigent au moins dix ans de résidence. On ne s’étonnera guère que la durée requise soit inférieure à trois ans pour les pharmaciens, et qu’elle passe à au moins trois ans pour les maîtres d’hôtel, ou à au moins cinq ans pour les éducateurs de jeunes enfants. Toutefois, ces durées ne sont pas toujours corrélées aux niveaux de formation. On demande ainsi dix ans de résidence pour les opticiens, et moins de trois pour les travailleurs de niveau BEP ou CAP en charge de l’étanchéité et de l’isolation.

La consécration du double concours

Malgré l’adoption de ce texte sur l’emploi privé, la question de l’emploi local dans la fonction publique a pris encore du retard. Une loi du pays a bien été adoptée, le 21 janvier 2014, mais elle a donné lieu à un épisode assez étonnant.
Saisi par le président de la province des îles Loyauté, le Conseil constitutionnel a considéré que ce texte ne comportait « aucune disposition favorisant l’accès à l’emploi dans la fonction publique au bénéfice des citoyens de la Nouvelle-Calédonie et des personnes qui justifient d’une durée suffisante de résidence », et qu’il méconnaissait ainsi « le principe de préférence locale pour l’accès à l’emploi, consacré par l’Accord de Nouméa ». Le Conseil affirmait ainsi que la protection de l’emploi local en Nouvelle-Calédonie n’était pas une simple possibilité donnée aux élus territoriaux, mais une exigence.

Cette exigence a été satisfaite par la loi du pays relative à la protection, à la promotion et au soutien de l’emploi local pour l’accès aux fonctions publiques de Nouvelle-Calédonie, adoptée à l’unanimité le 24 novembre 2016. Pour les recrutements dans la fonction publique, deux concours doivent être organisés, avec des épreuves identiques et un jury commun. Le premier est réservé aux citoyens, à ceux qui justifient de dix ans de résidence, et à ceux qui justifient d’une durée de résidence suffisante en considérant les difficultés du recrutement local sur le type d’emploi en question. Cette durée peut être de dix ans, cinq ans, trois ans, ou moins de trois ans. 

Pour mesurer la difficulté du recrutement local, le gouvernement territorial considère la proportion de citoyens de la Nouvelle-Calédonie ou de personnes résidentes depuis au moins dix ans qui ont postulé sur chaque type d’emploi, pendant les trois dernières années ou lors des trois derniers concours organisés.
- À un extrême, si cette proportion est égale ou supérieure à 75%, on considère que le type d’emploi est principalement pourvu par le recrutement local.
- À l’autre extrême, si cette proportion est inférieure à 25%, on considère qu’il présente d’extrêmes difficultés de recrutement local.
 
Comme pour l’emploi privé, plus le recrutement local est difficile, plus la protection de l’emploi local est faible. Toutefois, la proportion de places offertes au premier concours ne peut être inférieure à 90% pour la catégorie C, à 80% pour la catégorie B, et à 60% pour la catégorie A.

Des résultats en demi-teinte ?

La protection de l’emploi local en Nouvelle-Calédonie est donc bien devenue une réalité. Cependant, la question de son efficacité reste ouverte, et elle est d’autant plus décisive dans le contexte extrêmement tendu de sortie de l’Accord de Nouméa, notamment marqué par des mobilisations d’une rare violence et qui ont eu de lourds impacts sur l’appareil productif.

Concernant l’emploi public, selon le bilan des six premières années d’application, établi par la direction des ressources humaines de la fonction publique de Nouvelle-Calédonie, 93% des candidats recrutés étaient citoyens calédoniens ou justifiant de la durée de résidence requise. Il s’agirait ainsi d’un grand succès. Toutefois, l’Association de lutte contre les discriminations à l’embauche envers les natifs calédoniens conteste ce chiffre, qu’elle assimile à de la propagande.
Concernant l’emploi privé, le leader du MEDEF de Nouvelle-Calédonie, défenseur logique du libre recrutement, affirme volontiers que la protection de l’emploi local, dans un contexte de rareté des compétences, ne fait qu’ajouter au manque d’attractivité du territoire et aux difficultés de ses entreprises. Il affirme qu’il est insensé, à compétences égales, de recruter un non-local, car cela reviendrait plus cher alors même qu’il existe un doute sur la bonne intégration de ce salarié à la société néo-calédonienne. Pour preuves, en 2019, 84% des emplois auraient été pourvus par des citoyens ou des personnes justifiant de dix ans de résidence, et les contestations d’embauche devant la Commission paritaire de l’emploi local seraient de plus en plus rares.

Pourtant, plusieurs éléments indiquent que les politiques de rééquilibrage devraient être non seulement poursuivies mais renforcées. Au niveau académique, Amélie Chung et Kathleen Wright ont très récemment montré que dans les années 2014 et suivantes, « être né sur l’île diminue les chances d’être en emploi de 8 % par rapport à un non-natif ». De plus, leurs tests de discrimination indiquent que les Kanak ont significativement moins de chances d’obtenir un stage, tout particulièrement les hommes.
Selon l’institut statistique territorial, l’ISEE, en 2023 le taux d’emploi des Kanak était de 49,3% alors que celui des autres communautés était de 68%. Dans la province des îles Loyauté, où la population est à 95% kanak, le taux d’emploi en 2019 était à peine de 40%.

On peut donc se demander si les dispositifs de protection de l’emploi local, contrairement aux objectifs initiaux, ne bénéficient pas avant tout aux personnes d’origine européenne, dont le niveau de formation est beaucoup plus élevé. En 2019, 31,5% des Kanak n’avaient aucun diplôme, et – malgré de réels progrès – à peine 6,5% avaient un diplôme du supérieur. Pour les personnes d’origine européenne, 6,9% n’avaient aucun diplôme et 43,6% un diplôme du supérieur.
L’écart est colossal, et se reflète naturellement dans le niveau des emplois occupés. L’enquête Forces de travail 2022, de l’ISEE, le montre de façon implacable. À peine 3% des salariés kanak étaient cadres dans le secteur privé, contre 13% chez les non-kanak. Dans le secteur public, 13% des Kanak étaient cadres, contre 45% des non-kanak.

Permise par une situation politique exceptionnelle, la protection de l’emploi local en Nouvelle-Calédonie, concrétisée par deux lois du pays de 2010 et 2016, est donc loin d’avoir porté tous les fruits espérés. En outre, les nouvelles tensions entre communautés sembleraient aussi de nature à renforcer celle qui est déjà économiquement dominante. C’est dire combien les discussions relatives à un nouveau statut, qui font actuellement l’objet d’un projet de loi constitutionnelle, sont loin de résumer l’ensemble des problématiques territoriales.

 
Lundi 27 Octobre 2025
André Fazi