Fermeture, ouverture : une alternative ?
La question de la fermeture/ouverture touche d’emblée à la représentation que l’on se fait de l’île, de la Corse en particulier. Et quand il est question de fermeture, comment ne pas penser aux propos de Marie Susini évoquant sa peur de l’enfermement quand elle retourne dans l’île ? « J’ai été comme un oiseau en cage dans mon enfance, emmurée dans ma condition de fille, prise à l’intérieur de cette cellule aux règles rigides qu’est la famille corse, prise elle aussi dans l’îlot du village, le village bouclé sur lui-même dans un pays tout naturellement isolé, barricadé par la mer » (La Renfermée. La Corse, 1981).
Pour le propos qui nous intéresse ici, nous retiendrons cette idée de la fermeture, voire celle de l’enfermement, perçues comme le résultat de la discontinuité terre-mer, créant ainsi une insularité subie. Pourtant, la Corse peut-elle être considérée comme isolée alors qu’elle entretient, depuis la Préhistoire, des liens continus avec la voisine Sardaigne, avec les autres rives de la Tyrrhénienne et des espaces plus lointains encore dans toute la Méditerranée ? Peut-elle être perçue comme enclavée alors qu’elle se trouve sur des routes maritimes constamment retracées ? Est-elle périphérisée par un centre qui altèrerait son insertion dans d’autres réseaux ? De fait, la Corse a connu des polarisations diverses depuis un millénaire, de Pise à Gênes, de Gênes à la France, sans compter une décriée ou idéale polarisation romaine qui court de l’Antiquité à la papauté contemporaine.
Il existe une autre forme d’insularité, voulue ou, du moins, visée. Elle devient dans ce cas un insularisme, selon le terme de François Doumenge qui propose ainsi de « mesurer le degré d’isolement des insulaires et leur propension à défendre leur particularité » (J. Martinetti). Cet insularisme se retrouve dans les idéologies contemporaines, portées notamment par de nouveaux mouvements nationalistes identitaires qui voient dans l’immigration récente une menace pour le peuple et la culture corses (L. Terrazzoni).
La représentation d’une Corse repliée et sur la défensive a longtemps été entretenue par les historiens de la fin du XVIIIe siècle au début du XXe qui, de Limperani à Dominique Fumaroli, ont interprété la supposée victoire des Corses à l’issue de la bataille des Champs de myrte, en 231 avant notre ère : grâce à leur résistance, ils auraient obtenu des conditions politiques très avantageuses de la part des Romains (F. Santoni). Ainsi s’écrit un des épisodes de la storia patria présentant la Corse, celle de l’intérieur du moins, comme une citadelle assiégée. La contamination avec d’autres épisodes « glorieux » de l’histoire insulaire n’est évidemment pas étrangère à cette interprétation.
Le biais interprétatif se trouve parfois dans la posture de l’historien, mais il peut aussi être induit par des sources et des archives insuffisamment abondantes et précises. Deux professionnels de la conservation, Sylvain Gregori et Lisa Falconetti, relèvent ainsi le déficit des pièces relatives à l’histoire de l’immigration dans les musées insulaires tandis que l’histoire de l’émigration des Corses est beaucoup mieux connue et valorisée par des publications et des expositions récentes.
Que l’insularité soit subie ou voulue, l’éloignement ou l’isolement relatifs peuvent paradoxalement devenir un atout, comme en témoignent les récits d’alpinistes de la Corse de la seconde moitié du XIXe au début du siècle suivant, décrivant une Corse de l’intérieur et des montagnes comme un pays exotique : l’île leur offrait « un nouvel espace à découvrir, alors que la conquête des principaux sommets des Alpes s’achevait ». Elle devenait le lieu de rencontre de deux mondes profondément différents (J. Jenin). Les campagnes de promotion touristique n’exploiteraient-elles pas encore cette image ?
