Redécouvrir l'œuvre de Francesco Giammari



Francesco Giammari a été un artiste engagé pour la cause irrédentiste. De 1932 à 1942, il fut l’illustrateur officiel de Corsica Antica e Moderna. Cette revue, esthétiquement très belle, a été un véritable creuset de la propagande du régime fasciste en direction des intellectuels. Hélène Erika Sanchez, qui pratique la gravure en taille douce, revient sur le parcours et l’œuvre de Giammari, xylographe hors pair et incontournable iconographe de la Corse.



Francesco Giammari, détail de couverture de Corsica Antica e moderna
Francesco Giammari, détail de couverture de Corsica Antica e moderna
En prônant l’unité italienne, le Risorgimento réveillait dès la seconde moitié du XIX° siècle l’irrédentisme et le projet de rattachement à l’Italie de la Corse, au même titre que le Trentin, l’Istrie et la Dalmatie ou de l’ensemble des territoires considérés comme italiens.
Au début du XXe siècle, le contexte économique et politique renforce l’irrédentisme corse : le fascisme et les calculs mussoliniens, le retard économique de la Corse (en comparaison avec Livorno qui est en pleine expansion), l’absence de reconnaissance de la culture corse  par un Etat français centralisateur… En aiguillon de cette idéologie, on trouve des jeunes Corses d’Italie, qui ont suivi leurs études dans les universités de Terra ferma grâce aux bourses Italiennes. Ralliés au fascisme, ces intellectuels et artistes vont développer toute une propagande vantant l’italianité de l’île.

Corsica antica e moderna

La parution de cette revue est une véritable opération de séduction conçue par Francesco Guerri, idéologue fasciste qui s’emploie à fonder une certaine doctrine de l’irrédentisme.
Sur le fond, Corsica Antica e Moderna développe des études traitant de « Storia, Lettere, Scienze, Arti e Turismo » en lien avec la Corse. Elle devient un lieu d’expression dans la tradition des publications érudites [1]. Son rédacteur en chef, Marco Angeli, bras droit de Guerri, permet aux historiens, linguistes, poètes qui ont une relation avec la Corse d’être publiés et reconnus.

Sur la forme, il s’agit d’une revue d’une grande qualité. Sa composition claire et son impression sur papier glacé permettent une lecture agréable. Dès 1932, elle prend sa forme définitive et ses rubriques varieront peu jusqu’en 1942.
La page de garde présente toujours un bois original de Francesco Giammari, suivi du titre également gravé en bandeau « Corsica antica e moderna » et de la mention « Rivista bimestrale, diretta da F. Guerri ». La gravure de la page de garde est systématiquement reprise dans le numéro suivant. Cette reprise est imprimée en gravure hors texte sur une page spéciale, non numérotée, en papier bulle (épais non glacé de couleur jaunâtre) qui laisse croire à une impression originale. Cette gravure hors texte est un véritable cadeau artistique au lecteur.

Le sommaire est ensuite présenté en page 2, avec la mention « Rivista del pensiero corso », tandis qu’on trouve également au bas de cette page les titres, auteurs et techniques utilisées pour la réalisation des visuels.
L’iconographie est très intéressante. Avec les premiers numéros, sont offertes des reproductions sur papier dépliable, d’anciennes cartes de Corse : avec le numéro 1, la Carta dell’isola del 1769 de Domenico Policardi et Innocenzo Chiesa ; et avec le numéro 2, la Carta della Corsica de secolo XVI, du Vatican.

La contribution de Giammari

Francesco Giammari est un militant irrédentiste [2] né à Ortale le 26 mars 1908. Après des études secondaires à Bastia et une licence obtenue à l’Académie des beaux-arts de Rome (Peinture et décors), il collabore dès les débuts de la revue en 1932. Il a alors 24 ans.
Recruté par son ami Marco Angeli pour son talent et ses idées, pendant dix ans il participe à l’élaboration de la revue Corsica Antica e Moderna. Il illustrera également les ouvrages irrédentistes [3].

