Robba
 



La Corse aux œufs d’or…


Le terme de « surtourisme » est de plus en plus mobilisé dans le débat relatif à la gestion de cette activité économique. Le surtourisme désignerait les effets négatifs produits par une fréquentation touristique excessive en certains lieux, à l’échelle d’un site, d’un quartier ou d’une ville. Sampiero Sanguinetti interroge ce concept au regard de la situation corse, en mêlant indicateurs de fréquentation, de population permanente et d’infrastructures. Pour tâcher d’évaluer plus finement la pression ressentie et les politiques publiques à adapter.



Hervé di Rosa
Hervé di Rosa
La référence au surtourisme est parfois critiquée par ceux qui y voient l’ébauche d’une forme de « mépris de classe ». C’est ce que dénonçait un « consultant » dans une tribune publiée par le journal Le Monde en septembre 2024 : « l’avènement récent du concept de surtourisme n’est qu’une forme contemporaine de tourismophobie, qui consiste à mettre en exergue les quelques endroits de friction engendrés par des flux mal gérés… » Critiquer le surtourisme serait, en d’autres termes, critiquer le tourisme de masse, c’est-à-dire le tourisme des pauvres gens.

Comme toujours, les choses sont probablement un peu plus compliquées que cela. Qu’il soit « de riches », « de qualité » ou « de masse », le tourisme est une activité économique dont les conséquences doivent être analysées et pesées. Il ne s’agit à aucun moment de stigmatiser qui que ce soit, car la vérité c’est que nous sommes tous, désormais, devenus des touristes. Pour parler de ce qui se passe en Corse : pendant quelques mois nous accueillons chaque année des visiteurs, vacanciers, résidents secondaires, ou touristes, puis c’est à notre tour de partir à la découverte de sites culturels, de musées prestigieux, de palais des mille et une nuits dans des capitales de lumières, de lieux réputés « paradisiaques », ou de « spots » dédiés à nos passions sportives. C’est ainsi à notre tour de devenir des touristes. Il ne s’agit pas d’un état individuel, il s’agit d’un mode de vie, d’une civilisation, de la division entre travail et loisirs, d’une mobilité permanente et mondialisée. 

Les arrivées de touristes internationaux

L’Organisation mondiale du tourisme présente la France comme l’une des premières destinations touristiques au niveau de la planète, suivie de l’Espagne, des États-Unis, de l’Italie, de la Turquie, du Mexique et du Royaume Uni. Ce palmarès, qui peut être fluctuant, est établi à partir des arrivées de « touristes internationaux » dans chaque pays. Il offre donc une indication intéressante mais dont la signification peut s’avérer limitée. Cela, par exemple, ne nous dit pas combien de temps chaque arrivant passe ensuite dans le pays concerné. Pour savoir s’il peut ou non y avoir excès de fréquentation il faut connaitre le rapport qu’il peut y avoir à chaque instant entre le nombre de voyageurs de passage et le nombre des habitants permanents. Il faut par ailleurs savoir comment sont gérées et financées les capacités d’accueil, quelle est la capacité productive du pays ou de la zone concernée… Il faut donc se donner les moyens d’évaluer les populations qui séjournent en un lieu dit « touristique ».
 
Le nombre des nuitées en hôtels et camping
 
Outre le nombre des arrivées dans les ports et les aéroports, les statisticiens nous fournissent en général les chiffres du nombre de nuitées passées en hôtels et en campings. Cette notion de nuitée est intéressante car elle ne fait pas référence simplement à l’accumulation de passages fugaces en un endroit précis. Elle décrit une démarche, l’existence d’une destination et d’une durée. La nuitée en hôtel ou en camping, c’est une alternative à la résidence en maison individuelle ou en maison de famille. Cela ne nous donne pas la totalité des nuitées à caractère touristique, car il existe aussi des locations de type Airbnb, mais cela nous donne une indication précieuse au sujet d’une part extrêmement importante de la présence touristique.
Au vu de ce nombre de nuitées, la première région de France pour l’accueil de touristes est l’Île-de-France, autrement dit la région parisienne avec plus de 66 millions de nuitées en 2024. Viennent ensuite la Nouvelle-Aquitaine, Provence-Alpes-Côte d’Azur, et l’Occitanie. La Corse est bonne dernière des régions métropolitaines françaises avec 7,5 millions de nuitées.
 
