Ugo Colonna, du mythe à la réalité



Jean-André Cancellieri et Vannina Marchi Van Cauwelaert ont publié chez Albiana un très beau livre sur Les lieux de mémoire de la Corse médiévale. Ce livre place, bien évidemment, une nouvelle fois sur le devant de la scène la figure du chroniqueur Giovanni della Grossa : « Le récit de Giovanni della Grossa nous plonge en plein cœur de la Corse médiévale et en restitue toute la richesse et la complexité ».



Ugo Colonna, du mythe à la réalité
Mais comme le remarquent les auteurs de cet ouvrage, la chronique de Giovanni contient deux versants. Elle contient, d’une part, une description de l’espace, des mœurs et des évènements dont les contemporains de Giovanni et lui-même furent témoins. Et elle contient, d’autre part, le récit de ce que furent les traditions plus ou moins légendaires qui circulaient au XVe siècle. Les auteurs de l’ouvrage, à travers les lieux de mémoire, se réfèrent essentiellement au premier versant de la chronique. Ils ne traitent pas du second versant, celui qui concerne la tradition mémorielle colportée au sujet des temps qui ont précédé. La seule référence à cette tradition est perceptible dans l’évocation de la figure de Ugo Colonna dont ils font systématiquement précéder le nom de l’adjectif « mythique » : le « mythique Ugo Colonna, premier comte de Corse au temps des Carolingiens ». Leur ouvrage n’ayant pas pour objet de trancher ce point du débat, ils situent l’évocation de ce personnage dans une tradition relativement récente qui a consisté à prendre un peu de distance avec le personnage de Ugo Colonna.
 
En fait de « prise de distance » il ne s’agit ni plus ni moins d’une mise en doute de l’existence même du personnage. Cette mise en doute a été inaugurée par l’abbé Letteron qui a eu le mérite de publier au XIXe siècle la version longue de la chronique de Giovanni et de la sortir ainsi du cercle étroit des érudits ou des spécialistes pour la populariser. Mais ce faisant, l’abbé, dans une introduction argumentée, a choisi de contester une partie du récit de Giovanni della Grossa. Une partie du récit qui mettait mal à l’aise le chrétien et l’homme d’église.
 
Admettre comme le dit Giovanni que la Corse aurait été conquise par les musulmans, qu’ils y auraient établi leur gouvernance durant plusieurs siècles et que la population de Corse en ce temps-là aurait adhéré à la religion musulmane, lui paraît inconcevable. La partie du récit relatant ces faits étant truffée de références manifestement magnifiées, il n’est pas difficile pour l’abbé de dire qu’il ne s’agit que d’une légende : jamais les musulmans n’ont occupé durablement la Corse, jamais des Corses n’ont adhéré à l’islam et jamais les chrétiens n’ont eu à reconquérir la Corse. Le Pape n’a donc pas eu à faire appel à quiconque pour combattre l’occupant musulman et le récit de cette reconquête est pure invention. Le comte Ugo Colonna n’a donc pas existé. D’ailleurs la grande famille des Colonna à Rome n’a gardé aucune mémoire de ce personnage ou de son histoire affirme l’abbé. 
 
Or il y a bien à ce sujet un avant et un après l’abbé Letteron.

Avant Letteron

Avant l’abbé Letteron, les historiens admettaient la véracité d’une occupation arabe de la Corse. C’est le cas de François de Pommereul, de l’abbé de Germanes et de Louis Armand Jaussein. Ces auteurs il est vrai, ont abordé la Corse en participant tous les trois à la conquête de l’île par les troupes françaises. Ce n’est pas une situation de nature à crédibiliser leurs récits chez les insulaires. Outre la chronique de Giovanni della Grossa, ils appuient toutefois leurs écrits sur la référence à de nombreux auteurs. Ces références prouvent qu’ils ont effectué de véritables recherches. Pommereul fait état des tentatives permanentes et souvent victorieuses pour reconquérir l’île, or « malgré l’éclat de ces victoires, les Sarrazins qu’on n’attaquait que de temps en temps, restaient toujours maitres de l’Isle ; ils y avaient leurs rois et leurs mosquées, et ce sont eux probablement qui lui ont donné le titre de royaume… » Jaussein de son côté raconte : « Il est certain que les Rois Maures y eurent des palais et des mosquées ; on voit même encore auprès de la ville d’Ajaccio, sur le chemin qui va le long de la mer à la Chapelle Notre Dame des Grâces, d’ancien tombeaux qu’on soupçonne avoir servi de sépultures à ces souverains et à de grands Seigneurs de leur Cour… » Quant à l’abbé de Germanes, il raconte que les chrétiens vainquirent l’occupant « Mauresque » lors d’une grande bataille sur la montagne de Tenda et qu’après cette victoire les administrateurs de la cour de Rome imposèrent aux Corses des impôts scandaleux comme s’ils avaient voulu satisfaire une vengeance.

