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Est-il encore possible de mourir sans haine ?



La Méditerranée n’est probablement pas le continent liquide ou la Patrie dont parlaient certains intellectuels du XIX° siècle. Mais il existe bien un « système méditerranéen » qui scelle une interdépendance, une manière d’être et un destin des sociétés riveraines. L’existence de cet espace provoque fréquemment le sentiment d’une proximité avec ce qui s’y passe. La proximité avec l’Afrique du Nord est une évidence. Le retour régulier des évènements du Bosphore, des Dardanelles, de la Crimée et aujourd’hui de l’Ukraine dans notre histoire depuis le XVIII° siècle n’est pas un phénomène anodin. Nous ne pouvons donc pas rester indifférents face à ce qui se passe au Moyen-Orient, au Liban, en Israël et en Palestine. Compte-tenu de la gravité de ce qui a rebondi depuis le 7 octobre 2023, Sampiero Sanguinetti nous aide à réfléchir à ce que signifie ce à quoi nous assistons.



Le traumatisme de la Shoah

Est-il encore possible de mourir sans haine ?

Le monde a fait, durant la Seconde guerre mondiale, une « découverte » lourde de conséquences. Les peuples dits civilisés étaient capables de se livrer en plein XX° siècle à des actes de la pire barbarie. Il ne s’agissait plus seulement de la guerre et de ses horreurs. Il s’agissait de la planification froide et systématique du crime de masse. L’organisation raisonnée d’un génocide, la volonté assumée d’élimination de tout un peuple, vieillards, femmes et enfants compris. Dans l’Europe si fière de sa culture, des hommes qui lisaient Goethe et Chateaubriand, admiraient les toiles de Léonard de Vinci ou de Rembrandt, écoutaient la musique de Wagner, Beethoven ou Mozart, avaient pu décider collectivement qu’ils transporteraient des humains par milliers dans des wagons à bestiaux en direction des usines de mort, et qu’ils les tueraient dans des chambres à gaz avant de tenter de faire disparaître leurs corps.
Ceux qui ont fait cela ne sont pas des individus isolés atteints de folie, et ce ne sont pas d’abord des Allemands aidés dans toute l’Europe par des « collabos ». Ceux qui ont fait cela appartenaient à la « race » des humains. Et en cela, la honte doit être celle de tous les humains. Il n’y avait plus le monde civilisé d’un côté et le monde des barbares de l’autre ; le bien, apanage de la culture et de la bonne éducation d’un côté ; le mal, synonyme de la grossièreté et de la sauvagerie de l’autre. Il n’existait plus qu’un seul côté, celui de l’ignominie. La civilisation ne nous protège de rien.


Naissance des Israéliens et des Palestiniens

Après la guerre, le peuple martyrisé, si souvent dénigré ou pourchassé en différents pays, demandait à pouvoir bénéficier d’une terre où vivre. Cela était juste. La communauté internationale décidait donc de lui attribuer effectivement une terre au lieu même de ses origines lointaines.
Mais était-il prévu ou concevable que ceux qui y vivaient depuis deux mille ans pussent en être expulsés brutalement comme des malpropres, comme des moins que rien, pussent se voir dépossédés sans autre procès… Des centaines de milliers de ceux qu’on appelait désormais les Palestiniens furent chassés. Auraient-ils eu la moindre raison d’obtempérer ? Qui, à leur place aurait accepté ? Et pourquoi ?

