U locu



Trattà di u so locu ghjè sempre trattà di ciò ch'omu hè. U locu ùn hè solu di terra è di paisaghji, ùn hè solu di bellezza è di purezza; hè dinò a ghjente chì ci campa è chì ci strazia, chì u cura è chì u sfrutta. Gilles Zerlini ci accumpagna quì per a mimoria di i chjassi di u rughjon' di Fretu, u purtivichjacciu, Quenza, u Cuscionu..., insignènduci a debbulezza quant'è a putenza di l'appartinanza.



U Riacciu, 1969, Ginette Cals
U Riacciu, 1969, Ginette Cals
Regarde. Fais un effort, monte sur un point haut, encore un peu. Regarde, on le voit d’ici. Ne va pas trop loin, une ou deux heures de marche te suffiront pour l’atteindre, pas plus. Voilà tu y es, assieds-toi, là, au bout de cette longue pierre plate.
Regarde. Il y a là devant toi cette plaine qui se couche, presque morte, écrasée ; mais le mot plaine ne me contente pas. Nous disons piaghja dans ma langue, mais ce n’est toujours pas suffisant. Il faudrait que tu m’entendes et que tu voies plutôt que de me lire.
Tu sais, c’est un espace étroit, une terre coincée entre un piémont austère couvert de pins noirs et parsemé de boules de granite jusqu’à l'infini. Un désert en fait.
Il fait face à une mer mauve et stérile qui clôt l’horizon. C’est une immensité fixe, vision fatale d’un gouffre absolu.

Tu sais, cette mer, il faut lui tourner le dos. Il ne faut pas trop la regarder. Elle est le départ, le chemin de l'exil et de l’abandon des tiens sans espoir de retour ; rapt pour l’esclavage en Barbarie, la mort au combat loin des tiens sur une terre étrangère. C’est par là qu’entrent le fléau, le conquérant, l’épidémie, l’ordre nouveau et le chaos.
Il y a sur cette langue de terre des dizaines de villages, des groupes de maisons, bouquets de minuscules tribus. Ce sont les traces archaïques des familles implantées ici, et là, depuis la nuit des temps. Ainsi vivent-elles en des maisons et des cabanes, ni collés, ni vraiment séparés.
Tous sont ceints par leurs petits terrains disposés en couronnes successives, jardins potagers, vergers, cultures, les pâturages à l'entour et puis plus loin, la forêt nielle, la sauvage, là où Dante se perdit. C’est une Terre enceinte tu sais.
 

Nous sommes si semblables, nous sommes si cousins, nous sommes si frères, nous sommes si charnels, tant que les yeux quelquefois nous font mal à trop nous regarder et que la chair rouge du cœur s’en déchire de haine.
Il y en a qui courent en veines, des cours d'eau qui se promènent, on dit Bala, Petrosu, Fiuritu, Gavinu, Licetu, tous sont avares, jusqu’à disparaître à l’été.
Ils alimentent un fleuve côtier, Stabiacciu, qui dort au plus long de l'année Il dessine dans son parcours de nonchalance, des étangs, des marais, des flaques d'eau morte et des sables mouvants pestilentiels où agonisent en meuglant durant des jours des taureaux égarés, où l’on jette la nuit les enfants nés avant terme et où les moustiques ont fait un empire. Puis, las, il meurt accablé au fond du golfe face à la grande mer stérile.
C’est l’univers de la pestilence et de la malaria. L'eau coule ici comme le réseau sanguin d’un homme malade, son pouls est imperceptible.

Le cœur, la vraie vie, est là-haut dans la montagne et sur les plateaux, là où l’air est vif et l’eau fraîche. C’est ainsi depuis une éternité, les nervures du haut alimentent toute la vie ici-bas.
Les hommes qui vivent ici sont mouvants, ils se déplacent comme la brise, comme les nuages et les saisons. Ils sont faits de rien, de terre, bois, pierre de poussière et de désert. Ils parcourent en permanence ce vide, sans pour autant parvenir à l’occuper en entier.
Désert végétal et minéral confus. Qui de la pierre ou de l’homme est apparu en premier, qui a modelé l’autre ? Je n'en sais rien.

Rien n'a bougé ici depuis la Genèse. Chacun chez soi et Dieu ? Dieu pour tous.
 
