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A propos de la naissance d’une œuvre : A Morra



A Morra, c’est le titre du huis-clos qu’a réalisé le jeune Laurenzo Massoni, entièrement tourné dans un saloon au Niolu où, sous le regard d’un randonneur noir, se déroule une scène à laquelle celui-ci tente de trouver un sens qui longtemps lui échappe, une partie de morra. Tonì Casalonga s’entretient avec lui de son processus de création et de ses intentions.



Photogramme A Morra @Laurenzu Massoni
Photogramme A Morra @Laurenzu Massoni
Tonì Casalonga : Je crois bien qu’hier soir, dans les jardins du Parc de Saleccia, dans le cadre du Festival Et pourtant ça tourne, j’ai assisté à la naissance d’un œuvre, au sens littéral d’opera. Sous l’apparence d’un titre qui pouvait prêter à confusion selon que l’on entende par le biais de sa sonorité ou de la connaissance de ce jeu, A Morra se présentait comme une sorte de western où l’on ne dégainait que des doigts tendus.

Laurenzo Massoni Le bar de village est un lieu qui pour moi touche au sacré, mais à sa face adogmatique. Le sacré est par définition ce qui est coupé du reste, à part, caché au regard. Dans un bar, lorsque l’alcool embrume le cerveau, on ne sait jamais quel éclat peut surgir, violence ou rire ? Une parole de trop, un silence enfin brisé, un éclat de rire ou un chant, le contact peut se nouer. Le bar est un lieu de restauration. Et j’aime bien ce mot, qui dit une réparation à l’œuvre. Entre ce besoin de retrouver un état neuf et cette envie de découvrir du neuf qui anime chacun, le choix du lieu coulait de source.

Tonì Casalonga De tournées en tournées, lui qui ne voulait qu’un café et un verre d’eau avant de partir en montagne avec son sac à dos, devient témoin involontaire et, dans une certaine mesure, acteur d’un possible drame qui peu à peu prend forme, quand on comprend que le patron du bar est le grand-père de la jeune-fille qui assiste impassible à la partie qui se joue.
Le second protagoniste est un jeune homme dont on découvre, presque sans s’en apercevoir, qu’il a un problème à régler avec le grand-père, sans doute une obscure histoire entre familles qui en d’autres temps se serait terminé par une vendetta. On ne se tue plus pour cette histoire, mais elle n’est pas oubliée et si on s’ignore, c’est pour garder une distance dont on sent bien qu’elle infranchissable malgré le temps. Sauf si…

Laurenzo Massoni Sauf si le « sans doute » est faux. Il faut toujours douter, et surtout des explications que l’on nous donne et qui correspondent trop parfaitement à celles que l’on attend. Le grand père et le prétendant étaient très proches avant la demande en mariage. Le second a tout appris de la culture des champs avec le premier, et aujourd’hui il plante des oliviers. Il n’est donc pas question de familles fâchées, mais de quelque chose de plus profond.
Dans ce film j’ai voulu m’amuser des clichés, à la manière dont j’ai toujours vu les Corses s’en amuser. Pensons à Astérix en Corse et la fameuse scène de la sœur qui plait et ne plait pas au Romain. Cette scène se termine par des Corses qui font semblant d’être en colère et de se retenir mutuellement. Ce comportement est à la fois une grande preuve d’intelligence, mais aussi une grande mise à distance. Mise à distance d’une intimité plus nuancée. Dans ce bar personne n’est dupe sur ce qui est en jeu : l’angoisse de l’abandon et du changement. Voir sa petite fille devenir femme est trop dur pour Pierre. La tristesse qui ne se dit pas se réfugie dans un silence farouche, éternel.

Tonì Casalonga Sauf si rompant la barrière entre les Montaigu et les Capulet, la volonté de deux jeunes gens qui s’aiment est prête à subir l’épreuve symbolique de la mort. Car, découvrant couche après couche, le voile obscur du mystère, le regard lumineux du randonneur noir nous fait enfin percevoir ce qui se joue. Le grand-père a mis une condition au rapprochement des amoureux, une condition qui semble impossible : le garçon doit le battre au jeu de morra.
Mon Dieu comme cela pourrait paraître barbare à l’époque de Me Too ! Mais non, et c’est tout l’art de Laurenzo Massoni, car on sent bien que de la part de l’héroïne qu’elle n’est pas une victime, consentante ou pas. Elle une combattante qui accepte le risque du défi, même s’il ne repose pas sur ses épaules. Sous une apparente impassibilité, elle fait corps avec son héraut qui peu a peu voit s’effacer sur l’ardoise les marques qui les condamnaient.

