
Tonì Casalonga, détail d'affiche Corsica Viva
En 1974, la fédération de la Corse du Parti communiste français publiait un numéro hors-série de la revue Économie politique, « revue marxiste d’économie ». Intitulée Corse : les raisons de la colère : perspectives démocratiques, l’étude fut rééditée l’année suivante aux Éditions sociales.
Son rédacteur aurait été Édouard Perrier, aidé par l’historien corse Antoine Casanova et le géographe Félix Damette. Or, faute de trouver une seule information relative à Édouard Perrier, l’hypothèse d’un pseudonyme se devait d’être explorée. Suivant les contacts pris par Lorenzo di Stefano, auteur d’une très bonne thèse d’histoire sur les partis communistes de Corse et de Sardaigne, et que je remercie vivement, Édouard Perrier pourrait être le pseudonyme adopté par Edmond Poncet. Ce dernier était géographe, auteur de travaux – notamment – sur l’agglomération du Caire, sur l’économie des départements d’outre-mer, et sur les liens entre crise globale et crises régionales (justement avec le même Félix Damette). Du point de vue des contenus, la compatibilité entre ces derniers travaux et l’étude sur la Corse paraît assez claire.
Concernant cette dernière, on en a souvent retenu la critique du régionalisme, suivant laquelle ce dernier serait l’émanation et l’instrument d’une petite bourgeoisie frustrée et essentiellement inquiète pour ses propres intérêts. Par essence, cette dernière refuserait plus ou moins sciemment de dénoncer le système économique dans sa globalité, préférant être invitée à partager sa gestion et ses bénéfices.
« Ce qui définit le régionalisme, c’est le refus d’aborder le problème-clé, la nature de classe de l’État. […]. Cette incapacité ou ce refus d’aborder la question centrale reflète évidemment la nature de classe – petite bourgeoisie – de cette idéologie, mais plus précisément le fait qu’il s’agit de fractions en transition de la petite bourgeoisie, celles qui n’ont pas perdu l’espoir de tirer leur épingle du jeu dans le cadre du système actuel. Ce qu’elles contestent, ce n’est pas le système actuel, c’est la place qu’il leur laisse. »
Il semble clair que ce passage ne vise pas tous les régionalistes. Ceux qui se situaient à gauche, successivement réunis dans le Front régionaliste corse (1966), le Partitu di u Populu Corsu (1973) et le Partitu di u Populu Corsu per l’Autunumia (1974) développaient des thèses voisines [1]. C’est fondamentalement l’Azzione per a Rinàscita Corsa, menée par les frères Edmond et Max Simeoni, qui était ciblée.
Toutefois, aussi importante soit-elle, il serait très dommageable de réduire Les raisons de la colère à cette critique du régionalisme. D’une part, ce serait oublier que les analyses communiste et régionaliste convergeaient en plusieurs points, par exemple au sujet des injustices nées de la politique de modernisation agricole.
D’autre part et surtout, c’était et cela reste une étude très utile de la situation économique et sociale de la Corse de l’époque, dont certains passages peuvent facilement rappeler la situation actuelle. Le choix d’un seul extrait s’avérant trop difficile, on en proposera ici deux, essentiellement relatifs à l’économie et à l’emploi, en espérant qu’ils incitent à relire l’étude dans son intégralité.
Son rédacteur aurait été Édouard Perrier, aidé par l’historien corse Antoine Casanova et le géographe Félix Damette. Or, faute de trouver une seule information relative à Édouard Perrier, l’hypothèse d’un pseudonyme se devait d’être explorée. Suivant les contacts pris par Lorenzo di Stefano, auteur d’une très bonne thèse d’histoire sur les partis communistes de Corse et de Sardaigne, et que je remercie vivement, Édouard Perrier pourrait être le pseudonyme adopté par Edmond Poncet. Ce dernier était géographe, auteur de travaux – notamment – sur l’agglomération du Caire, sur l’économie des départements d’outre-mer, et sur les liens entre crise globale et crises régionales (justement avec le même Félix Damette). Du point de vue des contenus, la compatibilité entre ces derniers travaux et l’étude sur la Corse paraît assez claire.
