Peut-être que pour se faire comprendre par certains, il faut abandonner les mots.
On va prendre le café à côté de l'atelier, chez les électriciens-garagistes. Il suffit d’enjamber le muret, et de se faufiler entre les carcasses pleines de fils et de plis. Je suis Tony. Je m'assois près de lui sur une pile de pneus, et même si c'est très bref, je sens dans le regard d’un des travailleurs que je ne suis pas forcément la bienvenue, ou plutôt, que je suis vite perçue comme étrange. Jeune femme qui bricole, peut-être mon piercing au nez, peut-être mes cheveux courts, peut-être mes seins sans soutien-gorge.
On va prendre le café à côté de l'atelier, chez les électriciens-garagistes. Il suffit d’enjamber le muret, et de se faufiler entre les carcasses pleines de fils et de plis. Je suis Tony. Je m'assois près de lui sur une pile de pneus, et même si c'est très bref, je sens dans le regard d’un des travailleurs que je ne suis pas forcément la bienvenue, ou plutôt, que je suis vite perçue comme étrange. Jeune femme qui bricole, peut-être mon piercing au nez, peut-être mes cheveux courts, peut-être mes seins sans soutien-gorge.
Avia a ragiò l'altru, cumè si chjama torna... U chjuculettu. Dicìa u caldu hà da rivene. Face un caldu avà...
Le vent chaud, je dis que j'aime bien parce que c'est vrai, ce matin j'ai aimé le sentir. Il m'a rappelé le printemps qui arrivait bientôt. Oui, mais pas pour la neige. Cù stu sole, a neve... Tout va fondre, si c'était de la tramontane, ça aurait tenu. Il y aurait eu le temps d'avoir quelques couches en plus qui se forment. Là la couche est trop fine. Tout va fondre. È po', a sicchìa.
J'ai honte d'avoir dit que j'aimais cet air chaud, comme une inconsciente. La néo-citadine qui aime réchauffer ses épaules sur l'île qui l'a vue naître, sans se soucier des peines qui la traversent. J'aimerais qu'ils m'estiment car je les estime mais je ne sais pas vraiment comment m’adresser à eux.
Nos passions et nos angoisses sont très proches, très proches. Je le sens, mais je n'arrive pas à le traduire, parce que mes mots ne sont pas les leurs. Ca me frustre un peu. Peut-être qu'il vaut mieux parler moins en mots. Il n'y a pas de distance entre ces frères et la terre qu'ils habitent. Ils sont ici comme des châtaigniers, ils sont ici sans question, ils sont la matière d'ici, leurs voix, le chant, artisans ébénistes, artisans chanteurs, artisans du quotidien. J‘ai appris il y a peu que dans la théologie musulmane, les humains étaient faits d'argile. Ça m'a fait penser à eux. Terre glaise qui s'anima. Leurs mains et leurs visages émergent à peine de l'île.
Le vent chaud, je dis que j'aime bien parce que c'est vrai, ce matin j'ai aimé le sentir. Il m'a rappelé le printemps qui arrivait bientôt. Oui, mais pas pour la neige. Cù stu sole, a neve... Tout va fondre, si c'était de la tramontane, ça aurait tenu. Il y aurait eu le temps d'avoir quelques couches en plus qui se forment. Là la couche est trop fine. Tout va fondre. È po', a sicchìa.
J'ai honte d'avoir dit que j'aimais cet air chaud, comme une inconsciente. La néo-citadine qui aime réchauffer ses épaules sur l'île qui l'a vue naître, sans se soucier des peines qui la traversent. J'aimerais qu'ils m'estiment car je les estime mais je ne sais pas vraiment comment m’adresser à eux.
Nos passions et nos angoisses sont très proches, très proches. Je le sens, mais je n'arrive pas à le traduire, parce que mes mots ne sont pas les leurs. Ca me frustre un peu. Peut-être qu'il vaut mieux parler moins en mots. Il n'y a pas de distance entre ces frères et la terre qu'ils habitent. Ils sont ici comme des châtaigniers, ils sont ici sans question, ils sont la matière d'ici, leurs voix, le chant, artisans ébénistes, artisans chanteurs, artisans du quotidien. J‘ai appris il y a peu que dans la théologie musulmane, les humains étaient faits d'argile. Ça m'a fait penser à eux. Terre glaise qui s'anima. Leurs mains et leurs visages émergent à peine de l'île.
