U Riacquistu, vue perspective 1964/1983

Indéniablement le Riacquistu est le grand récit de la Corse d’après-guerre. C’est pour ça qu’il reste un repère fort. Pour ça qu’on cherche aujourd’hui encore à en faire le bilan, à inventorier les ingrédients susceptibles de rallumer la flamme. Pour ça que Tonì Casalonga a souhaité réagir à l’article qu’Andria Fazi a consacrée au sujet le mois dernier.



Tonì Casalonga, Tre culombi, 1974
Tonì Casalonga, Tre culombi, 1974
Il s’agit que d’un témoignage personnel, c’est pourquoi je cadre cette période entre deux dates. Celle de la fondation de la CORSICADA en 1964, et celle de l’installation en 1983 du Conseil de la culture, de l’éducation et du cadre de vie créé par le statut particulier de la Corse. Une période de vingt années.

Comme il s’agit d’une vue perspective, le lieu d’où l’on regarde a de l’importance. Mais ce que l’on regarde semble échapper vers un horizon inaccessible où tout se rejoint dans un point idéal, dit « point de fuite ».
Tandis que l’œil de celui qui regarde se situe à l’extrême opposé, au point d’où partent d’autres fuyantes inversées et qui, au lieu de se concentrer, s’écartent et rayonnent en éventail à la dimension du paysage.
C’est pour cela que je dirais, à propos de ce qui va suivre, qu’il ne s’agit pas d’une vision perspective géométrique mais mentale car elle est renversée ; où ce qui est le plus proche ne cache pas ce qui est plus loin ; où l’arbre ne cache pas la forêt.

Auparavant…

Je voudrais raconter une histoire, celle d’un jeune garçon dont le romantisme, comme celui de toute sa génération à cette époque et sur cette île, était de partir. Il s’était d’ailleurs promis de réciter sur le bateau qui devait l’emporter sans retour ces vers de Manzoni : « Addio monti sorgenti dal acqua ed elevati al cielo… »

Quand il arriva au lieu de ses rêves, l’école des Beaux-Arts à Paris, et que ses camarades lui demandèrent « Qu’est-ce qu’il y a de beau chez toi ? », il répondit tranquillement « Rien ! ». C’était moi, vous l’avez compris, quand j’ignorais tout de ma propre culture.
Des étudiants corses qui se retrouvaient au bar du Panthéon où dans une salle mise à leur disposition par la mairie du Vème, avaient à la fin des années 50 créé l’UNEC, l’Union Nationale des Etudiants Corses. Je ne les fréquentais pas, je ne franchissais pas les frontières de St Germain. Mon frère Paul, oui, son école d’ingénieur était quartier latin. C’est par lui que me parvint la commande d’une affiche pour le bal qu’ils organisaient chaque année. Je rencontrai donc à cette occasion Dominique Alfonsi, Jean Geronimi et quelques autres, qui dans le cours de la conversation me parlèrent de leur projet de réouverture de l’Université à Corte. Je ne fus pas loin de les prendre pour des fous, mais la perspective de voir un de mes dessins imprimé et placardé sur les murs de Paris fit que je m’abstins de commentaire. Je compris, bien plus tard, qu’ils étaient les nouveaux romantiques.

Rentrer

Leur romantisme était à l’inverse de tous, et tenait en un seul mot : rentrer. Mais pas seulement pour les vacances, ou plus tard à la retraite, mais rentrer pour aller dans notre université « réouverte », puis pour travailler, prendre des responsabilités, construire, en Corse !

Je faisais partie, depuis ma première année, des groupes étudiants qui manifestaient à Paris contre la guerre en Algérie, pour la paix, et les coups de matraque des gardes-mobiles n’avaient pas réussi à me convaincre du contraire. Il fallait donc partir à l’étranger pour bénéficier de deux années supplémentaires de sursis.

Partir

Et nous voilà partis pour l’Italie, Nicole et moi à peine mariés, quittant à regret Paris pour Rome. La découverte de cette ville merveilleuse, toute de travertin doré à la différence de Paris que Malraux n’avait pas encore nettoyé de ses façades noircies, nous fit vite oublier la déception d’avoir dû quitter le lieu de nos rêves.

Là j’ai été réconcilié avec ma propre culture, car je m’imprégnais avec facilité de la langue du peuple et de celle de mes maîtres, si proches du corse qui nous était interdit auparavant. Et sans connaître l’importance et la valeur de la Contre-Réforme et de ses chefs-d’œuvre baroques, comment comprendre et apprécier nos paysages qui en sont empreints, d’église en tombeaux, portails et fontaines ? On ne m’en avait jamais parlé qu’en termes péjoratifs dans les cours d’histoire de l’art, tout à la gloire du gothique ou du classicisme du Roi soleil.

Là j’ai aussi appris qu’il pouvait exister un pays sans capitale, et que Rome ne s’estimait pas plus importante non seulement que Milan ou que Naples, mais même que n’importe quelle de ces petites villes d’Ombrie ou d’autres, peuplées d’histoire, d’art et d’artistes qui furent célèbres. Là enfin j’ai aussi appris que, même en géographie, le centre est partout et la circonférence nulle part. Et que la Méditerranée était ma mer.

Revenir

Nous étions quelques-uns à avoir décidé au début des années 60, de rentrer en Corse, notre île. Nous disions rentrer, parce qu'il nous semblait qu'il s'agissait d'un retour, même pour ceux d'entre nous qui n'y étaient pas nés, n'y avaient pas vécu ou n'y avaient fait que de brefs séjours.