Enfin, la situation géopolitique de la Corse et les politiques menées sont bien sûr déterminantes dans cette alternative de fermeture/ouverture. C’est aux réflexions sur le XIXe siècle du regretté Jean-Yves Coppolani qu’il faut faire référence pour bien comprendre comment les subventions ou les mesures fiscales et douanières peuvent encourager le dynamisme économique de l’île, sans d’ailleurs nécessairement profiter aux intérêts généraux, ou au contraire l’handicaper.
Mais, en cette matière, l’État n’est pas deus ex-machina. Paolo Calcagno a montré comment intervenaient d’autres acteurs, à travers leurs pratiques transgressives. Ainsi, à partir du milieu du XVIe siècle, les livraisons obligatoires de produits alimentaires de la Corse (blé, huile, vin) furent encadrées en prix et en volume par les offices d’approvisionnement de Gênes. Or, ces mesures encouragèrent alors un marché parallèle plus rémunérateur tourné vers d’autres destinations. Un autre type d’infraction se retrouve dans l’active contrebande dans les Bouches de Bonifacio où, au XVIIIe siècle, les autorités piémontaises tentent de neutraliser le commerce illégal alimenté par les bergers sardes et assuré par des patrons de gondoles bonifaciens.
Pour le propos qui nous intéresse ici, nous retiendrons cette idée de la fermeture, voire celle de l’enfermement, perçues comme le résultat de la discontinuité terre-mer, créant ainsi une insularité subie. Pourtant, la Corse peut-elle être considérée comme isolée alors qu’elle entretient, depuis la Préhistoire, des liens continus avec la voisine Sardaigne, avec les autres rives de la Tyrrhénienne et des espaces plus lointains encore dans toute la Méditerranée ? Peut-elle être perçue comme enclavée alors qu’elle se trouve sur des routes maritimes constamment retracées ? Est-elle périphérisée par un centre qui altèrerait son insertion dans d’autres réseaux ? De fait, la Corse a connu des polarisations diverses depuis un millénaire, de Pise à Gênes, de Gênes à la France, sans compter une décriée ou idéale polarisation romaine qui court de l’Antiquité à la papauté contemporaine.
Il existe une autre forme d’insularité, voulue ou, du moins, visée. Elle devient dans ce cas un insularisme, selon le terme de François Doumenge qui propose ainsi de « mesurer le degré d’isolement des insulaires et leur propension à défendre leur particularité » (J. Martinetti). Cet insularisme se retrouve dans les idéologies contemporaines, portées notamment par de nouveaux mouvements nationalistes identitaires qui voient dans l’immigration récente une menace pour le peuple et la culture corses (L. Terrazzoni).
La représentation d’une Corse repliée et sur la défensive a longtemps été entretenue par les historiens de la fin du XVIIIe siècle au début du XXe qui, de Limperani à Dominique Fumaroli, ont interprété la supposée victoire des Corses à l’issue de la bataille des Champs de myrte, en 231 avant notre ère : grâce à leur résistance, ils auraient obtenu des conditions politiques très avantageuses de la part des Romains (F. Santoni). Ainsi s’écrit un des épisodes de la storia patria présentant la Corse, celle de l’intérieur du moins, comme une citadelle assiégée. La contamination avec d’autres épisodes « glorieux » de l’histoire insulaire n’est évidemment pas étrangère à cette interprétation.
Le biais interprétatif se trouve parfois dans la posture de l’historien, mais il peut aussi être induit par des sources et des archives insuffisamment abondantes et précises. Deux professionnels de la conservation, Sylvain Gregori et Lisa Falconetti, relèvent ainsi le déficit des pièces relatives à l’histoire de l’immigration dans les musées insulaires tandis que l’histoire de l’émigration des Corses est beaucoup mieux connue et valorisée par des publications et des expositions récentes.