Concernant cette dernière, on en a souvent retenu la critique du régionalisme, suivant laquelle ce dernier serait l’émanation et l’instrument d’une petite bourgeoisie frustrée et essentiellement inquiète pour ses propres intérêts. Par essence, cette dernière refuserait plus ou moins sciemment de dénoncer le système économique dans sa globalité, préférant être invitée à partager sa gestion et ses bénéfices.
« Ce qui définit le régionalisme, c’est le refus d’aborder le problème-clé, la nature de classe de l’État. […]. Cette incapacité ou ce refus d’aborder la question centrale reflète évidemment la nature de classe – petite bourgeoisie – de cette idéologie, mais plus précisément le fait qu’il s’agit de fractions en transition de la petite bourgeoisie, celles qui n’ont pas perdu l’espoir de tirer leur épingle du jeu dans le cadre du système actuel. Ce qu’elles contestent, ce n’est pas le système actuel, c’est la place qu’il leur laisse. »
Il semble clair que ce passage ne vise pas tous les régionalistes. Ceux qui se situaient à gauche, successivement réunis dans le Front régionaliste corse (1966), le Partitu di u Populu Corsu (1973) et le Partitu di u Populu Corsu per l’Autunumia (1974) développaient des thèses voisines [1]. C’est fondamentalement l’Azzione per a Rinàscita Corsa, menée par les frères Edmond et Max Simeoni, qui était ciblée.
Toutefois, aussi importante soit-elle, il serait très dommageable de réduire Les raisons de la colère à cette critique du régionalisme. D’une part, ce serait oublier que les analyses communiste et régionaliste convergeaient en plusieurs points, par exemple au sujet des injustices nées de la politique de modernisation agricole.
D’autre part et surtout, c’était et cela reste une étude très utile de la situation économique et sociale de la Corse de l’époque, dont certains passages peuvent facilement rappeler la situation actuelle. Le choix d’un seul extrait s’avérant trop difficile, on en proposera ici deux, essentiellement relatifs à l’économie et à l’emploi, en espérant qu’ils incitent à relire l’étude dans son intégralité.
André Fazi
[1] FRC, Main basse sur une île, Paris, Jérôme Martineau éditeur, 1971, p. 125. « Au sein de la paysannerie et des classes moyennes, l’illusion réformiste de l’apolitisme exerce encore ses ravages […]. Enfin, la dénonciation du centralisme n’est pas encore dépassée, alors que l’appareil administratif centralisé constitue seulement la face du pouvoir colonialiste, tournée vers la Corse. C’est le système qui doit être globalement mis en cause, et non pas seulement un de ses rouages institutionnels. Et c’est encore une illusion véhiculée par l’idéologie dominante que de séparer le phénomène politique de la totalité, de croire que l’ensemble des problèmes peut être résolu par un changement rationnel des formes politiques. Un tel changement ne peut rien résoudre, si les rapports de production restent ce qu’ils sont. »
Structure de l'emploi et migrations
Pp. 46-48.
Une telle distorsion entre le volume des besoins et des créations, entre le niveau qualitatif des besoins et les postes offerts, aboutit à une anarchie totale du marché du travail, avec un gâchis considérable. Ceci dit, tant qu’une véritable politique de redressement démographique n’aura pas produit ses effets, la Corse aura besoin d’un apport extérieur de population active. C’est faire preuve de démagogie, voire de racisme, que de fulminer contre « les étrangers », les « allogènes », comme le font certains régionalistes. C’est aussi une solution de facilité qui évite une analyse globale du problème. Le seul résultat concret est de diviser les victimes des monopoles. […].