Après Letteron

Après l’abbé Letteron, de nombreux historiens, par contre, lui emboitèrent le pas : Jamais les musulmans n’ont occupé la Corse, ils ne l’ont que pillée et martyrisée affirme René Sedillot en 1969 : « les Sarrazins s’aperçoivent vite qu’avec les Corses ils ont affaire à des adversaires inébranlables et au surplus inaccessibles… » Francis Pomponi affirme de son côté : « On ne saurait prendre à la lettre le récit du chroniqueur (Giovanni della Grossa)… Il n’y a pas eu de Corse arabisée comme il y eut une Espagne musulmane »… Quant à Roger Caratini, il renchérit : « les Corses convertis à l’Islam, les rois Maures dans l’île, tout cela est un tissu de sottises … Ugo Colonna n’a jamais existé… Ugo Colonna est un fantoche et son histoire un mauvais roman».
 
Un autre historien contemporain, toutefois, est plus prudent. Il s’agit de Pierre Antonetti : « On aurait tort de faire de Ugo Colonna et de ses fils des personnages fictifs et de toute cette histoire une pure légende… » écrit-il. « En réalité…  il n’y a pas d’effort à faire pour percevoir à travers la légende une partie de la vérité historique… chacun des faits qu’elle énonce trouve sa place dans une chronologie générale ».
 
Chercher la vérité historique à travers la légende, c’est le conseil qu’a suivi Geneviève Morrachini-Mazel. Elle a lu attentivement la chronique de Giovanni. Elle n’y a pas vu une pure fiction et n’a négligé aucun détail de son récit. Alors qu’elle explorait le site d’une église non loin de Venaco, tout près de Corte, l’église San Giovanni dont il ne restait qu’une façade orientale, une belle abside, et un peu à l’écart un baptistère intact, notre archéologue remarquait que l’église avait été bâtie non loin d’une colline qui portait le nom de Poggio del Palazzo. Elle se souvint de ce qu’écrivait Giovanni au sujet de Ugo Colonna : « Il construisit un Palais à Venaco, à l’endroit appelé « il Poggio », pour en faire sa résidence ». Alors elle a cherché : « …à cent mètres seulement à l’Ouest de la façade de San Giovanni, s’élève une importante maison forte ou château de plan rectangulaire appelé le Palazzu, que nous avons commencé à dégager des éboulements qui l’avaient enfoui. L’examen des maçonneries montre qu’il est incontestablement de même technique constructive et de même époque que l’église San Giovanni… Nous avons proposé de dater San Giovanni de la première moitié du neuvième siècle. Il nous faut retenir la même époque pour la construction du Palazzo, et curieusement nous nous retrouvons d’accord avec la chronique de Giovanni della Grossa qui faisait de ce Palazzo la demeure du semi-légendaire Ugo, le héros de la croisade contre les Maures dans la première moitié du neuvième siècle. Nous parions bien que la légende a raison et que ces trois monuments – église, baptistère, maison-forte – ont réellement été bâtis à cette époque au lendemain de la victoire sur l’ennemi musulman (vers 830 environ). »
 

Produire du récit avec modestie

La démarche de Geneviève Morachini-Mazel, ainsi, fut semblable à celle d’Hienrich Schliemann qui, prenant au sérieux les récits d’Homère, découvrit les restes de la cité antique de Troie. Je note au demeurant que notre archéologue en Corse, parlant de Ugo Colonna, ne dit plus « légendaire » mais « semi-légendaire » et va jusqu’à parier que « la légende a raison ». Nous sommes désormais très loin des « inepties », des « sottises », du « fantoche » et du « mauvais roman » dont ont parlé, méprisants, quelques nouveaux historiens. S’il existe en Corse aujourd’hui encore tant de familles Colonna, les Colonna d’Anfriani, Colonna de Bozzi, Colonna Ceccaldi, Colonna Cesari, Colonna de Cinarca, Colonna de Giovellina, Colonna d’Istria, Colonna de Leca, Colonna d’Ornano… c’est qu’il a existé au départ une souche assez prestigieuse pour laisser une telle trace. Une souche dont Ugo serait bien sûr l’initiateur. Le personnage est mythique en raison du rôle qu’on lui fait jouer et qui reste à mieux préciser, mais il ne l’est pas dans son essence même. Cela ne veut pas dire non plus que tout est vrai. Mais cela nous invite à rester attentifs, modestes, et plus prudents que ne l’ont été bien des historiens au XXe siècle.
 
Enfin si Ugo Colonna a existé c’est que le récit de Giovanni n’est pas à prendre à la légère et c’est sans doute que la Corse, (comme l’Espagne, comme la Provence du Massif des Maures, comme la Sicile…) a bien été occupée durablement par les Arabes et que, naturellement, ils y ont laissé une trace.

 
Lundi 30 Août 2021
Sampiero Sanguinetti