Vìa, l'art contemporain sur les chemins



Et si la Corse des villages les plus intérieurs se parait d'œuvres pour nous inciter à la redécouvrir ? Si les artistes nous invitaient à emprunter à nouveau des chemins délaissés et embroussaillés ? C'est le pari de Vìa, un parcours d'art contemporain que l'association Mì Project installe chaque automne en Castagniccia. Pour émerveiller et construire peut-être un nouvel équilibre. Dominique Mattei nous fait partager sa balade, ses réflexions et ses œillades.



Photo Jean-Joseph Albertini d'une oeuvre de Julie Canarelli
Photo Jean-Joseph Albertini d'une oeuvre de Julie Canarelli
David Raffini [1] accompagne ses activités d’artiste plasticien par la direction artistique de l’association MÌ Project. Cette dernière porte des résidences d’artistes, des actions de médiation culturelle et l’ambitieux dessein de créer des parcours dédiés à l’art contemporain le long de chemins abandonnés.
 

[1] Né en 1982 à Bastia. Ancien étudiant de l'Université de Corse, titulaire d’un DNSEP, obtenu en 2007 à la Villa Arson.
En 2006, il remporte le Prix de peinture de la Collectivité Territoriale de Corse.
Dès la fin de son cursus, il expose en 2009 puis 2010 au Palais de Tokyo, Paris ; et en 2011 au Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris. Avec Florian Pugnaire, ils remportent en 2014 le prix de la Fondation Antoine de Galbert, puis en 2015 le prix de la Fondation d’entreprise Ricard. Le travail de David Raffini a été présenté dans plusieurs musées et institutions privées et publiques, en France et à l’étranger : Centre Georges Pompidou, Palais de Tokyo, Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris. Il a intégré d’importantes collections telles que la collection du Musée d’Art Moderne, ou la collection du Centre Georges Pompidou ainsi que celles de plusieurs FRAC. Directeur Artistique de l’association MÌ Project.
 

Le premier acte de VÌA, nom de baptême des parcours, s’était tenu à Tarranu en octobre 2024.
Après avoir, durant plusieurs mois et avec l’aide active de la municipalité, débroussaillé une grande partie du chemin qui reliait la chapelle San Vitu au hameau d’Ortia, une dizaine d’œuvres réalisées lors de résidences de créations y avaient été installées.
Octobre 2025 devait voir le deuxième acte de ce projet. Pas moins de 3 kilomètres de cet ancien chemin étaient à nouveau praticables et pas moins d’une trentaine d’œuvres y avaient pris place.

Nant'à i chjassi

Dès lors, l’ambition et l’originalité du propos m’ont engagée à prendre la route pour Tarranu, village à l’orée de l’Alisgiani.
Nous avons rendez-vous à la chapelle San Vitu et, après une éblouissante traversée le long des contreforts du San Petronu en feu dans cette matinée d’automne, j’aperçois quelques indications, VÌA#II. Au bout de la route, un petit groupe patiente déjà devant la chapelle dont les fresques aux bleus et aux rose éteints évoquent Tiepolo. David Raffini nous accueille par ces mots :

Il y a 89 ans, dans le hameau de Poggiale, juste en dessous d’ici, naissait mon père. 
Les temps étaient rudes, mais l’enfance restait belle, faite de jeux simples dans la nature, d’histoires au coin du feu, de chants et de poésie. Un bâton suffisait pour devenir épée ; baguette magique.
En ces temps, cet endroit était vivant et prospère. Les terres fertiles nourrissaient les habitants, le sureau et le châtaignier y poussaient en abondance. Ici, on partageait la terre, les histoires et la vie.
Puis, au fil du temps, les gens ont commencé à partir. Non par choix, mais par nécessité. Le village s’est peu à peu vidé, laissant derrière lui des maisons, des chemins, des souvenirs (…)
Les années ont passé, et malgré les efforts des communes, des institutions et de nombreux projets, ces lieux sont restés silencieux. Mais certains continuent à y croire. 
Les artistes, par exemple, ont toujours eu cette force tranquille : celle de résister, de faire revivre, d’imaginer autrement.
C’est de cette idée qu’est né le projet VÌA : redonner vie à un lieu en y traçant à nouveau ses chemins, en y installant des œuvres, en y réintroduisant le pas, la marche, la rencontre, la lenteur.

Maquette d'Agathe Wiesner & Arnaud Biais, Photo Cédric Teisseire
Maquette d'Agathe Wiesner & Arnaud Biais, Photo Cédric Teisseire
David Raffini, accompagné des artistes présente les deux premières œuvres. Elles sont installées dans la chapelle romane.
Un facétieux prie-Dieu où l’on s’agenouille sur la toile monogrammée d’une marque de luxe. Il est réalisé par Sébastien Dominici [1].

La maquette au 1/6ème d’une tour d’observation ou de guet, entre architecture et sculpture, et qui sera construite sur les bords du chemin est l’œuvre d’Agathe Wiesner & Arnaud Biais  [2].
 

[1] Vit et travaille à Bastia. Looking for new Idols, 2024.
Mobilier inspiré du mobilier ecclésiastique, cuir Louis Vuitton.
[2] Vivent et travaillent à Nice. Maquette, 2025. Bois.
 