Que l’insularité soit subie ou voulue, l’éloignement ou l’isolement relatifs peuvent paradoxalement devenir un atout, comme en témoignent les récits d’alpinistes de la Corse de la seconde moitié du XIXe au début du siècle suivant, décrivant une Corse de l’intérieur et des montagnes comme un pays exotique : l’île leur offrait « un nouvel espace à découvrir, alors que la conquête des principaux sommets des Alpes s’achevait ». Elle devenait le lieu de rencontre de deux mondes profondément différents (J. Jenin). Les campagnes de promotion touristique n’exploiteraient-elles pas encore cette image ?
Enfin, la situation géopolitique de la Corse et les politiques menées sont bien sûr déterminantes dans cette alternative de fermeture/ouverture. C’est aux réflexions sur le XIXe siècle du regretté Jean-Yves Coppolani qu’il faut faire référence pour bien comprendre comment les subventions ou les mesures fiscales et douanières peuvent encourager le dynamisme économique de l’île, sans d’ailleurs nécessairement profiter aux intérêts généraux, ou au contraire l’handicaper.
Mais, en cette matière, l’État n’est pas deus ex-machina. Paolo Calcagno a montré comment intervenaient d’autres acteurs, à travers leurs pratiques transgressives. Ainsi, à partir du milieu du XVIe siècle, les livraisons obligatoires de produits alimentaires de la Corse (blé, huile, vin) furent encadrées en prix et en volume par les offices d’approvisionnement de Gênes. Or, ces mesures encouragèrent alors un marché parallèle plus rémunérateur tourné vers d’autres destinations. Un autre type d’infraction se retrouve dans l’active contrebande dans les Bouches de Bonifacio où, au XVIIIe siècle, les autorités piémontaises tentent de neutraliser le commerce illégal alimenté par les bergers sardes et assuré par des patrons de gondoles bonifaciens.
La complexité des échanges
La multiplicité des acteurs, marchands, banquiers, État, contrebandiers, etc. permet de relativiser l’idée de fermeture au sens le plus courant du terme, puisque peuvent jouer simultanément des facteurs d’ouverture et de fermeture. Il en va de même avec la nature des marchandises, généralement bien connues, pour l’époque moderne en particulier (vin, huile, produits de la pêche, corail, etc., exportées de Corse ; blé, minerai de fer, sel, produits manufacturés importés), mais qui dépend bien évidemment d’une conjoncture économique plus large et qui en explique autant les variations que la diversité (J.‑C. Liccia). Pour les périodes plus anciennes, notamment la Préhistoire et l’Antiquité, il est possible de reconstituer partiellement la nature du commerce.
Mais, et c’est là un second aspect de la complexité de l’étude des échanges, les traces archéologiques ne sont pas des évidences : une céramique a-t-elle été importée pour sa valeur propre, ou l’a-t-elle été pour son contenu (K. Peche-Quilichini) ? Les monnaies antiques ou médiévales trouvées sur les sites archéologiques sont-elles la trace de la seule circulation monétaire ou celle de la présence des individus qui les ont portées dans leurs déplacements (P. Écard) ?
Les échanges ne concernent pas seulement les marchandises : la circulation des hommes est accompagnée de celle des idées et des représentations. L’architecte Paul Augustin Viale (1824-1874), éduqué dans la culture italienne et formé à l’Accademia di San Luca à Rome, revient exercer dans une Corse passée sous influence française et plus encore parisienne sous le Second Empire (A. Giuliani). Au XIXe siècle toujours, les commandes d’édifices publics (églises, palais de justice…) par l’État ou les communes sont révélatrices de la permanence ou du basculement des styles architecturaux italien ou français au cours du XIXe siècle (Pierre-Claude Giansily).
Les modèles culturels peuvent aussi circuler par la simple diffusion des représentations figurées, comme l’a montré Michel-Édouard Nigaglioni pour l’époque moderne. Ainsi, deux peintres italiens Guido Reni (1575-1642) et Carlo Maratta (1699-1761) ont largement contribué à propager les canons du baroque italien par la diffusion des gravures de leurs œuvres vendues dans toute l’Europe, en Corse en particulier, où elles ont été copiées (il est noble de copier les maîtres), interprétées et remaniées jusqu’à la fin du XIXe siècle.