Traverser la mer non pas pour des vacances, comme nous le faisions les uns et les autres depuis le début de nos études, mais pour y vivre et y travailler. Certes, les écoles des Beaux-arts et les Universités sont là pour que les jeunes gens y apprennent l'essentiel, mais de là à savoir quoi faire en arrivant sur place il y a un pas que nous ne savions comment franchir.

Sans le soupçonner, nous participions au frémissement qui secouait aussi bien les Etats-Unis en guerre au Viêt-Nam que la France en crise de décolonisation. Mais c'était avant le mois de mai 1968, et nous n'avions lu ni Marcuse ni Ivan Illich. Que faire, donc ?

Certains se mirent à la charrue, et d'autres à l'établi. Il fallait produire pour être. Mais pour produire il fallait tout apprendre, et ainsi commença une recherche de sources, tant sur place qu'au-delà de l'île. Et pour vivre il fallait vendre nos productions. Faute d'y arriver en solitaires, nous avons à quelques-uns fondé la CORSICADA, acronyme de Coopérative pour l’Organisation, le Regroupement, la Sélection et l’Indépendance Commerciale des Artisans D’Art en novembre 1964.

En effet, il fallait échanger nos productions contre les moyens de vivre, et pour cela outre le refus manifeste du marché et l’installation loin du milieu urbain qui caractérisait nos démarches individuelles, nous rêvions d’une réponse collective et c’est ainsi qu’en 1965 s’ouvrit à Ajaccio la première Maison de l’artisanat. Trois ans après, la CORSICADA comptait cinquante artisans et gérait quatre boutiques. Les questions du juste prix et du circuit court nous semblaient indissolublement liées, car entre temps nous avions redécouvert des artisans traditionnels que la perte de valeur de leur production avait réduits à l’inaction. C’est eux qui nous firent découvrir des matériaux, des techniques et des formes qui nous étaient inconnus et dont la seule présence authentifiait nos productions dans ce qui, désormais, se nommait Casa di l’artigiani. Nous nous lançâmes alors dans une vaste recherche patrimoniale qui déboucha sur la nécessité de transmettre ces savoirs par la formation. En 1977, la CORSICADA comptera 185 artisans ayant acquitté leur cotisation, gérera onze points de vente et organisera chaque année une exposition extérieure : Paris, Milan, Bruxelles…L’aventure durera jusqu’en 1985 et inventa entre-temps le mot de « corsitude ».

Main basse sur une île

En 1971 avait paru chez Martineau à Paris un ouvrage sous ce titre, signé par le Front Régionaliste Corse. C’était la contribution intellectuelle de ceux qui n’étaient pas encore rentrés, et cette analyse de la situation de notre île provoqua une véritable prise de conscience, qui déboucha en 1973 sur la première Università d’estate in Corti. J’y représentai la Corsicada, et à cette occasion je participai à poser, quelque part dans la vallée de la Restonica, une première pierre symbolique de notre future université. C’était un galet. Comme il avait dû rouler, l’année suivante on ne le retrouva pas et il fallut poser à nouveau la première pierre. On recommença plusieurs fois l’opération jusqu’à 1981 !

Là fut représentée en 1974 le spectacle théâtral « U fiatu » de Dumè Tognotti, véritable acte fondateur. Puis « A rimigna ». Là pendant plusieurs années se forgea une conscience, se nouèrent des amitiés et des inimitiés, là se construisit ce qui devait devenir une force.

Falce

Le 13 décembre 1981, les représentants de 38 Associations et groupements Linguistiques, Culturels et Economiques se réunirent à Cervioni pour créer la Fédération FALCE, presque au même moment où disparaissait la « Maison de la culture de la Corse », tentative méritoire mais désespérée de transposer en Corse la décentralisation culturelle à la Malraux.

Le statut particulier

Mais le 2 mars 1982 avait été promulguée la loi portant statut particulier de la Corse, dont l’article 1 était intitulé « De l’identité culturelle ». La première Assemblée de Corse fut élue, et dans la foulée les deux conseils consultatifs installés. Dans celui intitulé « de la culture, de l’éducation et du cadre de vie » furent désignés pour y siéger au titre de la culture Dumè Tognotti, Ghjuvanpaulu Poletti, Jean-Marie Arrighi, Carlu Castellani et moi-même. Et même l’inénarrable Jean-Baptiste Stromboni. Le Riacquistu s’est pour moi terminé ici, en entrant dans l’institution.

Renversement de la perspective

Parti de rien ou presque, d’un point ou de quelques points, le rayonnement s’est propagé, s’est élargi, a éclairé un vaste paysage. Ce n’était pas un point de fuite à l’horizon lointain, mais un point de départ, un soleil rayonnant.

À chi ne simu, hic et nunc, quì è avà ? Le jeune homme qui ne savait rien de sa propre culture, étranger à son histoire, à son peuple, a eu des enfants. Qui savent, eux, ce que leur père ne savait pas à leur âge. Et qui à la question « qu’est-ce qu’il y a de beau chez toi ? » ont de quoi répondre.

Il a même des petits-enfants et pense qu’à eux, on ne leur posera même pas la question. Voilà l’acquis du riacquistu : a cultura hè cuscenza di l’esse.

 

Ce texte est une adaptation d'une contribution au Colloque « U Riacquistu : à chi ghjove ? » organisé par u Svegliu calvese le 28.02.2002.

 
Samedi 25 Septembre 2021
Tonì Casalonga