Îliens et Terriens en Méditerranée




Dans le précédent numéro de notre revue, Gilles Zerlini faisait le constat de la normalisation de la Corse, d'un violent déclin de ses spécificités mettant en question l'existence même d'un peuple singulier sur cette terre. Sampiero Sanguinetti lui répond ici à travers un constat moins négatif, mettant notamment en exergue la durabilité des effets psychologiques de l'insularité et de la méditerranéité.



Murat Kahya, Just Arrived : Here, There, Over There
Murat Kahya, Just Arrived : Here, There, Over There
Gilles Zerlini, dans un article précédemment publié dans Robba, pose la question de ce qu’il reste de nous-mêmes au sein de la société qui se construit : « Nous sommes désormais sous le rouleau compresseur de cette normalisation, dont nous sommes victimes et acteurs en même temps. Voici venir le temps de la normalité, de la fatalité, où la terrible phrase de Margaret Thatcher, There is no alternative, parait être une prophétie aboutie ».
Il exprime noir sur blanc, avec des mots justes et sensibles, une angoisse qui nous étreint. Et il faut le remercier pour avoir trouvé les mots qui disent cela et pour l’avoir dit. Nous ne pouvons que lui donner raison : le rouleau compresseur existe et la normalisation fait effectivement partie des missions que paraissent s’attribuer les laudateurs de cette entreprise.  

Mais il ne m’en voudra pas si je refuse, par contre, de donner également raison à Margaret Thatcher. Les promoteurs zélés d’un changement qui satisfait leurs ambitions et leur conception du monde diront toujours et ont toujours dit qu’il n’y a pas d’alternative. Or il existe toujours des alternatives et les situations ne sont jamais aussi définitives que ce qu’on voudrait nous faire croire. Le monde perdu l’est définitivement mais le monde à venir n’est pas obligatoirement aussi sombre que ce que veulent nous imposer les adeptes du Thatchérisme.  
Nos sociétés ont amorcé une mutation colossale qui nous fait peur. Mais la Méditerranée est toujours la Méditerranée, les îles sont toujours des îles. Et contrairement à ce que disent Margaret Thatcher et désormais Donald Trump, l’avenir n’est écrit nulle part.   

J’ai supposé dans un article précédent que la « méditerranéité exacerbée » de la Corse expliquerait en partie une forme d’incompréhension qui existerait entre la Corse et la grande nation continentale qu’est la France. Avant d’aller plus loin, il me faut essayer de définir ce qu’est la méditerranéité dans ce cas précis.  
En parlant de méditerranéité nous ferions référence à une culture, une manière de vivre, une capacité d’adaptation au climat et à des paysages, et nous parlerions de notre rapport au monde et à l’altérité. L’altérité qui se nourrit à la fois de drames, d’étrangetés, d’attirances et de mariages. L’altérité, chargée d’antagonismes, du risque de conflit et d’incompréhension, parfois de peur, mais également source de curiosité, de découverte, d’enrichissement culturel, de coups de foudre pour l’autre. Il y aurait donc un rapport au monde particulier façonné par l’appartenance à la Méditerranée et par l’histoire de cette mer.

Les Îliens et les Terriens

Chaque pays autour de cette Méditerranée a sa propre histoire mais la méditerranéité véhiculerait, elle aussi, une histoire spécifique dont il ne faudrait pas négliger l’importance. C’est ce que nous a dit Fernand Braudel dans son Histoire de la Méditerranée du temps de Philippe II. C’est à partir de cette dualité de l’histoire que des cultures, des mentalités et des imaginaires différents se seraient forgés sur les rivages de la mer jusqu’aux profondeurs des espaces continentaux.
Le phénomène est particulièrement intéressant à observer dans la manière dont les relations entre les habitants des îles en Méditerranée et les habitants des terres continentales se sont noués dans le passé. Ces relations pourraient être définies comme celles qui s’établiraient entre les « Iliens » et les « Terriens » de cette partie du monde. Et les relations qui ont existé entre les Corses et les Français du Continent sont de ce point de vue exemplaires. Parce que la Corse est réellement une île, et parce que la France est plus continentale et plus nordique que ne l’est la péninsule italienne par exemple.
 