Il crée spécialement pour la revue, des bandeaux, des vignettes et culs-de--lampes de grande qualité pour introduire les différents thèmes abordés par les chroniqueurs. Dans ses créations purement graphiques telles que les vignettes et bandeaux, il recherche du sens au-delà de l’amélioration esthétique de la revue.
Il y représente le plus souvent les principaux attributs de la Corse, comme les deux tritons entourant la tête de maure ou deux femmes corses portant sur leur tête leur saut. Pour la rubrique linguistique « vocabolario corso » écrite par Marco Angeli, Giammari crée un très expressif bandeau introductif qui met en scène des représentations architecturales à travers les siècles.

L’intervention de Giammari est très moderne, car on peut lire ses gravures indépendamment des textes publiés. Il ne se contente pas d’illustrer le texte d’autres intellectuels, c’est un artiste qui donne de l’engagement idéologique à ses interventions graphiques.
Si les thèmes de la revue sont illustrés presque exclusivement par Giammari, on peut cependant trouver aussi des reproductions de gravures anciennes représentant des personnages historiques, ainsi que de très intéressantes photos - telle la chapelle ardente élevée lors de la mort de Santu Casanova, des vues des troupes italiennes en Corse dont une vue du porche de la citadelle de Bastia ou des manifestations de propagande irrédentistes.

Le processus créatif de Giammari

Francesco Giammari, couverture de Corsica antica e moderna, détail
Francesco Giammari, couverture de Corsica antica e moderna, détail

Pour illustrer une idéologie comme l’irrédentisme, Giammari a recours aux symboles, à l’allégorie, à la mythologie. Il réinterprète de grands thèmes de la tradition et de l’histoire corse.
L’allégorie permet de rendre visible un thème abstrait, de percevoir et d’exprimer en même temps, de rendre rapidement compréhensible en donnant vie aux symboles comme par exemple les chaînes brisées, la hache…

Giammari fait preuve d’inventivité pour trouver les liens exprimant la communauté de destin avec l’Italie. Les échanges économiques sont évoqués par la représentation de grands voiliers italiens dans le port de Bastia. Ici la louve romaine symbolise la mère patrie - l’Italia. Là, des chevaux tirent un chariot chargé de pins larici : c’est le commerce du bois pour la marine, image directement inspirée des reportages photo.
 
Giammari est bien dans la tradition italienne avec cette référence constante à la mythologie. Ses thèmes illustrent aussi parfaitement toutes les problématiques du fascisme : restauration d’une morale naturelle et historique, réappropriation de son histoire et de ses propres valeurs, idéalisation du passé.
Le fascisme multiple alors les initiatives pour favoriser les artistes, en particulier en finançant des grandes manifestations, des académies et des instituts [5]. La corporation des artistes et sculpteurs est créée dès 1926 sous l’impulsion de Giovanni Gentile.

On sait grâce à Luigi Servolini [4], historien de la gravure en Italie, que Giammari participait à de nombreuses mostre. La galerie d’art Moderne de Turin exposait ses œuvres. En 1931 est inaugurée à Rome la première quadriennale d’art, Giammari participera à la seconde édition. On sait aussi que ses œuvres sont publiées dans La Cultura Moderna, revue milanaise, en 1940.
À travers ses gravures, Giammari participe à la résurrection d’une tradition spirituelle corse déjà renouvelée avec la revue A Muvra. Il porte également les revendications corsistes : reconnaissance culturelle, liberté des choix, respect des traditions. Les personnages représentés sont tous habillés comme des bergers. Les paysages représentent les lieux symboliques de la Corse. Les grands thèmes historiques sont très présents. La bataille de Ponte Novu est une référence constante: le Golu rouge de sang, la bataille fait rage, les corps flottent et descendent le cours du fleuve in Apparizione a Ponte Nuovo, Bandiera di guerre a Ponte Nuovo

Les images sont fortes. Le milicien corse : un homme se détache d’un fond clair, l’ambiance reste sombre, le visage éclairé est viril et anguleux, c’est celui d’un homme dans la force de l’âge. Les ondulations de ses vêtements expriment le mouvement. L’atmosphère est nocturne, il s’agit bien d’un milicien déterminé et en pleine action, sa sacoche en bandoulière chargée.
Quant à la femme corse, soit c’est une belle femme qui porte un châle sombre et regarde dans les yeux le lecteur médusé de tant de détermination. Son visage baigné de lumière reflète la fierté. Soit c’est une vieille femme, véritable représentation de la tradition.