Les sociétés occidentales honteuses qui cherchaient à faire oublier les horreurs commises en leur sein laissaient se perpétrer en cascade de nouveaux abus et de nouvelles horreurs. Un conflit sans solution, une injustice pérenne, démarraient ainsi. Les nouveaux venus, porteurs d’une douleur indicible, juifs de religion, Russes, Européens ou Américains de civilisation s’installaient entre la mer et le Jourdain. Les uns étaient conscients du danger extrême de la situation engendrée, les autres se pensaient porteurs de la fameuse civilisation dont les autochtones seraient dépourvus, les troisièmes se croyaient et se croient encore élus de Dieu, seuls légitimes sur ces terres sacrées. Les plus déterminés qui ne sont pas les plus raisonnables ont une puissance d’entraînement inégalable parce qu’ils ne craignent rien, sinon l’idée qu’ils se font de Dieu.
Avec l’aide des pays occidentaux ils dotèrent le petit pays qui se créait d’une armée parmi les plus puissantes de ce coin de la planète. Avec le temps, ils occupèrent des contrées qui ne leur avaient pas été attribuées par la communauté internationale et refusèrent de les restituer. Puis ils décidèrent d’y installer de nouveaux colons qui expulsaient sans ménagement, parfois de la manière la plus violente qui soit, les occupants. Un colossal sentiment d’injustice, une sourde colère, une inextinguible révolte se répandaient et s’enkystaient face à l’arrogance et au suprématisme d’une partie de ces colons.

 


Les ingrédients du drame

Lorsque des dirigeants courageux, d’un bord et de l’autre, décidèrent de se parler et d’œuvrer à l’instauration de deux états pour échapper à la logique infernale de l’engrenage, les plus radicaux dans chaque camp manifestèrent leur opposition. L’extrême droite en Israël, le Hamas en Palestine. La Palestine n’étant ni constituée, ni reconnue au plan international, le pouvoir et la force étaient en Israël. Dans un monde où chaque peuple souverain a le droit de se défendre, ce droit n’était pas reconnu aux Arabes de Palestine. L’extrême droite en Israël provoqua l’assassinat d’Yitzhak Rabin, la construction d’un mur de séparation de 700 kilomètres en Cisjordanie, l’intensification de la colonisation, l’isolement, le blocus de l’enclave de Gaza, et le refus d’une solution à deux états. Tous les ingrédients d’un drame épouvantable à venir étaient réunis.
Au cours de l’année 2023, la tension n’a cessé de monter. Le 14 avril 2023, Eva Illouz  dans le journal Le Monde déclarait : « Israël est embourbé en Cisjordanie dans un conflit colonial qui ne fait que se durcir ». Le 17 mai 2023 le journaliste Louis Imbert dans le même journal décrivait la manière dont, à Gaza, l’État israélien procédait couramment à des exécutions extra-judiciaires en ciblant des familles entières, en tuant femmes et enfants. « En réalité, Israël se donne licence pour perpétrer des crimes de guerre », dénonçait le directeur de l’organisation de défense des droits humains israélienne B’Tselem. Les 17 et 18 septembre 2023, toujours dans le journal Le Monde, Elias Sanbar  avertissait : « À force d’abattre des jeunes gens, à force d’entrer et de réprimer dans les camps de réfugiés et dans les villes, à force de piller des terres et à force d’imposer des lois iniques, à un moment donné, l’explosion sera là, inéluctable… je pense que l’actuel gouvernement d’Israël joue la carte du désastre. Ces apprentis sorciers pensent que des troubles généralisés justifieraient un transfert des Palestiniens et permettraient à Israël de se présenter comme un agressé en état de légitime défense ».
 

