Un droit à l’immobilité pour les Corses ?



Les États-nations contemporains ont très fortement favorisé la mobilité des individus en abolissant les frontières intérieures, en les rendant égaux en droit, et en leur enseignant les mêmes programmes et la même langue. Toutefois, depuis les années 1960, les injustices territoriales et les aspirations à des parcours de vie différents ont alimenté un tout autre idéal: celui de pouvoir travailler et vivre dignement au plus près de ses racines. Le mouvement régionaliste puis nationaliste corse a très naturellement embrassé celui-ci, mais sa concrétisation - qui se traduirait par une sorte de droit à l'immobilité - s'avère extrêmement compliquée.



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Parmi les plus célèbres slogans des années 1970, on trouve certainement le Volèm viure al païs d’Occitanie, du nom des comités créés autour de la candidature présidentielle de Robert Lafont, en 1974. Cette volonté de travailler et vivre dignement chez soi était défendue par de nombreuses mobilisations régionalistes et nationalistes. Ces dernières dénonçaient la centralisation technocratique et l’accumulation des richesses autour de la capitale, lesquelles étaient synonymes d’exode, tout particulièrement parmi les plus diplômés.
La Corse n’y a pas échappé. En tant que citoyens français, les Corses avaient le droit de partir, vivre et travailler dans tous les territoires sous souveraineté française. Toutefois, ce droit à la mobilité, sans être remis en cause, n’était plus jugé suffisant, d’autant que les très nombreuses opportunités offertes par l’empire colonial avaient disparu. Après six décennies d’exode (ou d’exil) massif, se traduisant par une baisse d’environ 40% de la population insulaire, les Corses voulaient désormais vivre, habiter et travailler dignement sur leur terre.

Au printemps 1962, l’un des pionniers du nouveau mouvement régionaliste, Charles Santoni, affirmait : « nous ne comprendrons pas qu’on laisse se développer davantage l’émigration catastrophique des habitants de l’île, pendant qu’on encouragera parallèlement l’implantation massive et groupée d’éléments étrangers au département. La mise en valeur de la Corse doit profiter d’abord aux Corses. Deux sociétés d’économie mixte ont été créées pour promouvoir le relèvement. Mais pour qu’elles répondent à leur objet les Corses doivent en être les premiers bénéficiaires. » (L’Union corse, n° 4, février-mars 1962).
Plus étonnant, le Gouvernement finit par reconnaître la légitimité de cette demande d’immobilité. Le ministre de l’Intérieur, Michel Poniatowski, affirmait à l’Assemblée nationale, le 3 avril 1975, que l’un des principaux « problèmes » de la Corse « tient à la volonté des Corses de rester dans leur île », et qu’il fallait « répondre à la volonté récemment manifestée par les jeunes Corses de rechercher sur place des emplois et d’embrasser des carrières que leurs aînés avaient jusqu’à présent recherchées sur le continent et dans les territoires d’outre-mer ».

Néanmoins, il serait trop rapide d’y voir la reconnaissance et la consécration d’un droit des Corses à l’immobilité. Le gouvernement cherchait principalement à apaiser un puissant mouvement contestataire, utilisant parfois la violence, sans faire aucune concession institutionnelle. Par conséquent, il lui fallait bien prendre en compte ses positions en matière économique, sociale et éducative. Pour autant, dans un État fondé sur l’unité de la loi, ces déclarations n’étaient pas synonymes de consécration d’un nouveau droit qui serait réservé à une certaine population.
D’ailleurs, la demande d’immobilité ne consiste pas essentiellement dans la reconnaissance formelle d’un droit autonome, mais dans la reconnaissance, la protection et l’exercice particuliers d’autres droits, comme le droit à la terre, le droit au travail ou le droit au logement. De façon encore plus générale, le droit à l’immobilité reste difficile à caractériser et est normalement réservé à des peuples et territoires dont la situation politique et juridique est aujourd’hui très différente de celle de la Corse.

Changer de perspective

La construction de l’État-nation capitaliste contemporain a logiquement fait de la mobilité une exigence. D’une part, la mobilité sociale : désormais, les citoyens étaient en théorie égaux devant la loi et pouvaient donc changer de condition sur la base de leur mérite. D’autre part, la mobilité territoriale : il n’y avait plus de frontières intérieures et tout paysan pouvait abandonner ses champs pour aller trouver un emploi plus rémunérateur dans les nouvelles industries situées généralement dans les agglomérations.
Bien sûr, ce n’était pas seulement un droit. Les acteurs économiques dominants avaient un besoin crucial de main d’œuvre et il était donc impératif d’encourager la mobilité et l’exode rural.