La structure de ces mouvements migratoires est révélatrice de la croissance que les monopoles imposent à la Corse. Ils entraînent un mouvement de population considérable. L’apport massif de l’extérieur s’accompagne d’un mouvement complémentaire d’expulsion de la population locale ; le solde équivaut à 20% des actifs ; les immigrants représentent 26% selon les données du recensement et 29% si l’on tient compte du rectificatif, mais les émigrants, c’est-à-dire les actifs qui résidaient en Corse en 1962 et dans une autre région en 1968 équivalent à 11% des actifs stables. Cette émigration porte en priorité sur les jeunes.
D’après les chiffres officiels, plus de 3000 jeunes âgés de 15 à 29 ans ont quitté la Corse en six ans. Le solde positif de 3900 impliquerait une immigration de près de 7000 actifs de moins de 31 ans.
Toutefois, c’est pour la population d’âge mur que l’immigration est la plus forte ; en appliquant le même raisonnement que pour les jeunes, le nombre d’arrivées se situerait à environ 9000 personnes. […].
Il y a donc un nombre considérable de salariés qui sont soumis à une surexploitation que l’on peine à imaginer. Selon toute probabilité, la majorité d’entre eux sont des travailleurs immigrés, privés dans la réalité des droits les plus élémentaires. Pire que cela, la majeure partie de cette main d’œuvre est en situation irrégulière, sans contrat de travail. Il est particulièrement important de briser le mur de silence qui isole ces travailleurs de la population. En incluant le travail temporaire, la classe ouvrière corse est, pour une grande majorité, constituée par des travailleurs immigrés. Cela constitue une donnée fondamentale de la situation politique régionale.
Une telle structure de l’emploi explique aisément que le pouvoir n’ait pas ressenti le besoin de créer une formation professionnelle digne de ce nom. Allons plus loin : il ne peut y avoir de véritable formation tournée vers les besoins de la population et de l’économie insulaire, tant que celle-ci n’aura pas radicalement changé de base. À l’heure actuelle, avec le type de croissance malsaine que l’on connaît, l’économie demande en quasi-totalité des emplois non qualifiés. Ce n’est pas l’ouverture récente d’une école hôtelière qui changera grand-chose au fond de la question. Cela d’autant plus que la tendance dominante dans le tourisme est maintenant la diminution de la qualité du service rendu, avec en sus l’accroissement de l’exploitation.
Poser la revendication de la formation professionnelle, sans l’insérer dans son contexte, c’est réduire la lutte nécessaire à un aspect, certes néfaste, mais non déterminant de la politique du pouvoir. Cela est d’autant plus important que la réduction de la carence sur le plan de la formation ne saurait résoudre la situation réellement dramatique dans laquelle est placée la jeunesse.
On a vu que la politique d’emploi du pouvoir lui propose une seule solution : l’émigration. Ou plutôt un « choix » : l’exode ou le chômage.
Une telle distorsion entre le volume des besoins et des créations, entre le niveau qualitatif des besoins et les postes offerts, aboutit à une anarchie totale du marché du travail, avec un gâchis considérable. Ceci dit, tant qu’une véritable politique de redressement démographique n’aura pas produit ses effets, la Corse aura besoin d’un apport extérieur de population active. C’est faire preuve de démagogie, voire de racisme, que de fulminer contre « les étrangers », les « allogènes », comme le font certains régionalistes. C’est aussi une solution de facilité qui évite une analyse globale du problème. Le seul résultat concret est de diviser les victimes des monopoles. […].
La structure de ces mouvements migratoires est révélatrice de la croissance que les monopoles imposent à la Corse. Ils entraînent un mouvement de population considérable. L’apport massif de l’extérieur s’accompagne d’un mouvement complémentaire d’expulsion de la population locale ; le solde équivaut à 20% des actifs ; les immigrants représentent 26% selon les données du recensement et 29% si l’on tient compte du rectificatif, mais les émigrants, c’est-à-dire les actifs qui résidaient en Corse en 1962 et dans une autre région en 1968 équivalent à 11% des actifs stables. Cette émigration porte en priorité sur les jeunes.
D’après les chiffres officiels, plus de 3000 jeunes âgés de 15 à 29 ans ont quitté la Corse en six ans. Le solde positif de 3900 impliquerait une immigration de près de 7000 actifs de moins de 31 ans.