Il y a, posées çà et là, ces sphères de granite. Elles sont comme des monstres figés, calmes et somnolents comme des bêtes qui attendent. Nous les connaissons toutes, les plus belles ont des noms.
Cette terre-là, nourrit, mais c'est une terre changeante et incertaine, comme ces îlots dérisoires que l'on aperçoit quelquefois posés sur l'horizon, on connaît leur nom : Forana, Maestru Maria, Piana et Petricaghjosa. Du jour au lendemain ils peuvent disparaître, preuve qu’eux aussi, comme les hommes, bougent et flottent selon le vent, la brune, les courants, la force du Soleil et de ses ombres portées.
Mon peuple reste en plaine la majeure partie de l'année, puis, lorsque les jours s'allongent et deviennent égaux à la nuit, il se met à marcher derrière les animaux. Les bêtes, les bêtes. L'animala
Qui a commencé à marcher, de l'homme ou de l'animal ? Les animaux qui montent en estive ? Ou les hommes, tiraillés par la faim et par l'ennui qui les suivirent ? Peu importe au fond.

Les maisons d’ici tendent plus de la cabane de pierre que de la demeure. À l'aune du temps qui a forgé cette tribu-là elles n'ont que quelques jours.
Elles sont faites de granite, plus ou moins équarri, de moellons posés les uns sur les autres, juste comme ça. La roche n’a été déplacée que de quelques pas pour devenir mur.
D'aucuns de nos jours les trouvent remarquables, voire jolies, elles ne sont guère plus compliquées que les murets qui enclosent les champs, que les abris à cochon, que les amoncellements naturels couchés au milieu des suberaies.
En fait, tu veux que je te dise ; elles sentent la misère, elles me tirent des larmes, toujours aujourd’hui. La nostalgie ne m’étreint pas. Leur pittoresque ne m'enchante pas. Je sais mieux que quiconque lire ce paysage de pauvreté.
Ici le temps est figé, l'espace est clos, le rythme imposé. Comme ces journées d’été où, écrasé par la chaleur rien ne bouge, aucun oiseau ne chante, aucune bête ne se montre, il n’y a plus aucun bruit. Tout est en sueur et effluve, même l’eau des sources est tiède, tu respires avec soin. Le Soleil féroce, comme l'ordre social, est immuable. Ils te soumettent. Depuis des millénaires. Je le sais mieux que tous.

 

Alors pour éviter la folie de l’ennui, on se déplace régulièrement, on change de lieu, on suit les pâturages, par peur de la pétrification. Pour combler le vide, la faim, pour casser la fatalité de la scansion. On a quelquefois une femme en montagne et une autre en plaine, des enfants cachés dans les vallées voisines, un amour interdit et secret. Tous les ans à l’été, lors des fêtes votives, San Petru, Santa Maria, on retrouve les mêmes sur le Plateau ou sur ses marges. Les filles s'y marient et changent de maisonnée, elles bougent de quelques arpents, s'éloignent de la distance d'un parcours de troupeau, d’un vol de perdrix rouge, d'une portée de fusil, d’un son de cloche.
Les saisons, les années et les siècles passent ainsi, et rien ne bouge.
Le fleuve qui coule là-haut, lui aussi, change de nom, comme une femme épousée plusieurs fois, ou les superpose selon l’humeur, au fur et à mesure de son cours. Taculaghja, Criviscia, Sant’Antonu, Fiumi Grossu, Rizzanesi.

Regarde. Le vert de l'herbe des parcelles est strié de gris, on y a déposé un filet de granite, une toile de pierres, une broderie complexe. Les indigènes sont des dentelliers ; cousu gris sur vert ou gris sur jaune selon la saison. On clôt, pour garder les bêtes et pour se garder des bêtes ; pour protéger les champs, dans ce monde où le moindre espace de quelques mètres porte un nom, un lieu-dit, ici plus qu'ailleurs. Possession. Maîtrise. Partition. Nomination.
La propriété familiale est ainsi garantie, elle renforce le pouvoir du patriarche et protège, bouclier bien fragile, de la famine et de la famine fût-elle vécue avec mérite.
Dans les champs trônent ces arbres étranges, nus le plus souvent, sans peau, au derme rouge orangé, tordus, baroques, écorchés vifs tous les sept ans, quelquefois saignants encore un peu sous la lame du mauvais ouvrier. D'autres, trop jeunes, reformés ou marginaux, dont on n’a pas cueilli l 'écorce, semblent vêtus de la peau d’un reptile géant, camouflés et semblant plus proches du minéral, par leur gris, que des autres arbres alentours. Ils offrent à l'automne des glands énormes dont les brebis et les cochons gourmands se délectent.
Voilà maintenant tu en sais assez, je peux continuer.
C'est un pays, il est fait ainsi. Cussì.

 
Samedi 18 Février 2023
Gilles Zerlini