Dans Nations et nationalismeErnest Gellner affirmait : « la société moderne n'est pas mobile parce qu'elle est égalitaire ; elle est égalitaire parce qu'elle est mobile. De plus, elle doit être mobile, qu’elle le veuille ou non, parce que la satisfaction de ce terrible et insatiable appétit de croissance économique l’exige. »
L’imposition de systèmes d’éducation uniques, fondés sur une langue unique, aurait été d’abord motivée par cette exigence de mobilité. Pour exercer un métier, mieux vaut connaître la langue de son patron et de ses collègues… On peut aussi rappeler qu’en France, l’« école de Jules Ferry », gratuite, laïque et obligatoire, s’est structurée concomitamment au développement d’un immense empire colonial qui n’aurait su fonctionner sans une grande quantité de ressource humaine.

Aujourd’hui, les dynamiques de libre concurrence économique, d’agglomération et de globalisation des activités se traduisent toujours par une forte valorisation de la mobilité professionnelle, et les métropoles, où se concentrent le pouvoir, les firmes et les emplois, conservent évidemment une énorme puissance d’attraction. Toutefois, cela n’a heureusement pas effacé les attachements à un ou des lieu(x) d’origine. En outre, ces attachements ne doivent pas être réduits à leur seule dimension émotionnelle ; ils ont des effets majeurs sur les liens sociaux et l’investissement civique des individus.
Or, ces attachements posent la question de l’équité territoriale, des services publics et des opportunités économiques dont disposent les citoyens dans l’ensemble des territoires ressortissant à la même communauté politique. Les « déserts médicaux » ou la « diagonale du vide » sont des expressions significatives du creusement des inégalités territoriales, qui renvoient à de graves disparités dans l’exercice des droits économiques et sociaux. Ces inégalités s’observent partout et à toute échelle.

Si le droit à la mobilité est essentiel, imposer de facto la mobilité à des milliers ou millions de citoyens vivant dans des espaces défavorisés n’a rien de moral. En théorie, ces citoyens ont toujours le choix théorique de l’immobilité, mais ils peuvent éprouver en retour de terribles sentiments de mépris, d’injustice, de marginalité et d’abandon.
L’exigence égalitaire ne se limite heureusement pas à l’égalité juridique formelle, et même si l’égalité des chances ne peut jamais être totale, sauf à devenir totalitaire, le pouvoir politique libéral a incontestablement pour devoir d’optimiser la position des citoyens les moins favorisés. De ce point de vue, le droit à l’immobilité peut donc être conçu comme une extension de l’égalité des chances. Néanmoins, la question la plus délicate est certainement celle de sa concrétisation, a fortiori lorsque ces droits particuliers ont des effets négatifs sur les droits des autres citoyens.

De l’intégration à la différenciation

Rien n’est plus faux que de croire les Corses du XIXe siècle heureux du sort de leur terre, jouissant pleinement des divers bienfaits apportés par l’appartenance à la nation française, et particulièrement des emplois publics. Un fort sentiment d’abandon se retrouve dans la presse corse depuis la monarchie de Juillet, y compris dans des titres pro-gouvernementaux tel L’insulaire français, selon qui « la main du gouvernement ne devient parcimonieuse que lorsqu’il s’agit de la Corse : on dirait, qu’il n’y dépense tout juste ce qu’il faut pour l’empêcher de mourir » (n° 1, 6 novembre 1834).
Lorsque l’émigration a connu – à la fin du XIXe siècle et à la faveur de l’entreprise coloniale – une violente accélération, les dénonciations n’en ont été que plus régulières et cinglantes. Nombreux étaient ceux qui dénonçaient l’abandon de l’État et la corruption des notables insulaires. Les plus virulents seront logiquement les autonomistes de l’entre-deux-guerres, selon qui l’émigration était le fruit d’une politique d’État dont le but était de « dépeupler l’île afin de la rendre de plus en plus esclave » [1].