Toutefois, c’est pour la population d’âge mur que l’immigration est la plus forte ; en appliquant le même raisonnement que pour les jeunes, le nombre d’arrivées se situerait à environ 9000 personnes. […].
Il y a donc un nombre considérable de salariés qui sont soumis à une surexploitation que l’on peine à imaginer. Selon toute probabilité, la majorité d’entre eux sont des travailleurs immigrés, privés dans la réalité des droits les plus élémentaires. Pire que cela, la majeure partie de cette main d’œuvre est en situation irrégulière, sans contrat de travail. Il est particulièrement important de briser le mur de silence qui isole ces travailleurs de la population. En incluant le travail temporaire, la classe ouvrière corse est, pour une grande majorité, constituée par des travailleurs immigrés. Cela constitue une donnée fondamentale de la situation politique régionale.
Une telle structure de l’emploi explique aisément que le pouvoir n’ait pas ressenti le besoin de créer une formation professionnelle digne de ce nom. Allons plus loin : il ne peut y avoir de véritable formation tournée vers les besoins de la population et de l’économie insulaire, tant que celle-ci n’aura pas radicalement changé de base. À l’heure actuelle, avec le type de croissance malsaine que l’on connaît, l’économie demande en quasi-totalité des emplois non qualifiés. Ce n’est pas l’ouverture récente d’une école hôtelière qui changera grand-chose au fond de la question. Cela d’autant plus que la tendance dominante dans le tourisme est maintenant la diminution de la qualité du service rendu, avec en sus l’accroissement de l’exploitation.
Poser la revendication de la formation professionnelle, sans l’insérer dans son contexte, c’est réduire la lutte nécessaire à un aspect, certes néfaste, mais non déterminant de la politique du pouvoir. Cela est d’autant plus important que la réduction de la carence sur le plan de la formation ne saurait résoudre la situation réellement dramatique dans laquelle est placée la jeunesse.
On a vu que la politique d’emploi du pouvoir lui propose une seule solution : l’émigration. Ou plutôt un « choix » : l’exode ou le chômage.
Une crise spécifique et multiforme
Pp. 93-95.
Pour autant, la crise régionale en Corse n’est pas la simple projection de la crise générale du capitalisme monopoliste d’État. Les effets de cette crise y sont beaucoup plus accentués dans les autres régions pour ce qui est de la politique de désintégration nationale. Mais surtout, la spécificité de la crise provient de la succession brutale entre la crise traditionnelle et le contre-développement monopoliste.
La violence du retournement de tendance accélère la dégradation, voire la liquidation totale, des branches traditionnelles de l’économie. Elle donne une ampleur nouvelle à la crise démographique : le départ de la population se maintient à un rythme sensiblement identique à ce qu’il était auparavant.
La croissance monopoliste de l’économie passe par l’expulsion de la population locale ou sa mise au chômage. Parallèlement elle nécessite une main d’œuvre considérable, mais de plus en plus temporaire. La Corse devient un camp de vacances pour les uns, un camp de travail pour les autres.
Cette crise régionale frappe l’écrasante majorité de la population. Elle est globale. Mais elle n’a pas laissé la structure sociale initiale en l’état. Les structures traditionnelles, voire archaïques conservées dans le cocon de la crise amortie, éclatent sous l’effet de la nouvelle crise. La modification profonde des classes sociales et la situation intenable dans laquelle elles se trouvent placées créent un traumatisme, une impression d’abandon ou de traitement quasi-colonial.
Au premier rang, la classe ouvrière surexploitée. Malgré l’absence presque totale de l’industrie, elle regroupe environ 40% de la population, en raison du développement rapide du salariat dans l’agriculture et le bâtiment. Si l’on adjoint les employés de commerce et des services, dont les conditions d’existence ne sont pas fondamentalement différentes, c’est 57% de la population qui est concernée. Et ces chiffres ne tiennent pas compte de la main d’œuvre temporaire ; c’est donc en fait plus des deux tiers.