Ils se rassemblent avec d'autres depuis jeunes pour chanter, et le groupe qu'ils forment a bien du succès. Ils ont accompagné le mouvement nationaliste des années 1970/80. Lorsqu‘ils partaient pour se produire à Marseille, Paris, et même au Chili, l’un des leurs a toujours refusé, par peur.
Une peur très simple et complètement folle. Une peur que je trouve insensée tout en me la figurant intimement, pour laquelle j'ai même une forme de respect : la peur de mourir ailleurs que sur son île. L'expression d'appartenance la plus aboutie - mon corps appartient à cette terre au point qu'il m'est impensable de prendre le risque, même le plus infime, qu'il se couche pour s'éteindre sur une autre.
Pour beaucoup d'entre nous, ça pourrait être le pire signe d'une dictature, imposée par soi-même à soi-même, ne pas quitter son lieu de naissance. Lui ne l'a jamais vécu comme une contrainte. Pourquoi aller ailleurs? Il ne s'agit même pas d'un réel manque de curiosité, ni même d'un chauvinisme quelconque, puisque cela s'exprime comme une évidence. Pourquoi aller ailleurs, je ne veux pas partir, je n'en ai pas besoin. Alors qu'on est aujourd'hui plutôt incités à se mouvoir, à se déplacer, à voyager pour voyager, à tourister, s'expatrier, à s'en aller, sceller son corps et son âme à un territoire semblerait le pire de tous les actes réactionnaires.
Et pourtant, s'il n'y a pas de force contraignante dans ce geste? Si c'est juste que ça va de soi? Je crois que j’envie un peu cette vision du monde. Cette nécessité qui domine le reste, à la fois émotionnelle, et un sens de la responsabilité : rester. Quand je reconsidère mes propres choix, mes allers-retours d’oisillon agité, je me sens comme inconsistante. Douter de tout. Faire et refaire, passà è vene.
Une peur très simple et complètement folle. Une peur que je trouve insensée tout en me la figurant intimement, pour laquelle j'ai même une forme de respect : la peur de mourir ailleurs que sur son île. L'expression d'appartenance la plus aboutie - mon corps appartient à cette terre au point qu'il m'est impensable de prendre le risque, même le plus infime, qu'il se couche pour s'éteindre sur une autre.
Pour beaucoup d'entre nous, ça pourrait être le pire signe d'une dictature, imposée par soi-même à soi-même, ne pas quitter son lieu de naissance. Lui ne l'a jamais vécu comme une contrainte. Pourquoi aller ailleurs? Il ne s'agit même pas d'un réel manque de curiosité, ni même d'un chauvinisme quelconque, puisque cela s'exprime comme une évidence. Pourquoi aller ailleurs, je ne veux pas partir, je n'en ai pas besoin. Alors qu'on est aujourd'hui plutôt incités à se mouvoir, à se déplacer, à voyager pour voyager, à tourister, s'expatrier, à s'en aller, sceller son corps et son âme à un territoire semblerait le pire de tous les actes réactionnaires.
Et pourtant, s'il n'y a pas de force contraignante dans ce geste? Si c'est juste que ça va de soi? Je crois que j’envie un peu cette vision du monde. Cette nécessité qui domine le reste, à la fois émotionnelle, et un sens de la responsabilité : rester. Quand je reconsidère mes propres choix, mes allers-retours d’oisillon agité, je me sens comme inconsistante. Douter de tout. Faire et refaire, passà è vene.
È po', a sicchìa. Un rayon de soleil traverse la pièce, et souligne avec douceur la poussière en suspension. Il la transforme en paillettes. Maì et Tony constatent : le vent chaud fera fondre la neige. Les étés de sècheresse se succèdent. Et nos langues s’appauvrissent, comme le sol, perdre les mots et les nutriments. Je continue de me taire, je souffle sur la poussière, je m’appuie sur l’épaule de Tony, il me sourit. Per avà basterà.