Les Corses des colonies étaient souvent très investis dans cette revendication d’égalité qui visait à mettre fin à la mécanique de l’exil. L’écho de la Corse et des colonies, « organe officiel de l’Union générale des Corses et des Amis de la Corse », association fondée à Paris en 1909, y consacrait de nombreux articles.
Selon le « programme unique » de ladite Union, le Corse « est devenu, depuis longtemps, une sorte de nomade que l’on trouve sur toutes les terres où flotte le pavillon français, sauf dans la sienne. […]. Il n’est qu’une terre où n’arrive pas à vivre c’est la sienne. Il importe de mettre un terme à un tel exode, d’empêcher le Corse de s’expatrier, de lui assurer dans l’île les moyens d’existence, en se plaçant sur le terrain des réalités économiques, en procédant au développement des ressources matérielles du pays. » [2]

Il ne s’agissait donc pas de donner aux Corses des droits particuliers, mais de traiter leur île avec les mêmes égards que les autres territoires français, afin que leur égalité en droit devienne substantielle et qu’ils puissent avoir le choix d’être mobiles ou immobiles. Toutefois, cette perspective égalitaire n’a jamais été satisfaite, ce qui a facilité sa substitution, à compter des années 1970, par une perspective différenciatrice portée par un nouveau mouvement nationaliste, suivant lequel « le peuple corse a reçu de la nature et de l’histoire le droit inaliénable d’être maître de son destin et de son sol, l’île de Corse » (A chjama di u Castellare, janvier 1973).
Cela posait la question toujours actuelle et polémique des critères d’appartenance, d’autant que l’on revendiquait à la fois les droits collectifs du peuple corse et des droits individuels spécifiques pour les membres de ce même peuple. C’est en ce sens qu’en 1977, Edmond Simeoni définissait comme une priorité absolue le « recensement du peuple corse », annonçait la création d’une carte d’identité corse, et exigeait une « loi du retour » [3]
.
Parmi les diverses revendications des nationalistes corses, on ne trouve pas précisément celle d’un droit à l’immobilité, mais nombreuses sont celles qui se rattachent à la capacité pour les Corses de rester ce qu’ils sont, là où ils sont. On peut citer au moins :
1/ Le droit à la reconnaissance d’une communauté humaine spécifique, le peuple corse ; reconnaissance qui ne saurait être purement symbolique.
2/ Le droit à la terre, dont procède toute l’émergence du nationalisme contemporain, face à aux privilèges fonciers et bancaires qui furent initialement donnés aux agriculteurs rapatriés.
3/ Le droit au travail, qui commandait des mesures de discrimination positive face à la « décorsisation du marché de l’emploi » [4].
4/ Le droit à la langue, qui doit se traduire par un droit à l’apprentissage et à l’utilisation de la langue corse qui soit égal à celui de la langue nationale.
5/ Le droit au logement, face à une explosion des prix qui commande un « statut de résident », réservant l’achat immobilier et foncier aux personnes établies dans l’île à titre principal depuis un certain nombre d’années.
6/ Le droit de vote, qui devrait être restreint aux titulaires d’une citoyenneté corse.
 
À l’exception de la dernière, ces demandes n’ont pas été l’exclusive des nationalistes. De nombreux élus de droite comme de gauche les ont soutenues. Dès le début des années 1960, le conseil général de la Corse a dénoncé les attributions prioritaires des terres aux rapatriés. Quant à l’Assemblée de Corse, elle a très majoritairement voté pour l’enseignement obligatoire du corse en 1983, pour la reconnaissance du peuple corse en 1988, pour la co-officialité de la langue corse en 2013, pour le statut de résident en 2014, etc.
Le problème est que rien n’y fit. On entend que ces revendications posent de lourds problèmes aux élites nationales, non seulement du point de vue de la constitutionnalité mais de ce qu’ils considèrent être au cœur de l’identité de la France républicaine. Toutefois, cela signifie-t-il qu’aucune protection de ce type, protégeant le choix des Corses qui souhaitent vivre et travailler dans leur île, n’est possible ?
 

[1] Saveriu Malaspina, A nostra santa fede (catechismu corsu), Ajaccio, Stamparia di a Muvra, 1926, p. 14.
[2] « Programme unique », L’écho de la Corse et des colonies, n° 57, 1er janvier 1911.
[3] Unione di u Populu Corsu, Le discours intégral de Edmond Simeoni, Furiani, 14 août 1977.
[4] ARC, Autonomia, Bastia, Arritti, 1974, p. 50.

