Robba
 



Giuseppe Ungaretti in Corsica

Giuseppe Ungaretti est l'un des plus grands poètes italiens du XXème siècle. Au début des années 1930, il écrit pour plusieurs journaux, et c'est pour un quotidien turinois qu'il entreprend en 1932 un voyage en Corse. De janvier à mars, Ungaretti promène sur l'île son regard et ses rêveries. Ces feuillets d'abord publiés et traduits en français par Philippe Jacottet ont fait ici l'objet d'une nouvelle traduction qui nous paraît plus en prise avec le territoire. Robba publiera chaque mois quelques pages de ces "Montagne, marine e gente di Corsica". Ma eccu lu quì chì ghjunghje in Corsica ! Et vogue la vache...



Bastia, 16 janvier 1932
Le courrier ne part de Livourne qu’à midi et demi. Je suis monté à bord en avance, alors que l’on procède encore au chargement. Il y a là une vache, noiraude et trapue ; tout à coup, on la hisse avec un câble. Les pattes dans le vide, elle s’élève, la panse crispée par la terreur. Elle restera hagarde pendant toute la traversée, ce qui ne l'empêchera pas de ruminer. Les marques dont elle jonchera sans afféterie le plancher du pont des secondes où on l’a installée prouveront que l’adage populaire sur les effets purgatifs de la peur est parfaitement fondé.
Dodelinant sa tête si peu faite pour l’aventure, elle regardera la mer de son gros œil torve et mouillé d’une encre plus fadasse et pathétique que jamais. On déposera une couverture sur les épaules de la demoiselle et bientôt tous les passagers viendront s’affairer autour d’elle.
               - C’est une race suisse, dit le maçon de Parme, qui se trompe sans doute.
               - Ce ne sont pas des endroits pour toi, ma pauvrette ! Je parie que dans deux mois, tu n’auras plus que la peau sur les os, lui lance à l’oreille le fabricant de pâtes d’Arezzo.
               - C’est qu’ils ont pris goût au lait de vache, là-bas, même dans les montagnes, pérore le charbonnier de Pistoia.
               - N’importe quoi ! C’est du lait de vache en boîte qu’ils réservent aux Angrais, réplique une petite voix qui me semble caractéristique de la région de Lucca.
Alors que le temps s’écoule ainsi, déboule du couloir des cabines un jeune homme engoncé dans un costume de paysan bavarois très élimé. Culottes de daim, gilet en velours marron. Le voilà qui regagne la Corse après avoir quitté son pays ; et il va sans dire que jusqu’à Livourne, il a voyagé à pied. Il me détaille la liste des montagnes et des vallées qu’il a traversées. Ce garçon est incapable de tenir en place. Et comme il lui est impossible de continuer le voyage à pied, puisqu’on ne saurait marcher sur l’eau, il tourne dans le bateau comme un écureuil en cage.  Avec quelques compatriotes, il a loué un bout de terrain du côté d’Ajaccio, et ils y élèvent des poules.  C’est que les œufs frais se vendent cher à Nice. Mais cette année, qui est passé par là s’en est rendu compte : même Nice est devenu un mouroir. Le « lait en boîte » et les œufs cette année, il faudra que les Angrais se les boivent chez eux. Tout est tellement lié aujourd'hui dans le monde - plaise à Dieu que tous les Etats s’en rendent compte - que les ennuis des uns entraînent forcément la ruine des autres.
La lumière est trouble. Avec le soir qui tombe, se détache sur le ciel un jeu de voiles, au fil desquels se lève à notre rencontre une ondulation de rêve, tout en long : un doigt, un index, toujours plus net, qui finit par se révéler, dans l'inertie de ses ombres, morceau de terre ferme : c’est le Cap corse.
Débarquement. Le nouveau port de Bastia forme un coude. Puis s’ouvre comme un bassin de jardin rectangulaire. La place Saint Nicolas qui s'étale devant lui, également rectangulaire, alternant platanes et palmiers, et dans un coin, là au fond, à gauche, le Napoléon en empereur romain de Bartolini (1) , silhouette pleine de grâce mais si pâle. Du songe de la mer, semble ainsi surgir comme un petit pied de Dame aux camélias et des balustrades bleuies par les vapeurs du soir qui se déposent contre le petit soulier de satin. Vision plus incroyable encore : à travers un grand carreau de verre, tout là-bas, face à nous, un échantillonnage d’automobiles aussi féérique qu’un spectacle sous-marin : dans son cadre électrique, on dirait une de ces photographies métaphysiques dont raffole l’art d’aujourd’hui.
Quittant prestement ce pompeux paysage de sous-préfecture, je dirige mes pas côté Sud, vers le Vieux Port et la Citadelle. Mais des môles, des terrasses et des murailles ont entamé la force que les estampes du XVIII°siècle révélaient des assauts du Vieux Port attaquant les rochers abrupts de la Citadelle. Un rocher noir, couvert de lichens et de mousses, qu’on appelait le Lion – et il en avait la majesté – fermait l'anse au Sud, mais ils l'ont fait sauter en 1860. Le Mughione, nom que les Bastiais avaient donné aux vents d’est et de sud-est parce qu'ils semblaient mugir comme le Lion quand ils s'engouffraient dans les grottes surmontées par la citadelle, n’est plus désormais que le nom d’un quartier.  Mais la vieille ville conserve encore de hautes maisons aux murs sans fioritures qui surplombent la mer. Elle conserve encore des chemins sinueux propices aux émeutes ; elle conserve même son donjon de 1383, d’où elle ouvre ce que Théophile Gaultier dans son Voyage en Italie, appelle « l’œil d’une ville »(2)  : dans la descente en escaliers, elle regarde les deux ports, le Cap Corse et pour peu que le temps soit assez clair, comme en un sfumato de Léonard, elle voit Capraia, l’île d’Elbe et Montecristo.
Ces formes naturelles m’ont solidement ouvert l’appétit, et ma bonne fortune a voulu qu'on me serve à dîner des merles rôtis : tout gorgés de myrtes et d’arbouses, ils m’apportent le premier salut du maquis. Et un vin du Cap corse, sombre et légèrement salé, accorde sa saveur aux viandes parfumées.
 

(1) La statue réalisée par le sculpteur toscan Lorenzo Bartolini (1777-1850) était d'abord destinée à orner la cour intérieure du palais de la soeur de Napoléon Elisa Baciocchi, princesse de Lucques. Elle fut installée en 1854 à Bastia où elle se trouve encore.
(2) Théophile Gautier, Voyage en Italie, Paris, 1884, p. 338 à propos de Florence (« Les Grecs avaient une expression particulière pour rendre d'un seul mot l'endroit central et important d'un pays ou d'une ville : ophtalmos (l'oeil). [...] N'y a-t-il pas dans chaque ville un endroit qui la résume, où le mouvement et la vie aboutissent, où les traits épars de son caractère spécial se précisent et s'accusent plus nettement, où ses souvenirs historiques se sont solidifiés sous une forme monumentale, de manière à produire un ensemble frappant, unique, un oeil sur le visage de la cité ? Toute grande capitale a son oeil. »)

Références


Giuseppe Ungaretti, Il Deserto e dopo, Mondadori, prima edizione 1961.
Traduction française, A partir du désert, 1965, Le Seuil
Nouvelle traduction réalisée par Vannina Bernard-Leoni sur proposition de Françoise Graziani et Carlo Ossola, autour de la chaire Esprit Méditerranéen de l'Université de Corse.

 
Mercredi 24 Février 2021
Vannina Bernard-Leoni


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