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A granitula, les promesses d'une forme

La granitula désigne tout à la fois une forme, un coquillage et une procession. C'est l'un des symboles les plus ancrés sur l'île. Et c'est pour ça qu'on peut aujourd'hui y puiser un chemin collectif pour notre société. Dans les moments d'incertitude et de confusion, il faut se souvenir qu'on se rapproche d'une nouvelle phase. C'est ce que tous les confrères qui connaissent la procession ont expérimenté, et c'est ce que dont on doit se remémorer dans l'adversité. Tonì Casalonga témoigne et analyse.



A granitula, les promesses d'une forme
A Granitula, c’est le nom d’un coquillage. C’est aussi le nom d’une procession qui, le Vennari Santu, à la nuit tombée, se fait encore dans le nord de la Corse, et tout particulièrement à Calvi où elle a retrouvé toute sa vigueur grâce à la renaissance des confréries. Mais on peut la voir aussi à Aregnu, dans la vallée du Ghjussani, et plus au Sud, à Carghjese, ou au centre in Corti ou bien encore au Niolu à Casamaccioli où par exception elle a lieu le 8 septembre.

Sa chorégraphie est en apparence fort simple : une ou deux files parallèles avancent puis sans cesser leur mouvement, se courbent et forment un cercle, qui allant en se rétrécissant, crée une spirale. Arrivé au centre, celui qui la conduit effectue la figure appelée a volta, et la spirale se déroule alors comme elle s’était enroulée, sans arrêt ni recul.

Le sens d'une procession

A granitula, les promesses d'une forme
Le mouvement donne une impression très forte de cheminement linéaire et organisé se transformant peu à peu en magma en apparence désordonné, où la confusion est à son comble après la volta, le retournement, car on voit alors des mouvements contraires soulignés, au-dessus de la forêt compacte des têtes encapuchonnées, par les hautes croix et les statues portées à l’épaule qui vacillent en tous sens. Puis, comme par miracle, le désordre si scioglie, se dénoue, on voit peu à peu se redessiner un cercle, ce cercle s’agrandissant gagne en vitesse et la trajectoire processionnelle, un long moment interrompue, reprend son élan ordonné, linéaire, et rythmé par les chants strophiques.

Peu importe si ceux qui l’exécutent sont conscients que la marche en avant est la représentation symbolique de la vie, son ralentissement progressif celle de l’inéluctable approche de la mort, son dénouement une nouvelle naissance et la marche en avant de nouveau, le retour à la vie (une résurrection); ou le signe de l’alternance entre la représentation linéaire et la représentation circulaire du temps ; que cela peut être aussi la métaphore chorégraphique du jour succédant à la nuit et la nuit au jour, ou du cycle des saisons, ou celui des générations, ou enfin, comme dans le rituel de nos Cumpagnie di cunfratelli, celle de la passion et de la résurrection du Christ.

En tout cas, l’ordre et le désordre, le bien et le mal sont avec force manifestés par l’attraction hypnotique que suscite la spirale fermante, et la force dynamique et centrifuge de la spirale ouvrante. Parce que la spirale est la forme de tout ce qui se rassemble dans le cosmos, comme pour la naissance d’une étoile, et de tout ce qui se défait, comme l’explosion finale d’une étoile.

L’emplacement dédié à la Granitula dans la cité, lui aussi, mérite d’être observé avec attention, car il marque symboliquement la prise de possession de l’espace par les pieds, par le contact avec la terre, et par là même il établit une relation entre espace civique et espace symbolique.

Sa situation dans le temps, à l’équinoxe de printemps, quand les ténèbres hivernales vont laisser place aux lumières printanières, procède de la même relation au sens profond de la destinée humaine au sein de la nature.

Des origines antiques

Si l’on se pose la question de l’origine d’une telle chorégraphie, deux auteurs nous éclairent :

Plutarque raconte que « Thésée, à son retour de Crète, aborda à Délos et, après avoir sacrifié aux dieux et consacré la statue d’Aphrodite qu’Ariane lui avait donnée, il exécuta avec les jeunes gens un chœur de danse, qu’on dit être encore en usage aujourd’hui chez les déliens et dont les figures imitaient les tours et les détours du Labyrinthe, sur un rythme scandé de mouvements alternatifs et circulaires. » (Vie de Thésée, 21) ;

et Callimaque dit que « l’on charge de couronnes l’image sainte et vénérées de l’antique Cypris, que Thésée consacra, avec les jeunes enfants, au retour de Crète : échappés au monstre mugissant, rejeton féroce de Pasiphaé, sortis des détours du tortueux Labyrinthe, ils dansaient en cercle autour de son autel, au son de la cithare, et Thésée conduisait le chœur. » (Hymne à Délos, 307-324)

Comment oublier la description que fait Homère [1] du bouclier d’Achille, forgé par le dieu des enfers, et qui représente le monde ? On y voit une danse spiralée. Celle de Thésée ? Car « II faut donc – nous dit Platon [2] - se servir des ornements du ciel ainsi que des modèles dans l’étude des choses invisibles, comme on ferait si on trouvait des dessins tracés et exécutés avec une habileté incomparable par Dédale. »
 
 
[1] L’Iliade : XVIII, 590, La Pléiade, Gallimard, Paris 1955
[2] La République 528-529, traduction Robert Baccon, Flammarion, Paris 1966.
 

Demain, retrouver un chemin collectif

Aujourd’hui, dans le moment d’inquiétude sociétale et écologique qui est le nôtre, quand il nous faut trouver un langage, un chemin du visible à l’invisible, le labyrinthe de la granitula demeure la meilleure métaphore pour signifier le dénouement des crises, le voyage dans l’autre monde, celui de Dante, d’Ulysse ou d’Orfeo, le cycle du temps, des saisons, ou, selon la distance à l’axe de rotation, la lenteur et la rapidité.
 
Et même pour marquer la dubitation. Car dans l’unique métaphore réservée au labyrinthe par Platon, il le représente comme une manière d’aporie dans la démarche dialectique. Quand chacune des sciences se révèle insaisissable au moment où on est sur le point de la saisir : « comme si nous étions tombés dans le labyrinthe, alors que nous pensions déjà toucher au terme, nous nous retrouvâmes pour ainsi dire, après avoir fait le retour sur nous-mêmes, au début de notre recherche, et juste aussi peu avancé qu’en commençant. » [1]
 
Si tant est que se pose la question de la spécificité de rituel de la granitula, il apparait donc qu’il est un avatar de la mémoire universelle dans la mémoire locale. Mais pour beaucoup d’entre nous, le sens s’est aujourd’hui perdu, et la trajectoire s’est arrêtée dans le chaos du nœud central quand il ne se dénoue pas et que l’on en conclue amèrement en disant « cattiva annata ! », restant ainsi sur un constat d’échec improductif.
 
N'est-il pas temps de faire l’inventaire de nos échecs, de ne pas craindre de les nommer, de les analyser, afin d’en tirer une force nouvelle ? De prendre conscience que nous sommes dans le chaos central de la volta, et que devons continuer d’avancer pour en sortir ? N’est-il pas donc temps de nous lancer dans de nouvelles prises de risques, de nouvelles expériences parce que nous savons d’avance que si nos échecs passés font notre expérience d’aujourd’hui, nos futures erreurs, si nous n’avons pas la crainte paralysante d’en commettre, seront la sagesse de demain ?
 
 
 
[1] Cité par Marcel Detienne, La Grue et le labyrinthe , Le promeneur, 1983.
Lundi 31 Mai 2021
Tonì Casalonga