Le 7 octobre 2023

Le 7 octobre 2023, l’explosion et le désastre eurent lieu. La communauté internationale a fait semblant de s’en étonner comme si personne n’avait été capable d’évaluer ce qui se profilait, comme si personne n’avait lu les avertissements clairement formulés par des responsables, par des intellectuels, par des journalistes... Le 9 octobre, le ministre israélien de la Défense annonçait le démarrage de la riposte dans une bande de Gaza surpeuplée et totalement fermée. Une bande de Gaza, précisait le ministre, peuplée « d’animaux humains »… « Des animaux humains »… Les mots étaient lâchés, glaçants, indignes, inacceptables. Dans la bouche d’un gouvernement modéré, ces mots pourraient être dictés par la colère et nous pourrions supposer, espérer, qu’ils dépassaient simplement la pensée réelle de leur auteur. Dans la bouche d’un gouvernement d’extrême droite ils présentent malheureusement le risque terrible de traduire une conviction.
Et la manière dont à partir de ce moment-là, l’armée israélienne a pilonné, bombardé les populations civiles de Gaza, tuant plus de femmes et d’enfants que de supposés combattants ou de supposés terroristes, tendrait à confirmer ce soupçon. La manière dont l’armée israélienne a interdit aux journalistes internationaux de pénétrer à Gaza pour témoigner et dont elle a ciblé les journalistes palestiniens présents sur le territoire faisant des dizaines de victimes dans cette profession, tend à dissiper les derniers restes de doute. La manière dont les dirigeants israéliens ont entravé l’acheminement de vivres en direction de populations menacées de famine se passe de commentaires. Vincent Lemire – professeur d’histoire à l’université Gustave-Eiffel, directeur du Centre de recherche français à Jérusalem de 2019 jusqu’en août 2023 traduisait en mots ce qu’une majorité d’observateurs n’osait pas toujours formuler : « Ce n’est plus une guerre pour "éradiquer" le Hamas, c’est une dévastation volontaire, systématique et délibérée, pour extirper les civils de la bande de Gaza, par la mort ou par l’exode, par la famine ou par l’épidémie. Ce basculement à la fois stratégique et anthropologique a été préparé dès le 9 octobre 2023 par le ministre de la défense israélien, Yoav Galland, quand il affirmait combattre des « animaux humains » [1].
 
Eradiquer le Hamas dans l’esprit d’un ministre Israélien cela veut dire, bien sûr, éradiquer les terroristes, mais si pour cela l’opération consiste à massacrer des familles entières et des milliers d’enfants, pris en otage dans l’étau de la haine, cela n’éradique rien du tout, cela au contraire devient une machine à provoquer toujours plus de haine et à fabriquer tout le terrorisme du monde à venir. Quant aux otages israéliens du Hamas existent-ils encore ? Existent-ils encore quand leurs geôles supposées sont arrosées sous un tapis de bombes qui renvoie toute vie humaine au rang de dégât collatéral ou au chapitre des pertes et profits.
 

Cela doit s’arrêter

Comble de l’absurdité, ce à quoi nous assistions ressemblait à s’y méprendre à un retournement ou à une nouvelle forme de l’antisémitisme. Car les Arabes, comme les Hébreux, sont les descendants de Sem fils de Noé. Ils sont eux aussi des Sémites et la haine qui dégouline des propos d’un ministre israélien et du massacre d’enfants innocents traduisent une forme de racisme et donc dans le cas présent d’antisémitisme. La honte vis-à-vis de l’humanité que nous avions ressentie en découvrant les horreurs à l’œuvre dans les camps de concentration se prolongerait ou se renouvellerait à travers les conséquences lointaines de ce que fut la Shoah. Cela doit s’arrêter.
Il appartient au peuple d’Israël, tout en exigeant bien sûr la libération des otages retenus par le Hamas, tout en œuvrant réellement à la libération de ces otages, de condamner les propos du ministre israélien, de condamner le massacre d’enfants innocents, d’exiger le démantèlement des colonies en Cisjordanie, d’exiger la destruction du mur et de se battre pour une solution qui ne passe pas par la négation, l’humiliation et l’élimination de l’Autre. Il s’agirait alors selon monsieur Netanyahou d’une défaite ? Mais de quelle défaite parle-t-on ? Quand la seule victoire désormais consisterait à sauvegarder un soupçon de dignité de l’espèce humaine.
 
La France a récemment honoré la mémoire d’un martyr qui avant de disparaître, durant la Seconde guerre mondiale, écrivait à sa compagne adorée : « Je meurs sans haine en moi pour le peuple Allemand ». Est-il concevable que Hébreux et Palestiniens prononcent de telles phrases : « je meurs sans haine pour le peuple Hébreux » et « je meurs sans haine pour le peuple de Palestine » ? Cela est-il encore concevable ? Et en dehors d’une telle élévation de l’esprit, existe-t-il une issue pour ces deux peuples et pour l’humanité ?


[1] Le Monde, 3 janvier 2024.

 
Mercredi 27 Mars 2024
Sampiero Sanguinetti


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