Les transferts techniques et culturels ne relèvent pas seulement des échanges et de la circulation des hommes. Pour s’ancrer, ils sont également transmis, de manière verticale, par l’apprentissage, dans une chaine générationnelle. C’est à cette conclusion qu’arrivent Hélène Paolini-Saez et Joséphine Caro en étudiant l’évolution des styles différenciés de céramiques au Ve millénaire.
De la même manière, Kewin Peche-Quilichini fait l’hypothèse que les techniques de poteries de l’âge du Bronze d’abord acquises par les jeunes femmes sont transférées avec elles à l’occasion de leur mariage – l’exogamie féminine prévaut – et qu’elles transmettent dans leurs nouvelles communautés. Ces schémas de transferts horizontaux par la circulation des hommes et verticaux par l’apprentissage se retrouvent chez les maestri du Nord de la Lombardie (Tessin, Côme, Intelvi), d’où sont parties des générations de jeunes stucateurs quand d’autres ont poursuivi l’œuvre de leurs ascendants installés dans toute l’Europe : la transmission générationnelle est ici encore inséparable de la mobilité spatiale (M. Traeber-Fontana).
Mais, et c’est là un second aspect de la complexité de l’étude des échanges, les traces archéologiques ne sont pas des évidences : une céramique a-t-elle été importée pour sa valeur propre, ou l’a-t-elle été pour son contenu (K. Peche-Quilichini) ? Les monnaies antiques ou médiévales trouvées sur les sites archéologiques sont-elles la trace de la seule circulation monétaire ou celle de la présence des individus qui les ont portées dans leurs déplacements (P. Écard) ?
Les échanges ne concernent pas seulement les marchandises : la circulation des hommes est accompagnée de celle des idées et des représentations. L’architecte Paul Augustin Viale (1824-1874), éduqué dans la culture italienne et formé à l’Accademia di San Luca à Rome, revient exercer dans une Corse passée sous influence française et plus encore parisienne sous le Second Empire (A. Giuliani). Au XIXe siècle toujours, les commandes d’édifices publics (églises, palais de justice…) par l’État ou les communes sont révélatrices de la permanence ou du basculement des styles architecturaux italien ou français au cours du XIXe siècle (Pierre-Claude Giansily).
Les modèles culturels peuvent aussi circuler par la simple diffusion des représentations figurées, comme l’a montré Michel-Édouard Nigaglioni pour l’époque moderne. Ainsi, deux peintres italiens Guido Reni (1575-1642) et Carlo Maratta (1699-1761) ont largement contribué à propager les canons du baroque italien par la diffusion des gravures de leurs œuvres vendues dans toute l’Europe, en Corse en particulier, où elles ont été copiées (il est noble de copier les maîtres), interprétées et remaniées jusqu’à la fin du XIXe siècle.
Les transferts techniques et culturels ne relèvent pas seulement des échanges et de la circulation des hommes. Pour s’ancrer, ils sont également transmis, de manière verticale, par l’apprentissage, dans une chaine générationnelle. C’est à cette conclusion qu’arrivent Hélène Paolini-Saez et Joséphine Caro en étudiant l’évolution des styles différenciés de céramiques au Ve millénaire.
De la même manière, Kewin Peche-Quilichini fait l’hypothèse que les techniques de poteries de l’âge du Bronze d’abord acquises par les jeunes femmes sont transférées avec elles à l’occasion de leur mariage – l’exogamie féminine prévaut – et qu’elles transmettent dans leurs nouvelles communautés. Ces schémas de transferts horizontaux par la circulation des hommes et verticaux par l’apprentissage se retrouvent chez les maestri du Nord de la Lombardie (Tessin, Côme, Intelvi), d’où sont parties des générations de jeunes stucateurs quand d’autres ont poursuivi l’œuvre de leurs ascendants installés dans toute l’Europe : la transmission générationnelle est ici encore inséparable de la mobilité spatiale (M. Traeber-Fontana).