La France continentale aurait donc nourri un rêve de méditerranéité alors que l’île de Corse assumerait, comme toutes les îles de Méditerranée, une méditerranéité totale et non rêvée. Qu’est-ce que cela veut dire ?

Le rêve de méditerranéité

Pour les Terriens en Europe, la méditerranéité rêvée, c’est d’abord une histoire, c’est ensuite un décor.
 
L’histoire, c’est celle des cités de la Grèce antique, de l’empire romain, des marins phéniciens… C’est ensuite la glorification de ce que les félibres provençaux appelaient l’Arc latin. C’est le charme des républiques italiennes du Quattrocento… ce sont les maîtres de l’art, Leonardo da Vinci, Michelangelo Buonarroti, Dante Alighieri… C’est le rêve d’une beauté et d’une poésie.
C’est enfin aussi, de nos jours, l’ambition européenne déçue de l’empire colonial d’Afrique du Nord, du Maghreb et du Moyen Orient. Une « déception » que les nostalgiques de cet empire mettent au compte de la partie alors considérée par eux comme sombre de la Méditerranée : l’Empire Ottoman d’une part, le monde arabe et musulman d’autre part.
 
Le décor, c’est un mélange du Parthénon, du Colisée, des pins parasols et des pins larici, des champs d’oliviers et de la côte amalfitaine. Ce sont les surplombs au-dessus des eaux turquoises, les plages de sable blanc, et les îles aux portes de l’Europe. C’est l’illusion d’un orientalisme romantique. C’est le Grand Tour, la Riviera et la Promenade hivernale inventée par les Anglais au XIX° siècle sur l’avenue qui borde la mer à Nice.

La méditerranéité totale des Îliens

Pour les Îliens, les choses furent différentes. La Méditerranée n’était pas un ailleurs qu’on touchait du bout du doigt ou qu’on abordait en venant de l’extérieur pour adoucir la vie en hiver puis bientôt en été. La Méditerranée était un monde dans lequel on baignait, depuis lequel l’Ailleurs ce ne furent pas les Arabes pour les uns ou les Chrétiens pour les autres, ce furent tous les puissants successifs en provenance des continents. Les « Iliens » en Méditerranée n’ont pas toujours réussi à échapper à ces visions en provenance des continents et à l’antagonisme entre chrétiens et musulmans.
La Corse ayant été proclamée un temps « terre vaticane », a même particulièrement endossé le contenu de cette querelle. Mais cela ne pouvait pas non plus conduire les Corses à croire à une vision idyllique de la méditerranéité. La vision d’un monde où, s’il n’y avait pas « les Autres », le paradis existerait probablement sur terre.
 
Pour les Terriens, l’Autre vient de la rive opposée et à l’opposé de l’Europe il y a l’Afrique au sud et l’Asie à l’Est. Pour les Iliens, l’Autre peut venir de partout car tous les rivages continentaux environnants sont les rivages de l’altérité. Les Grecs, les Romains, les Etrusques, les Génois, les Aragonais, les Arabes, les Ottomans, les Français… ont tous été, à un moment ou à un autre, des envahisseurs de fait ou potentiels.
Il existe dès lors une « conscience d’îliens ». Ces derniers savent ce que c’est que la puissance et l’avidité des « Terriens » ; les « Terriens », quels qu’ils soient, qu’ils viennent du sud, du nord, de l’est ou de l’ouest ; les Terriens et leurs peu de scrupules à massacrer à l’occasion ce qui leur résistait.

Les « Îliens » savent qu’ils sont seuls et vulnérables, à moins de faire allégeance. Cela ils l’ont vécu. Ils savent aussi, comme les Terriens, combien la terre est dure à travailler sous le soleil de plomb. Ils savent que les eaux turquoises et les plages de sable blanc sont les lieux d’où, depuis toujours, vient le danger.
Ils savent que sous ces climats il faut apprendre à s’économiser pour tenir la distance, il faut avoir du respect pour les bêtes de somme, il faut laisser les troupeaux errer à la recherche des pâtures. Il faut craindre la soudaineté et la force des vents ou des tempêtes. Ils savent que même sans les « Autres », sans les Terriens, le paradis ne sera jamais de ce monde.
 