Absence de réelle garantie de l’emploi pour la majorité, niveau scandaleusement bas des salaires, crise aiguë du logement, équipements sociaux accumulant un retard considérable, coût de la vie supérieur au moins de 15 à 20% à celui du continent, c’est la situation faite à la majorité de la population de la Corse. La classe ouvrière est la victime la plus touchée par la croissance monopoliste. Elle doit lutter contre les manœuvres de division, qui trouvent un terrain propice : plus du quart des ouvriers sont des salariés agricoles, 40% travaillent dans le bâtiment : les fortes concentrations ouvrières sont l’exception.
Et surtout, une partie très importante de cette classe ouvrière est formée par des travailleurs immigrés : la majorité des ouvriers agricoles permanents, plus du cinquième dans les autres branches, au total 35%. Isolés dans les campagnes, cantonnés dans les « logements ouvriers » ces domaines viticoles, ou dans les taudis des vieux quartiers à Ajaccio et Bastia, ils subissent plus que tout autre le poids de l’exploitation. Ceux qui travaillent depuis plusieurs années réussissent à imposer certains reculs, notamment dans l’agriculture. Mais la majorité des travailleurs immigrés (plus de 20000) sont des saisonniers, déracinés, puis renvoyés, sans la moindre garantie, sans contrat de travail, dans une situation réellement intenable. Confrontés à des conditions de vie insupportables, ils doivent en plus faire face au racisme.
Les couches moyennes salariées, essentiellement urbaines (enseignants, personnel de l’administration…) sont certes moins durement touchées. Mais la crise des équipements collectifs, des conditions de travail en dégradation constante, l’anarchie et la spéculation foncière qui régissent la croissance urbaine, en font également, dans leur grande majorité, des victimes de la croissance malsaine de l’économie. Elles subissent, comme l’ensemble de la population, la réduction quasi-automatique de leurs revenus du fait de l’écart des prix avec le continent.
La petite et moyenne bourgeoisie, dans sa diversité, est encore plus sensible à la crise. Pour une large fraction, le niveau de vie n’est guère plus élevé que celui de la classe ouvrière (petite paysannerie notamment). Avec un effectif de 18000 travailleurs, elle forme le second groupe social (31% de la population).
Ce qui est particulier à la grande majorité des couches qui la composent, c’est qu’elles sont en recul depuis longtemps, et menacées de liquidation : c’est le cas pour près de 60% des agriculteurs qui subsistent sur des exploitations inférieures à 10 hectares ; mais la situation n’est sans doute pas meilleure pour une très grande partie des 5000 petits commerçants, des 3400 artisans et pêcheurs.
Totalement écartées du processus de croissance monopoliste, elles n’ont d’autre perspective, dans la situation actuelle, que de disparaître. La nouvelle phase de l’expansion touristique menace du même sort les petites et moyennes entreprises du bâtiment qui avaient connu auparavant une croissance très rapide. Surtout, elle bloque toute possibilité d’insertion de ces couches sociales, contrairement à ce qui s’est passé dans la première étape de la création de l’infrastructure hôtelière.
Pour autant, la crise régionale en Corse n’est pas la simple projection de la crise générale du capitalisme monopoliste d’État. Les effets de cette crise y sont beaucoup plus accentués dans les autres régions pour ce qui est de la politique de désintégration nationale. Mais surtout, la spécificité de la crise provient de la succession brutale entre la crise traditionnelle et le contre-développement monopoliste.
La violence du retournement de tendance accélère la dégradation, voire la liquidation totale, des branches traditionnelles de l’économie. Elle donne une ampleur nouvelle à la crise démographique : le départ de la population se maintient à un rythme sensiblement identique à ce qu’il était auparavant.
La croissance monopoliste de l’économie passe par l’expulsion de la population locale ou sa mise au chômage. Parallèlement elle nécessite une main d’œuvre considérable, mais de plus en plus temporaire. La Corse devient un camp de vacances pour les uns, un camp de travail pour les autres.