Des réseaux en recomposition
Les recherches en génétique permettent d’enrichir significativement les études plus anciennes sur la multiplicité des afflux migratoires au fil des millénaires, depuis le Néolithique (S. Leandri). Elles croisent d’autres approches, archéologiques et anthropologiques, qui font l’hypothèse d’une pratique généralisée de l’exogamie virilocale dans les sociétés européennes et méditerranéennes de l’âge du Bronze, chez les élites du moins (K. Peche-Quilichini). La Corse a donc constamment été insérée, avec des fluctuations certes, dans des réseaux de migrations méditerranéens et européens.
L’insertion des espaces dans des réseaux peut se lire à différentes échelles. Émilie Tomas, étudiant le cas de la forteresse médiévale de San Colombanu à Rogliano, montre que le système castral maille le territoire, non dans le but de le verrouiller, mais de contrôler les axes de circulation, de dominer et protéger les populations rurales (É. Tomas).
À l’échelle insulaire, les tours qui cernent la Corse, édifiées à partir du XVIe siècle et tournées vers la mer, en sont les sentinelles (Antoine-Marie Graziani avait adopté l’expression en 2019), leur vocation amphibie complétant les patrouilles navales des flottes d’État (R. Casier). Ce réseau de tours progressivement densifié au cours des XVIe et XVIIe siècles et recentré autour des présides, loin de renfermer l’île, en renforce le positionnement sur les routes commerciales méditerranéennes et particulièrement tyrrhéniennes tout en assurant un système de défense contre les Barbaresques qui devient cependant obsolète quand les rapports de puissance en Méditerranée évoluent.
Le rôle commercial et maritime de la Corse en Méditerranée occidentale se trouve donc également déterminé par la position qu’elle occupe dans le jeu des puissances, Gênes, la France, l’Angleterre, à l’époque moderne. Quand la France s’impose comme puissance souveraine à la fin du XVIIIe siècle, peut-elle être la seule responsable d’une relative fermeture de l’île ?
La Méditerranée est alors en voie de périphérisation dans l’économie-Monde tandis que s’ouvrent les horizons plus lointains des territoires coloniaux. Il faudrait donc évoquer plutôt l’isolement relatif que la fermeture de l’île quand elle n’est plus insérée dans les nouveaux réseaux dynamiques (J. Martinetti).
Par conséquent, les angles d’ouverture maritime évoluent. À l’époque génoise la plus grande partie des échanges commerciaux de la Corse sont tournés vers l’Italie, Gênes et Livourne en particulier, et la Provence. À la fin du XVIIIe siècle et surtout au XIXe siècle, l’organisation maritime et commerciale se transforme : les échanges avec la France continentale deviennent progressivement dominants tandis que ceux avec la péninsule italienne diminuent.
On pourra bien sûr invoquer les contraintes commerciales et douanières imposées par la nouvelle puissance souveraine qui, dans un autre registre, modifie le statut des langues : au traditionnel multilinguisme (latin, toscan, corse) – que l’on trouve dans la plupart des États dans le monde aujourd’hui encore, se substitue une nouvelle langue officielle, le français, qui fait du corse un dialecte progressivement mis à distance de l’italien (P. Ottavi).
Ce nouveau tropisme se manifeste dans d’autres domaines, en particulier dans les arts, dans l’architecture publique plus précisément. La tradition italienne – le style baroque qui la caractérise pour les édifices religieux – reste très présente dans le Cismonte. Mais peu à peu, ce sont les modèles français, notamment néoclassique et néogothique, qui s’imposent, plus largement encore dans le Pumonte.
Des variations régionales ont été relevées de manière récurrente par bien des intervenants au congrès. La Corse n’est en effet pas qu’une entité homogène ; ses ensembles régionaux – ou micro-régionaux selon une formule couramment utilisée – présentent des caractéristiques et des dynamiques très différenciées. Parler d’ouverture ou de fermeture globalement peut certainement avoir du sens, mais peut-on généraliser une situation à toute l’île ?