Le choix de la xylographie

Les réalisations de Giammari sont de facture très classique. La xylographie [5] est encore utilisée par de nombreux artistes à cette époque, mais commence à décliner comme outil de représentation graphique au profit des techniques de reproduction plus modernes (reproduction photographique des œuvres d’artistes).
Bien qu’il maîtrise d’autres techniques de gravures, comme l’eau forte, c’est la xylographie que choisit Giammari ; sans doute car il s’agit de la technique la plus expressive pour ce genre de représentations. La technique sur bois est celle qui synthétise en même temps les sentiments et les images : force des ombres et des lumières, profondeurs des noirs, fausse simplicité du trait…

La xylographie exige une dure discipline, il y a beaucoup de rigidité dans l’exécution (le burin, le bois évidé pour créer les lumières). Il y a une soumission au sujet choisi (aucune spontanéité d’exécution), il faut de la personnalité pour exprimer quelque chose avec cette technique très manuelle.
Pendant les dix ans d’existence de la revue Corsica antica e moderna, Giammari a beaucoup produit, on recense plus de 80 gravures - sans compter les vignettes. En juillet 1943, la chute du régime fasciste marque la fin de la revue et du mouvement irrédentiste corse.
 
Giammari, comme d’autres militants irrédentistes, a été condamné à l’exil. Il cesse alors de produire des gravures, son inspiration ayant été avant tout idéologique. Après la guerre, on le retrouve comme décorateur à Rome pour l’industrie cinématographique [7]. Il meurt en 1973 à Rome.
 
Sortir Giammari de l’oubli, regarder en face cette riche période, cela peut être un objectif… La Bibliothèque nationale de France ne possédait en 2007 qu’une seule pièce de cet artiste corse, il s’agissait d’une carte postale versée au dépôt légal en 1988. Depuis cette injustice a été réparée. En effet la Bibbiuteca Patrimuniale Tommaso Prelà a numérisé les numéros de Corsica Antica e moderna et ceux-ci sont consultables en ligne.

Notes

[1] L’Archivio storico di Corsica (1925), l’Atlante linguistico ed etnografico italiano della Corsica (1933).
[2] Voir les travaux de Francis Pomponi, dont « Le régionalisme en Corse dans l'entre-deux-guerres (1919-1939) », dans Régions et régionalisme en France du XVIIIème siècle à nos jours, PUF, 1977.
[3] Dont 
Gli anni e le opere dell’ irredentismo corso de Francesco Guerri, publié en 1941.
[4] Luigi Servolini, D
izionario illustrato degli incisori itialiani, 1955.
[5] Le terme de xylographie indique qu’il s’agit d’une gravure sur bois. L’artiste évide à l’aide d’outil la plaque de bois. Le relief restant est encré. Selon que la plaque de bois (matrice) est taillée dans le sens des fibres de bois ou à contre sens des fibres (bois de bout) le résultat est différent. Le bois de bout permet une gravure fine et précise au burin. Giammari utilise le bois de debout avec dextérité. Il connaît d’autres procédé puisqu’on lui connaît une eu forte (gravure à l’acide sur plaque de cuivre ou zinc) représentant Calvi « Civitas Calvi Semper Fidelis » parue dans CAM N°2 de 1933 et publiée dans la revue municipale de Genova en 1930.
[6] Cf. Annuario del cinema italiano.
 
Dimanche 1 Juin 2025
Hélène Erika Sanchez