Cette crise régionale frappe l’écrasante majorité de la population. Elle est globale. Mais elle n’a pas laissé la structure sociale initiale en l’état. Les structures traditionnelles, voire archaïques conservées dans le cocon de la crise amortie, éclatent sous l’effet de la nouvelle crise. La modification profonde des classes sociales et la situation intenable dans laquelle elles se trouvent placées créent un traumatisme, une impression d’abandon ou de traitement quasi-colonial.
Au premier rang, la classe ouvrière surexploitée. Malgré l’absence presque totale de l’industrie, elle regroupe environ 40% de la population, en raison du développement rapide du salariat dans l’agriculture et le bâtiment. Si l’on adjoint les employés de commerce et des services, dont les conditions d’existence ne sont pas fondamentalement différentes, c’est 57% de la population qui est concernée. Et ces chiffres ne tiennent pas compte de la main d’œuvre temporaire ; c’est donc en fait plus des deux tiers.
Absence de réelle garantie de l’emploi pour la majorité, niveau scandaleusement bas des salaires, crise aiguë du logement, équipements sociaux accumulant un retard considérable, coût de la vie supérieur au moins de 15 à 20% à celui du continent, c’est la situation faite à la majorité de la population de la Corse. La classe ouvrière est la victime la plus touchée par la croissance monopoliste. Elle doit lutter contre les manœuvres de division, qui trouvent un terrain propice : plus du quart des ouvriers sont des salariés agricoles, 40% travaillent dans le bâtiment : les fortes concentrations ouvrières sont l’exception.
Et surtout, une partie très importante de cette classe ouvrière est formée par des travailleurs immigrés : la majorité des ouvriers agricoles permanents, plus du cinquième dans les autres branches, au total 35%. Isolés dans les campagnes, cantonnés dans les « logements ouvriers » ces domaines viticoles, ou dans les taudis des vieux quartiers à Ajaccio et Bastia, ils subissent plus que tout autre le poids de l’exploitation. Ceux qui travaillent depuis plusieurs années réussissent à imposer certains reculs, notamment dans l’agriculture. Mais la majorité des travailleurs immigrés (plus de 20000) sont des saisonniers, déracinés, puis renvoyés, sans la moindre garantie, sans contrat de travail, dans une situation réellement intenable. Confrontés à des conditions de vie insupportables, ils doivent en plus faire face au racisme.
Les couches moyennes salariées, essentiellement urbaines (enseignants, personnel de l’administration…) sont certes moins durement touchées. Mais la crise des équipements collectifs, des conditions de travail en dégradation constante, l’anarchie et la spéculation foncière qui régissent la croissance urbaine, en font également, dans leur grande majorité, des victimes de la croissance malsaine de l’économie. Elles subissent, comme l’ensemble de la population, la réduction quasi-automatique de leurs revenus du fait de l’écart des prix avec le continent.
La petite et moyenne bourgeoisie, dans sa diversité, est encore plus sensible à la crise. Pour une large fraction, le niveau de vie n’est guère plus élevé que celui de la classe ouvrière (petite paysannerie notamment). Avec un effectif de 18000 travailleurs, elle forme le second groupe social (31% de la population).
Ce qui est particulier à la grande majorité des couches qui la composent, c’est qu’elles sont en recul depuis longtemps, et menacées de liquidation : c’est le cas pour près de 60% des agriculteurs qui subsistent sur des exploitations inférieures à 10 hectares ; mais la situation n’est sans doute pas meilleure pour une très grande partie des 5000 petits commerçants, des 3400 artisans et pêcheurs.
Totalement écartées du processus de croissance monopoliste, elles n’ont d’autre perspective, dans la situation actuelle, que de disparaître. La nouvelle phase de l’expansion touristique menace du même sort les petites et moyennes entreprises du bâtiment qui avaient connu auparavant une croissance très rapide. Surtout, elle bloque toute possibilité d’insertion de ces couches sociales, contrairement à ce qui s’est passé dans la première étape de la création de l’infrastructure hôtelière.