Les régions littorales sont bien évidemment propices aux échanges extérieurs, mais elles ne sont pas toutes ouvertes de la même manière. Les patrons marins corses du Cap Corse et de Bastia – la seule région « maritimisée » selon Fernand Braudel – sont longtemps restés, à l’époque moderne, les plus nombreux et les plus actifs et, avec ceux de quelques autres ports comme Ajaccio et Bonifacio ; ils ont entretenu, dans une Corse majoritairement rurale, le commerce de produits exogènes ; plus encore, ils ont diffusé les pratiques d’une économie capitaliste, développant les contrats d’association, le prêt à intérêt et, plus généralement, les pratiques bancaires (J.-C. Liccia). Rappelons cependant que les échanges intra-insulaires ne sont pas réduits à une circulation entre les interfaces littoraux et l’intérieur mais que, bien que le phénomène soit plus difficile à quantifier, ils se produisent aussi d’une région à l’autre, notamment avec les traculini.
Les différenciations régionales sont également sociétales, dans les pratiques matrimoniales notamment, lorsque l’on constate, à partir d’exemples locaux, une plus forte exogamie dans le Nord que dans le Sud, en grande partie liées aux structures socio-économiques différentes entre A terra del commune et A terra di i signori (A. Flori). Ne doit-on pas souligner en outre la puissance imaginaire des lignées familiales qui elles aussi forment des réseaux de liens symboliques (D. Ramelet-Stuart) ?
Ces observations sur la famille et la communauté nous ramènent à la question de l’enfermement posée par Marie Susini et à laquelle Georges Ravis-Giordani avait apporté une explication : « La communauté est en effet la somme algébrique ou mieux encore la résultante des forces plus ou moins contradictoires que représentent les familles. Elle n’est pas “au-dessus” des groupes familiaux [1]. » La fermeture ou l’ouverture trouvent donc ici leurs ressorts dans des facteurs endogènes.
Au terme de ce parcours à travers des périodes et des domaines si divers, il ne peut être question de tirer des conclusions catégoriques. Les phases d’ouverture, de fermeture ou de semi-ouverture (Michel Fontenay) se composent simultanément selon les temporalités multiples chères à Fernand Braudel, celles de la longue durée des structures, du temps moyen de la conjoncture, et du temps court de l’événement.
Elles génèrent de nouvelles configurations singulières, comme celle de la Corse aujourd’hui où, comme dans différents autres territoires insulaires, on s’interroge sur la forme possible de citoyenneté différenciée (A. Fazi). Si le processus d’intégration nationale a fait son œuvre et si la globalisation opère toujours, l’insularité permet aussi d’entretenir des singularités politiques, institutionnelles et culturelles.
L’insertion des espaces dans des réseaux peut se lire à différentes échelles. Émilie Tomas, étudiant le cas de la forteresse médiévale de San Colombanu à Rogliano, montre que le système castral maille le territoire, non dans le but de le verrouiller, mais de contrôler les axes de circulation, de dominer et protéger les populations rurales (É. Tomas).
À l’échelle insulaire, les tours qui cernent la Corse, édifiées à partir du XVIe siècle et tournées vers la mer, en sont les sentinelles (Antoine-Marie Graziani avait adopté l’expression en 2019), leur vocation amphibie complétant les patrouilles navales des flottes d’État (R. Casier). Ce réseau de tours progressivement densifié au cours des XVIe et XVIIe siècles et recentré autour des présides, loin de renfermer l’île, en renforce le positionnement sur les routes commerciales méditerranéennes et particulièrement tyrrhéniennes tout en assurant un système de défense contre les Barbaresques qui devient cependant obsolète quand les rapports de puissance en Méditerranée évoluent.