Laurenzo Massoni La figure du grand-père est particulière, car c’est une relation tout à fait unique. Les grands-parents sont ceux qui n’ont plus à élever, ils ont simplement à accompagner, à ouvrir le monde. L’affection qui nait de cette relation est lumineuse, immédiate. On vient chez ses grands parents pour être gâtés. Diana ne peut se passer de son grand père, comme elle ne peut se passer de son amoureux : elle les laisse libre de trouver leur solution.
Je te suis reconnaissant d’avoir repéré qu’elle n’était pas une victime. C’est pour moi le personnage le plus profond, car elle ne cherche pas à changer les gens, elle les accompagne sur le chemin qu’ils ont besoin de parcourir et qu’elle sait ne pas pouvoir imposer. Elle est l’antithèse des personnages de femmes qui appellent à la vendetta. Mais son regard, sa présence silencieuse veille : gare à vous qui m’aimez, cela vous engage, et je suis là pour vous le rappeler. Silencieuse ne veut pas dire passive.
Mais cela ne signifie pas qu’elle soit totalement libérée de tout tourment. On pourrait la penser « Vierge Marie » qui lave les péchés de ces deux hommes. Mais non, elle est de chair et de sang. Chaud.

Tonì Casalonga À tel point qu’après la victoire, elle s’approche du garçon et après un baiser amoureux elle le gifle violemment en lui disant : « Si tu humilies une autre fois mon grand-père, je te tue !» 
À l’heure où le cinéma insulaire semble obnubilé par la violente dramaturgie littérale des histoires de voyous, voici enfin une œuvre métaphorique qui traite de la société corse contemporaine en n’oblitérant aucune problématique mais au contraire en nous laissant, dans ce film de moins d’une demi-heure, tout le temps nécessaire au développement de la pensée.
Plus qu’une métaphore, ce film est une parabole. Avoir choisi le jeu de morra, en apparence si simple mais à la vérité si complexe qu’il demande une gymnastique intellectuelle, une perspicacité psychologique et une rapidité d’action qu’aucun robot calculateur ne saurait dépasser, témoigne de la part de Laurenzo Massoni de son choix de faire du cinéma un art au service d’un combat sociétal.

Laurenzo Massoni Je n’oserai pas avoir une telle revendication. J’ai surtout essayé d’aller chercher des images et des personnages à la croisée de plusieurs choses : mes propres souvenirs, mes émotions, et surtout mon affection. Il manque bien sûr des pièces au puzzle, mais j’ai cherché à me rapprocher de ce sentiment d’être « chez moi ». Pas de réfléchir à ce qu’est l’identité, la violence, le non-dit, etc., mais de le donner à voir.
Et la morra au travers des yeux d’un étranger est un formidable outil de mise en scène car elle mélange tout ! Le son, la parole, le geste, l’intimidation, et le jeu. Jouer, sous toutes ses acceptions, est finalement ce qui permet de continuer à vivre de mon point de vue. On joue à vivre comme on joue à être Corse, pensant en connaître les règles alors qu’on ne saurait les expliquer. Ce qui me plaît c’est justement ce rapport à l’imaginaire, à l’intime, et donc à ce lieu et ses habitants : le bar pendant la nuit.

Tonì Casalonga Ce huis-clos est de plus peuplé de toute une galerie de personnages dont on ne peut pas dire qu’ils sont secondaires tant ils apportent chacun au tableau, comme dans les films italiens, un élément d’humanité qui crée plus qu’un contexte, un monde.
C’est aussi un film plein d’humour et de renversement d’idées reçues, dont la moindre n’est pas de donner le rôle de l’étranger à un acteur qui est lui-même une magnifique tête de maure à laquelle il ne manque qu’un bandeau blanc.

 
Jeudi 26 Juin 2025
Laurenzu Massoni & Tonì Casalonga