Autochtonie et immobilité

Il ne saurait jamais y avoir égalité parfaite de tous les citoyens et de tous les territoires en termes d’opportunités. Au demeurant, il existe dans le monde et en France de nombreux dispositifs qui visent à assurer concrètement la liberté de choisir entre mobilité et immobilité, à travers l’équilibre des deux options.
Les plus connus sont certainement ceux qui sont relatifs aux peuples autochtones, définis comme les descendants « des populations qui habitaient le pays, ou une région géographique à laquelle appartient le pays, à l’époque de la conquête ou de la colonisation ou de l’établissement des frontières actuelles de l’État, et qui, quel que soit leur statut juridique, conservent leurs institutions sociales, économiques, culturelles et politiques propres ou certaines d’entre elles » [1]. Cela concerne, selon les Nations unies, 476 millions de personnes dans 90 pays.

Les gouvernants doivent, d’une part, garantir aux personnes concernées les mêmes droits que le reste de la population. Il s’agit donc d’une exigence égalitaire, sachant que ces peuples ont subi et subissent encore de terribles discriminations et humiliations. D’autre part, les gouvernants doivent agir « dans le respect de leur identité sociale et culturelle, de leurs coutumes et traditions et de leurs institutions » [2]. C’est là une exigence de différenciation, qui se traduit par la reconnaissance de droits spécifiques en matière de langue, d’éducation et de foncier, de façon à favoriser la permanence de l’établissement des communautés et individus concernés sur un territoire assez précisément défini, en d’autres termes leur droit à l’immobilité.

L’avocat de la nation Ktunaxa devant la Cour suprême du Canada le résuma ainsi  : « La Charte protège le droit économique et social des Canadiens à se déplacer, résider et travailler dans chaque province : des droits à la mobilité. Les peuples autochtones demandent des droits à l’immobilité, le droit de ne pas être chassés de leurs terres et de ne pas voir leurs lieux sacrés détruits, mais de pouvoir remplir leurs devoirs à l’endroit où il leur a été donné de vivre. Ils ne sont pas venus d’ailleurs et n’ont pas l’intention de déménager pour un endroit meilleur. »
Bien évidemment, ces droits sont plus ou moins bien respectés. La nation Ktunaxa a d’ailleurs été déboutée de sa demande, visant à l’annulation d’une autorisation d’établir une station de ski sur une zone jugée d’intérêt spirituel majeur. Cependant, leur reconnaissance n’est pas mise en cause et les effets de droit sont souvent significatifs.

Une autre question essentielle est de savoir quels peuples peuvent prétendre à ce qualificatif d’autochtone, et donc à de tels droits spécifiques. Les peuples autochtones ont eux-mêmes rejeté une définition trop précise, au nom du droit à l’autodétermination de chacun.
En France, le statut coutumier reste protégé par l’article 75 de la Constitution, ce qui permet d’induire la reconnaissance au moins implicite de peuples autochtones. Selon la Commission nationale consultative des droits de l’homme, les Kanak de Nouvelle-Calédonie et les Amérindiens de Guyane sont assurément dans cette situation, même si énormément de progrès devraient être faits à leur égard.

Effectivement, l’Accord de Nouméa de 1998 a bien reconnu le peuple kanak en le caractérisant comme « peuple d’origine », et établi plusieurs mesures de nature à garantir son droit à vivre sur sa terre. Il a notamment :
1/ Créé une citoyenneté de la Nouvelle-Calédonie dont les effets juridiques sont décisifs.
2/ Établi le principe de la préférence locale pour l’accès à l’emploi, arguant que « la taille de la Nouvelle-Calédonie et ses équilibres économiques et sociaux ne permettent pas d’ouvrir largement le marché du travail et justifient des mesures de protection de l’emploi local ».
3/ Institué un corps électoral spécial pour les élections provinciales et les référendums d’autodétermination,
4/ Protégé les terres coutumières kanak, qualifiées d’« inaliénables, incessibles, incommutables et insaisissables ».
 
Même si les trois premières mesures concernent également les caldoches d’origine européenne, elles constituent toutes de fortes discriminations vis-à-vis des Français fraichement établis en Nouvelle-Calédonie, ce qui suscite normalement l’étonnement au regard des principes unitaires de l’État. Malgré les nombreux doutes qui subsistent, le récent projet d’accord sur l’avenir de la Nouvelle-Calédonie, signé le 12 juillet 2025, ne va pas revenir en arrière et prévoit au contraire la création d’une nationalité calédonienne.
 