Le rôle commercial et maritime de la Corse en Méditerranée occidentale se trouve donc également déterminé par la position qu’elle occupe dans le jeu des puissances, Gênes, la France, l’Angleterre, à l’époque moderne. Quand la France s’impose comme puissance souveraine à la fin du XVIIIe siècle, peut-elle être la seule responsable d’une relative fermeture de l’île ?
La Méditerranée est alors en voie de périphérisation dans l’économie-Monde tandis que s’ouvrent les horizons plus lointains des territoires coloniaux. Il faudrait donc évoquer plutôt l’isolement relatif que la fermeture de l’île quand elle n’est plus insérée dans les nouveaux réseaux dynamiques (J. Martinetti).
Par conséquent, les angles d’ouverture maritime évoluent. À l’époque génoise la plus grande partie des échanges commerciaux de la Corse sont tournés vers l’Italie, Gênes et Livourne en particulier, et la Provence. À la fin du XVIIIe siècle et surtout au XIXe siècle, l’organisation maritime et commerciale se transforme : les échanges avec la France continentale deviennent progressivement dominants tandis que ceux avec la péninsule italienne diminuent.
On pourra bien sûr invoquer les contraintes commerciales et douanières imposées par la nouvelle puissance souveraine qui, dans un autre registre, modifie le statut des langues : au traditionnel multilinguisme (latin, toscan, corse) – que l’on trouve dans la plupart des États dans le monde aujourd’hui encore, se substitue une nouvelle langue officielle, le français, qui fait du corse un dialecte progressivement mis à distance de l’italien (P. Ottavi).
Ce nouveau tropisme se manifeste dans d’autres domaines, en particulier dans les arts, dans l’architecture publique plus précisément. La tradition italienne – le style baroque qui la caractérise pour les édifices religieux – reste très présente dans le Cismonte. Mais peu à peu, ce sont les modèles français, notamment néoclassique et néogothique, qui s’imposent, plus largement encore dans le Pumonte.
Des variations régionales ont été relevées de manière récurrente par bien des intervenants au congrès. La Corse n’est en effet pas qu’une entité homogène ; ses ensembles régionaux – ou micro-régionaux selon une formule couramment utilisée – présentent des caractéristiques et des dynamiques très différenciées. Parler d’ouverture ou de fermeture globalement peut certainement avoir du sens, mais peut-on généraliser une situation à toute l’île ?
Les régions littorales sont bien évidemment propices aux échanges extérieurs, mais elles ne sont pas toutes ouvertes de la même manière. Les patrons marins corses du Cap Corse et de Bastia – la seule région « maritimisée » selon Fernand Braudel – sont longtemps restés, à l’époque moderne, les plus nombreux et les plus actifs et, avec ceux de quelques autres ports comme Ajaccio et Bonifacio ; ils ont entretenu, dans une Corse majoritairement rurale, le commerce de produits exogènes ; plus encore, ils ont diffusé les pratiques d’une économie capitaliste, développant les contrats d’association, le prêt à intérêt et, plus généralement, les pratiques bancaires (J.-C. Liccia). Rappelons cependant que les échanges intra-insulaires ne sont pas réduits à une circulation entre les interfaces littoraux et l’intérieur mais que, bien que le phénomène soit plus difficile à quantifier, ils se produisent aussi d’une région à l’autre, notamment avec les traculini.
Les différenciations régionales sont également sociétales, dans les pratiques matrimoniales notamment, lorsque l’on constate, à partir d’exemples locaux, une plus forte exogamie dans le Nord que dans le Sud, en grande partie liées aux structures socio-économiques différentes entre A terra del commune et A terra di i signori (A. Flori). Ne doit-on pas souligner en outre la puissance imaginaire des lignées familiales qui elles aussi forment des réseaux de liens symboliques (D. Ramelet-Stuart) ?
Ces observations sur la famille et la communauté nous ramènent à la question de l’enfermement posée par Marie Susini et à laquelle Georges Ravis-Giordani avait apporté une explication : « La communauté est en effet la somme algébrique ou mieux encore la résultante des forces plus ou moins contradictoires que représentent les familles. Elle n’est pas “au-dessus” des groupes familiaux [1]. » La fermeture ou l’ouverture trouvent donc ici leurs ressorts dans des facteurs endogènes.