Le paradis est nécessairement d’un autre monde. La question n’était donc pas de croire ou de ne pas croire en Dieu. Les Îliens ont su avant le grand Pascal ce que c’est de parier sur l’existence de Dieu. Sans illusion, ils ont donc parié. Et ils ont aussi scruté ce qui ne s’explique pas : le temps qui s’enfuit, les êtres qui disparaissent, la cohérence ou les incohérences de nos songes, les messages portés par les rêves, les caprices d’une goutte d’huile…
Ils ont cherché à mimer, en gestes théâtraux, les cycles de la nature pour chanter les louanges, ils ont porté les statues en de longues processions, ils ont proclamé leur propre ignorance et ont défié le temps en déroulant, en Corse, « la Granitula  » pour réaffirmer chaque année qu’ils croient à l’éternel recommencement, au dénouement presque miraculeux de la catastrophe qui menace. Cela avait surtout la vertu d’apprendre aux enfants à ne pas renoncer, car les enfants sont ce que nous avons de plus précieux. Ils ont toujours besoin de croire au dénouement du piège, au retour du temps, au miracle de la nature. C’est cette vertu éducative, cette conviction et cette nécessité qui devaient être sauvegardées.  

La force des uns, la vulnérabilité des autres

Certes, compte tenu de leur puissance les « Terriens » pèsent sur la mentalité des « Îliens ». Cette puissance vient alternativement des quatre points cardinaux. Les Îliens finissent donc par endosser provisoirement ou successivement les peurs des Terriens.
Mais que ces « Terriens » ne se fassent pas d’illusion, la réalité est comme l’eau qui revient toujours dans le lit du fleuve. Quel que soit le « Terrien », il reste un Terrien comme l’Îlien reste un Îlien. Il ne faut donc pas trop jouer avec les grandes peurs. Il faut concevoir et garder à l’esprit la différence radicale qui existe entre l’Îlien et le Terrien.
 
Le Terrien venait d’un monde de conquérants, un monde qui se croyait fort et indestructible et qui l’était peut-être en partie. L’Îlien était le gardien d’une étape sur les routes de transhumance et de migrations. Une étape indispensable et fragile. L’Îlien était une sentinelle. Il savait observer, ruser et s’adapter. Et il savait aussi esquiver et riposter. Les îles se géraient comme le commandant d’un navire en Méditerranée gère l’état de la mer. La mer, changeante, imprévisible et assassine. Le Terrien pouvait parfois fanfaronner, mépriser son ennemi.
Les Français ainsi proclament que « le jour de gloire est arrivé » et parlent « d’un sang impur qui abreuve nos sillons ». Les Iliens s’adresseraient plutôt à la Madone et l’imploreraient : « à noi date Vittoria, è poi l’eterna gloria in Paradisu ». Au vu de ces paroles, le rapport à la gloire, à la victoire et au paradis est radicalement différent chez les uns et chez les autres. Le Terrien pense qu’il peut accéder à la victoire, à la gloire et donc au « paradis ». L’Îlien implore le Seigneur et la Madone de bien vouloir lui accorder la victoire et éventuellement l’accès au paradis, seule véritable gloire, mais qui n’existe que dans l’au-delà.
 
Alors oui, comme le dit Gilles Zerlini, le rouleau-compresseur passe ou est passé. Les Îliens seraient devenus un peu moins îliens parce que, peut-être, un peu moins vulnérables, un peu moins sentinelles, un peu moins différents, un peu plus envahis… Mais le temps continue de s’enfuir, les êtres continuent de disparaître, nos songes ne cessent pas d’envoyer des messages, et le sentiment d’un mauvais œil parfois qui nous harcèle ne s’est pas éteint…
Les conquérants peuvent se prendre pour ce qu’ils ne sont pas. Les sentinelles, au cœur de la nuit dans un monde hostile, ne peuvent jamais oublier leur propre vulnérabilité, voire leur insignifiance.
 
 

Pour en savoir plus sur Murat Kahya

Murat Kahya est photographe et a été lauréat de la Bourse Ange Tomasi. son exposition est actuellement à découvrir Caserne Padoue, Corti.
https://muratkahya.com/
Samedi 4 Octobre 2025
Sampiero Sanguinetti