Oeuvre et Photo de Cédric Teisseire
Oeuvre et Photo de Cédric Teisseire
Puis nous nous engageons sur le parcours proprement dit de VÌA.
En surplomb du talus où s’initie le sentier, une photo de Julie Canarelli [1]. Un tirage d’un mètre/un mètre représente un jardin anglais, identique à ceux-là même où Pasquale Paoli allait marcher durant son exode outre-Manche. Et cette image, hissée à 2 mètres du sol, immobile sur fond de châtaigneraie qui oscille sous le vent, dit mieux que tout autre la construction d’un homme entre territoire d’enfance et territoire d’exil.

Nous nous enfonçons plus avant dans la forêt et une autre photographie, sur le même format, nous attend en contrebas.
Cette fois-ci c’est une proposition de Cédric Teisseire  [2]qui, photographiant le paysage environnant, sélectionne dans l’image une ligne de pixels à laquelle il applique un réagencement numérique créant ainsi une distorsion de l’espace chromatique qui nous amène du réel à l’abstraction. 

Plus loin encore, dans le creux redécouvert d’un abreuvoir qui se formait autrefois en temps de pluie, David Raffini [3] a installé un panneau vertical d’inox poli et déformé. À sa surface les reflets dansants des formes et des couleurs interrogent notre perception : comment l’art nous restitue-t-il la matière ? Et, au creux des bois, surgissent les grandes questions de l’impressionnisme.

Au loin, une proposition de Romain Deceuninck [4] : d’une butte couverte de fougères surgit une femme juchée sur un élévateur. Photographie rocambolesque et prosaïque où le personnage semble prendre appui sur un nuage esseulé.
 
[1] Vit et travaille à Nonza. À circà Paolina, 2025
Photographie argentique, tirage numérique sur dibond.
[2] Vit et travaille à Nice. Vicious Circle, 2025
Photographie couleur, tirage numérique sur dibond.
[3] Vit et travaille à Moltifao. Matière à réfléchir, 2025
Tôle inox poli miroir, tubes acier.
[4] Vit et travaille à Calvi. Excusez fucking moi, 2025
Photographies numériques, tirages sur bâches.
 

Oeuvre de Dumè Paolini, photo Cédric Teisseire
Oeuvre de Dumè Paolini, photo Cédric Teisseire
Dans ce musée à ciel ouvert où bruissent les arbres, où courent les enfants, où les habitants de Tarranu échangent souvenirs et anecdotes, nous allons d’œuvres en œuvres. 34 sont exposées au total, elles ont été réalisées par 20 artistes.
La plupart sont ici. Les dialogues se nouent et les interrogations surgissent dans la simplicité d’un moment où œuvres, créateurs et public sont sur un pied d’égalité.
 
Dispersés dans le parcours, les ossements de bois d’Agnès Accorsi  [1] apparaissent comme les vestiges d’une présence animale qui aurait trouvé refuge en ces lieux.
Présence étrange encore avec les leurres et les sons dAlexandra Villani  [2] qui nous font hésiter entre humain et animal avec ces sifflements d’oiseaux… Finalement émis par des prisonniers avec lesquels elle a mené des ateliers de création.
Plus loin, sur un replat, une superposition de tôles d’acier et de rouille, comme d’immenses feuilles tombées d’arbres venus d’ailleurs interroge notre rapport à la nature. Sujet de prédilection de Dumè Paolini  [3].
 
Le chemin continue dans ses boucles et nos étonnements et c’est ainsi que nous rejoignons le hameau d’Ortia, but de notre parcours muséal.
 

[1] Vit et travaille en Corse. Sans titre, 2025
Bois sculpté, ossements, tissus, installation in situ.
[2] Vit et travaille à Ajaccio. La pluie tombe sur nos gloires, nos tombes et nos berceaux, 2024. Installation sonore, leurres de chasse.
[3] Vit et travaille à Ajaccio. Orpheline, 2024
Tôles acier, pale, boulonnerie.
 

Ingiru à u paese

Oeuvre de David Raffini, Photo Cédric Teisseire
Oeuvre de David Raffini, Photo Cédric Teisseire
Des six hameaux que comptait Tarranu seuls ceux d’Ortia, Bonicardu et U Poggiale sont encore habités par 16 résidents permanents [1] alors que la population estivale avoisine les 50 personnes.
Le maire et ses adjoints, qui nous ont accompagné tout au long du parcours, nous accueillent maintenant et les discussions s’engagent autour d’un généreux spuntinu.
Plus techniques dès l’abord : débroussaillage, maintien en état du sentier malgré la divagation animale, transport des œuvres puis les plus âgés parlent de leur enfance. De leur joie de parcourir à nouveau ce sentier qui les menait d’Ortia à Poggiale, où se tenait l’école.
De leur étonnement de voir s’instaurer un nouvel équilibre entre leur patrimoine et le monde contemporain.
 
Un nouvel équilibre qui permet de rouvrir des chemins non pas dans la seule illusion mercantile d’un « tourisme de l’intérieur » mais pour renouer avec son histoire tout en se laissant surprendre.
Un nouvel équilibre qui, modestement, autorise à parler de patrimoine autrement que dans la nostalgie d’un passé à jamais révolu.
Un nouvel équilibre qui nait de la volonté de questionner notre lien à la nature et aux hommes qui en portent la mémoire comme à ceux qui en feront l’avenir.
 

[1] Recensement 2022 (pour mémoire, 341 habitants en 1946)
 
Vendredi 31 Octobre 2025
Dominique Mattei