[1] Organisation internationale du Travail, Convention relative aux peuples indigènes et tribaux, 1989 (N° 169), art. 1.1.b.
[2] Ibid., art. 2.2.

Un impossible exemple ?

Si la Nouvelle-Calédonie reste – pour le moment – française, elle se situe à 16000 km de la métropole, a un statut particulier en droit national comme en droit européen, et est inscrite sur la liste des territoires à décoloniser des Nations unies. Dans le cas d’une île continentale et soumise aux principes de libre concurrence de l’Union européenne, le problème se pose forcément de façon différente.
On trouve néanmoins un exemple, souvent cité en Corse, qui est celui des îles Åland, territoire finlandais. Selon la loi sur l’autonomie d’Åland du 16 août 1991, la détention du « droit au domicile », qu’on peut qualifier de statut de résident, conditionne :
1/ le droit de vote, car seuls ses détenteurs peuvent participer aux élections locales et provinciales ;
2/ l’accès à la fonction publique territoriale, car seuls ses détenteurs peuvent accéder aux « postes de confiance » dans les administrations municipales et provinciales ;
3/ l’accès à la propriété, car toute personne ne disposant pas du titre de résident ou toute société qui voudrait acheter un bien foncier dans l’archipel doit demander un permis spécial au Gouvernement d’Åland ;
4/ l’accès à l’emploi ou à l’activité économique, car le Parlement d’Åland peut établir des restrictions pour les non-détenteurs.

En outre, la province est non pas bilingue mais unilingue suédoise. Le suédois est l’unique langue officielle ; même les autorités et agents de l’État finlandais se doivent de l’employer. Cet ensemble de dispositions accroît sans nul doute l’intérêt pour les Ålandais de rester dans leur archipel, donc de rester immobiles. Néanmoins, il ne fait aucunement de l’archipel une sorte de village d’Astérix. Malgré leurs dispositifs protectionnistes, les Åland sont de fort bonnes élèves de l’économie libérale, avec un PIB par habitant de plus de 37000€/an et un taux de chômage de 4,6%.
Si l’on conçoit l’attrait d’un tel modèle, sa reproduction ne paraît guère envisageable car il se fonde sur un statut particulier en droit international remontant à 1921. Lorsque la Finlande, dont elles sont géographiquement plus proches, est devenue indépendante en 1917, les îles Åland, qui sont de culture suédoise, ont demandé à être intégrées à la Suède. Saisie, la Société des Nations a arbitré en faveur de la Finlande, à condition que cette dernière garantisse aux Åland la conservation de sa langue et de sa culture suédoises. C’est bien ce statut international qui leur a permis d’intégrer l’UE en 1995 sans renoncer à leurs dispositifs protectionnistes, par un protocole annexé au traité d’adhésion de la Finlande.

Certes, les règles juridiques peuvent toujours être changées, mais il en est de plus robustes que d’autres. Au niveau national, bien que cette timidité ne garantisse en rien son succès devant le Parlement, le projet de loi constitutionnelle pour la Corse est extrêmement éloigné des solutions adoptées pour la Nouvelle-Calédonie.
Au niveau européen, modifier les traités afin de créer une exception pour la Corse exigerait l’unanimité des 27 États membres. C’est a priori très improbable, et on peut légitimement douter que la France en fasse un casus belli. S’il est toujours possible et légitime de s’inspirer d’exemples français et étrangers, il serait vain de relativiser ce qui nous en sépare.

En somme, la situation économique et sociale de la Corse a connu de grands progrès en un siècle, mais l’hypothèse d’un droit à l’immobilité, ou plutôt de droits propres aux Corses qui : 1/ garantiraient la conservation de leurs langue et culture, 2/ protègeraient leur accès à l’immobilier et au foncier, et 3/ leur offriraient un éventail d’opportunités économiques plus large, est loin d’être concrétisée.
Même si l’on parvenait à une reconnaissance du peuple corse et à une définition juridique de ses membres, la question des atteintes aux principes libéraux européens, suivant lesquels tout dispositif protectionniste doit être très strictement proportionné, resterait posée. Les problèmes soulevés par le mouvement revendicatif existent assurément, mais les solutions ne relèvent ni de la facilité ni de l’évidence.

 
Samedi 26 Juillet 2025
André Fazi