Au terme de ce parcours à travers des périodes et des domaines si divers, il ne peut être question de tirer des conclusions catégoriques. Les phases d’ouverture, de fermeture ou de semi-ouverture (Michel Fontenay) se composent simultanément selon les temporalités multiples chères à Fernand Braudel, celles de la longue durée des structures, du temps moyen de la conjoncture, et du temps court de l’événement.
Elles génèrent de nouvelles configurations singulières, comme celle de la Corse aujourd’hui où, comme dans différents autres territoires insulaires, on s’interroge sur la forme possible de citoyenneté différenciée (A. Fazi). Si le processus d’intégration nationale a fait son œuvre et si la globalisation opère toujours, l’insularité permet aussi d’entretenir des singularités politiques, institutionnelles et culturelles.
[1] Georges Ravis-Giordani, « Introduction générale », Études corses, n° 42-43, 1994, L’ïle-familles. Familles et parenté dans la société corse moderne et contemporaine (XVIIIe-XXe siècles), p. 16.
Liste des communications présentées lors du deuxième congrès historique de la Corse, 9-11 mai 2024

Calcagno Paolo, La contrebande entre la Corse et la Sardaigne au XVIIIe siècle : acteurs, pratiques, réponses répressives
Caro Joséphine et Paolini-Saez Hélène, Le Néolithique moyen et récent de la Corse dans son contexte méditerranéen, entre intégration et autonomisation : analyse comparative des productions céramiques
Casier Romuald, Les tours côtières en Corse : sentinelles insulaires d’un empire amphibie
Écard Philippe, La Corse et la Méditerranée occidentale durant l’Antiquité et le Moyen Âge : l’apport des monnaies de fouille
Falconetti Lisa et Gregori Sylvain, Les témoignages des migrations dans les collections des musées de Corse.
Fazi André, Territoires insulaires et citoyenneté différenciée
Flori André, Comparaison de l’origine des conjoints d’un village du nord et d’un village du sud de la Corse entre 1678 et 1936
Giansily Pierre Claude, L’architecture publique en Corse au XIXe siècle, entre influences italiennes et françaises
Giuliani Audrey, Entre Italie et Corse, le parcours de l’architecte bastiais Paul-Augustin Viale (1824-1874)
Jenin Joël, Les alpinistes européens en Corse (1852-1972)
Leandri Stefanu, Histoire et outils de la généalogie génétique de la population corse. Lignées patrilinéaires et matrilinéaires
Liccia Jean-Christophe, Marins et marchands entre Corse et terra ferma (XVIe-XVIIIe siècles)
Lo Basso Luca, Braudel, la Méditerranée et la Corse
Martinetti Joseph, Corse ouverte ou Corse fermée : atouts et contraintes géopolitiques d’une île de Méditerranée occidentale
Nigaglioni Michel-Édouard, La gravure, un moyen de diffusion des canons du baroque continental italien dans la peinture corse (du XVIIe au XIXe siècle)
Ottavi Pascal, Une île entre ses langues
Pêche-Quilichini Kewin, Les filles d’à côté. Réflexions interprétatives sur les réseaux d’échange tyrrhéniens du IIe millénaire av. J.-C. au prisme des analyses de mobiliers
Ramelet-Stuart Didier, Le mythe d’Ugo Colonna à l’épreuve de la vérification ADN
Santoni François, Une île fermée aux Romains : retour sur une construction historiographique
Terrazzoni Liza, Entre île fermée et île ouverte, comment penser l’altérité en Corse ?
Tomas Émilie, La Corse médiévale : une île en apparence ouverte
Traeber-Fontana Monique, Les Maestri comacini et ticinesi au service du patrimoine architectural de la Corse, XVe-XIXe siècles