Le nombre de nuitées permet de définir ce que nous pourrions appeler la « pression touristique ». La notion de « pression touristique ressentie » qui découle de ces chiffres, toutefois, sera très différente en fonction du nombre des habitants de la région concernée. Plus il y a de nuitées, plus il y a de touristes et plus, théoriquement, il y aurait de pression sur les habitants permanents et sur le territoire concerné. Cela en fonction, bien sûr, de la taille du territoire concerné et du nombre des habitants permanents qui vivent sur ce territoire.

La pression touristique en Corse

Or, si la Corse est la dernière région française pour le nombre de nuitées en hôtel et camping chaque année, elle est aussi la plus modeste des régions dites métropolitaines pour le nombre des habitants qui y vivent. Du même coup, c’est en Corse que la pression de cette affluence touristique est la plus forte sur les habitants.
Le nombre de nuitées touristiques qui correspondrait à chaque habitant d’une région concernée peut constituer un « indice de cette pression touristique ». Cet indice de pression est de 22,5 en Corse pour 8,2 en Provence-Alpes-Côte d’Azur, 7,5 en Occitanie et en Nouvelle-Aquitaine, 6,3 en Bretagne, et 5,4 en région parisienne. De ce point de vue, la Corse est donc, et de très loin, la région la plus impactée en France par le phénomène touristique. Et c’est, bien sûr, au vu de cette pression que l’on peut s’interroger globalement sur la notion de surtourisme.
 
Nul n’a encore défini au-delà de quel indice de pression touristique celle-ci deviendrait problématique voire insupportable. Tout simplement parce qu’il n’existe pas de chiffre absolu. Une région mal dotée ou insuffisamment dotée en services publics, établissements de santé, capacités de gestion des déchets, voies de circulation, ressources en eau potable, production d’électricité... n’aurait pas les mêmes capacités pour répondre à une pression touristique importante qu’une région bien dotée et bien organisée. Mais il est évident que le différentiel de pression que j’ai évoqué, de 22 pour la Corse contre 5 à 8 pour les autres régions fortement impactées par le tourisme en France, est de nature à se poser des questions.

Une île de 700 000 résidents

Il existe une autre manière d’évaluer l’importance de la pression touristique. L’un des effets du tourisme est la production supplémentaire importante de déchets. Or l’Agence de l’Environnement et de la Maîtrise de l’Energie  nous donne les chiffres de ce surplus de déchets en Corse. Il est donc, au vu de ce surplus, possible d’évaluer le nombre des personnes qui les ont produits. En année constante, sur 12 mois, cela voudrait dire que la population de l’île ne serait pas de 340000 habitants, mais de 430000 habitants.
En d’autres termes, le surplus de déchet correspondrait à la présence permanente de 87000 personnes supplémentaires, 12 mois sur 12, en Corse. En réalité, ce surplus de déchets n’est, bien sûr, pas produit par une population permanente mais par une population concentrée sur quatre ou cinq mois, entre les mois de juin et octobre. Et cela signifie que globalement, la population de l’île pendant les mois d’été n’est pas de 340000 individus, mais en gros de 690000 individus [1].
 
L’un des réflexes, au vu de cette fréquentation, est de dire qu’il ne s’agit que de gens de passage. Or cette notion de gens de passage est contestable. Certes, chaque individu n’est a priori que de passage. Mais la masse, elle, est pérenne. Elle reviendra immanquablement tous les huit mois. Il convient donc d’organiser la vie en Corse dans la perspective non pas de 340000 personnes permanentes mais de la présence à intervalles réguliers, pendant plusieurs mois chaque année, de près de 700000 personnes.
Cela est d’autant plus vrai que de nombreux visiteurs séduits par le pays se portent acquéreurs de résidences secondaires et finissent souvent par venir s’installer à demeure dans l’île pour y passer leur retraite. Ce phénomène combiné à la multiplication d’établissements liés au tourisme conduit à des dérives dans la spéculation foncière et immobilière. Nombre de communes désormais comptent plus de résidences secondaires que de résidences principales. Et le prix des terres et des logements est devenu inabordable pour la plus grande partie des résidents permanents de l’île. Une situation qu’il est possible de qualifier d’absurde.
 
[[1]]url:#_ftnref1 Cf- Robba – La gestion des déchets au cœur des problématiques insulaires – Mai 2021

Les secteurs en danger

Le quasi-doublement de la population insulaire pendant quatre ou cinq mois est excessivement difficile à gérer et a des conséquences importantes sur la vie des gens. Globalement, cela complique considérablement, outre la gestion des déchets, la gestion de la santé et des urgences hospitalières en période d’affluence, la gestion des ressources en eau, la sécurité en mer et sur les routes, la gestion des risques incendies, la gestion de la distribution d’électricité… Cela par ailleurs a un impact considérable, parfois dévastateur, sur certaines zones sensibles comme les rivages maritimes, les plages et les chemins de randonnée, ou sur certaines zones protégées comme le Parc régional de Corse, le désert des Agriates, et la réserve de Scandola
Une merveille de la nature comme la réserve de Scandola est excessivement fragile. Elle attire inévitablement les visiteurs. Les plaisanciers s’y précipitent et les entreprises de visite en mer se sont multipliées, à partir de Cargese et de Calvi notamment. Jusqu’à ce que l’UNESCO et le Conseil de l’Europe tirent la sonnette d’alarme en disant que l’affluence menace le site de destruction. La limitation drastique de la fréquentation sur le site va donc devenir absolument nécessaire, nul n’en doute. Les entrepreneurs qui ont investi dans cette activité, qui se sont endettés parfois, s’affolent et tentent de préserver l’avenir en fragilisant la concurrence… Et nous sommes face à une source évidente, nouvelle et supplémentaire de violence.
   
Sur le plan culturel, les questions posées par la fréquentation touristique sont spécifiques. Lorsque des immigrés viennent s’installer dans un pays comme la France, les autorités exigent d’eux qu’ils apprennent la langue et prennent connaissance des lois, des us et des coutumes. Ils ont le droit de pratiquer leur religion, certes, mais dans le respect des lois en vigueur concernant toutes les religions.
Face au tourisme, le problème se pose de manière radicalement différente. Premièrement, les touristes, visiteurs, vacanciers, résidents secondaires sont infiniment plus nombreux que les travailleurs immigrés. Deuxièmement, leur statut est celui de visiteurs qui payent pour venir et séjourner. Ce statut est celui de clients. Ce n’est donc pas à eux de s’adapter au pays, mais au pays de s’adapter à leurs attentes.

Lorsque ces visiteurs représentent pendant plusieurs mois, tous les ans, l’équivalent de la population totale permanente du pays, l’adaptation attendue n’est pas une politesse ou une forme de convivialité. Cela devient une seconde nature. Et cette seconde nature bouscule dans un premier temps la culture locale, puis la modifie quand elle ne prend pas totalement la place de la culture originelle.
Il est donc nécessaire de ne pas attirer cette clientèle en lui vendant la satisfaction de toutes ses attentes de citadins épuisés par le travail, en quête de plaisirs, d’oubli, de repos, de bains de mer, de soleil et de boîtes de nuit. Il n’est pas question de nier ce que peut offrir la Corse en tant que destination à caractère balnéaire. Cela serait absurde et inutile. Mais il faut aussi attirer cette clientèle en lui proposant la découverte d’un autre monde, d’une autre culture, d’un pays et de son histoire… Et il faut donc doter l’île de tous les équipements et programmes culturels propres à permettre cette découverte. La pression sur le plan culturel est telle, que pour l’affronter il faut même probablement exagérer cet aspect de l’offre.

Un phénomène sans précédent dans l’histoire

La Corse, en tant que haute montagne, n’a jamais dépassé les chiffres de 19 à 30 habitants au kilomètre carré, soit 200 à 350000 habitants. Pour la première fois dans l’histoire, elle compte durant des périodes régulières jusqu’à plus de 600000 résidents. S’ils ne veulent pas parler de surtourisme, les spécialistes donneront à ce phénomène le nom qu’ils voudront. Peu importe. Nous savons désormais que durant l’anthropocène, l’homme est en partie et involontairement devenu son propre ennemi. Jean de La Fontaine nous dirait que les entrepreneurs ou exploiteurs ont pris le risque de tuer « la poule aux œufs d’or ».
Doit-on considérer que nous prenons aujourd’hui le risque de tuer « la Corse aux œufs d’or » ?
 
Il nous appartient de gérer notre île dans la perspective d’une masse régulière et pérenne de visiteurs, « une masse permanente de visiteurs occasionnels ». Il nous appartient de proposer une offre culturelle qui nous ressemble de manière à ne pas sombrer sous les dictats de « clients » en recherche de défoulement. Et il nous appartient de veiller à ce que la manne touristique ne soit pas captée par des entrepreneurs exclusifs. Pour l’heure, outre les menaces sur la culture, sur l’environnement, sur les sites, la Corse reste l’une des régions où le taux de pauvreté est le plus important en France. Il n’est pas nécessaire de chercher beaucoup pour trouver l’erreur.


 
Dimanche 26 Octobre 2025
Sampiero Sanguinetti