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La gestion communautaire de l’eau à Cardu

Parce que l'eau est sans doute la ressource la plus précieuse, elle est naturellement considérée comme un bien commun, c'est-à-dire un patrimoine qui doit être partagé par l'ensemble d'une communauté. Sur les hauteurs de Bastia, à Cardu, les paisani illustrent bien cette conception de l'accès à la ressource. Bernard Cesari, Cardincu lui-même, nous raconte l'histoire d'une gestion communautaire de l'eau, née au tournant des années 1950. Comment une injustice a engendré une solution citoyenne, vertueuse et désintéressée qui rappelle qu'entre gestion publique et gestion privée, il existe une troisième voie, communautaire.



Situé sur les contreforts du massif du Pignu, le petit village de Cardu était une commune indépendante jusqu’à ce qu’en 1844, décret du roi Louis-Philippe promulgue son rattachement à la commune de Bastia. Cette dernière étouffait dans son étroit périmètre, entourée E Ville di Pietrabugno au Nord et Furiani au Sud. Cardu, à l’Ouest, voyait son territoire descendre jusqu’à la mer, à l’embouchure du Fangu, au nord de la place Saint Nicolas. Bastia proposa aux trois communes de fusionner avec elle. Furiani et E Ville refusèrent, les électeurs de Cardu acceptèrent, ou plutôt disons qu’acceptèrent ceux qui avaient le droit de vote alors, c’est-à-dire les quelques riches familles bourgeoises, qui avaient leurs affaires en ville et montaient l’été au frais dans leurs belles demeures de maître. En contrepartie, les Cardinchi devaient garder leur école, leur eau - déjà célèbre à l’époque avec les porteurs d’eau qui descendaient jusqu’au marché de Bastia, et dont la fontaine est citée par Prosper Mérimée. Ils devaient également conserver une mairie annexe et bénéficier d’un adjoint spécial dédié à leur village et à ses habitants, au sein du conseil municipal de la ville.

Retard d’aménagement et organisation paisana

Plus de cent ans après, à la fin des années 1950, Cardu était un village encore isolé, pourtant à moins de 3 km de Bastia. La route n’était toujours pas goudronnée, les villas cossues avec piscine que l’on a vues se multiplier depuis, sur les routes inférieure et supérieure, absentes.
Plus étonnant encore, il n’y avait ni eau courante, ni tout à l’égout. On allait encore (mes parents, grands-parents, cousins, oncles et tantes, et autres « paisanò » de Cardu) à la fontaine de la place de l’église San Stefanu, chercher l’eau pour amener à la maison, on lavait le linge au lavatoghju, en dessous de cette même église et on jetait le « catinu » plus loin. On voyait se croiser les jeunes qui allaient remplir seaux et dame-jeanne avec les quelques vaccaghji restants de Cardu, qui amenaient leurs vaches, bœufs et taureaux à l’abreuvoir. Il était alimenté par la même eau de la fontaine. Beaucoup de villageois avaient quelques animaux pour le lait. On appelait d’ailleurs Cardu « le pays des vaches et des taureaux ».
La population en eut assez, elle obtint le goudron pour la route. Pour l’eau courante ce fut une autre histoire. Devant le coût de cette opération, le maire de Bastia de l’époque, Jacques Faggianelli et son conseil municipal refusèrent de voter un budget pour financer l’extension du réseau d’eau potable jusqu’à Poggio di Cardu et jusqu’au village. Les villageois ne furent pas vraiment satisfaits de cette réponse…
C'est ainsi qu'un certain nombre d’habitants du village, Comme Vincent Parodi, Lisa Alessandri, monsieur Borely, Vincent Cardi, mes grands-oncles Joseph Lorenzi et Matthieu Benedetti, mon grand-père César Cesari, et d’autres se réunirent au bar de Cardu, Le bon vin, et décidèrent de créer une association de gestion de l’eau potable, l’ASA de Cardo (Association Syndicale Autorisée). Ils lancèrent des « opere » pour canaliser quatre points d’eau jusqu’au village. Ils délimitèrent un périmètre à l’intérieur duquel tous les habitants pouvaient bénéficier de cette eau potable. Ce périmètre fut restreint dans les années 1990 pour ne concerner plus que le village lui-même, Poggio di Cardu, et une petite portion des routes inférieure et supérieure. Les habitants indiquaient où devait être installée l’arrivée de l’eau à leur domicile, et les travaux étaient réalisés par des maçons souvent installés au village, rémunérés bien sûr (Visani, Chiorboli, etc…). Les habitants payaient au départ un simple forfait destiné à payer le fonctionnement et les dépenses de l’association de gestion, sachant que son administration était bénévole. Les travaux délicats ou lourds étaient réalisés par des professionnels.
L’association a été déclarée d’utilité publique en 1957. Plus tard, des compteurs furent installés, car la consommation relevée était alors reliée au coût de l’assainissement des eaux usées, sous-traité au gestionnaire de la CAB (Compagnie des eaux, Office hydraulique puis Régie Autonome Acqua Publica actuelle). L’ASA paie un montant calculé sur le volume d’eau assaini, ainsi qu’une éventuelle fourniture d’eau en cas de pénurie. Les quatre points d’eau font partie de l’inventaire de l’association.
L’absence d’intérêt financier et de réalisation de bénéfice au profit des actionnaires, le bénévolat avec la conscience de l’intérêt général porté par les membres de l’association ont évidemment eu comme conséquence un coût de l’eau potable notablement inférieur à celui dont s'acquittent les autres habitants, aussi bien de l’île que de la CAB. On comprendra évidemment l’attachement viscéral des Cardinchi à cette association et à leur opposition totale à toute dissolution.
 

 

Quel avenir pour cette gestion associative ?

Actuellement, les descendants des pères fondateurs de l’association de gestion de l’eau de Cardu sont toujours aux commandes, Philippe Cardi, Eric Visani et d’autres poursuivent leur tâche avec sérieux. Les impératifs sanitaires sont devenus lourds, les protections de points d’eau sont programmées, la rénovation des réseaux d’adduction et d’assainissement est commencée. Des dossiers d’aide ont été déposés. Le combat pour maintenir cette association est de tous les instants.
Car il y a des opposants, « Povera Corsica » disait Pasquale Paoli, au sein de la CAB. Certains élus militent pour l’intégration des habitants dans le périmètre de la régie municipale. Parmi les raisons invoquées, celle du déficit d’égalité entre la « petite ménagère de Lupinu » et le « nanti de Cardu », la première payant plus que le second. Ce drôle de raisonnement, calqué sur une notion d’égalité à la française, signifierait que celui qui paie moins car, ayant été obligé de se débrouiller pour bénéficier d’un bien universel, l’eau, l’a fait dans l’intérêt général et sans désir de profit, devrait abandonner ce fonctionnement vertueux que l’on vante ailleurs (agir localement, refuser le profit…), parce que d’autres n’ont pas eu ce hasard et paie un coût de service dû, entre autre, à de l’eau amenée de loin (Golu, voir Calacuccia) et à l’histoire de la gestion de la ville de Bastia qui avait délégué ce service à de grandes sociétés privées en quête de rentabilité (Compagnie des eaux etc…). Leur personnel bénéficiait (tant mieux pour eux), de salaires et de conditions de travail généreuses, et leur statut a été maintenu en passant d’abord à l’Office hydraulique de la Corse, puis à la Régie Acqua Publica. Il est à noter que dissoudre l’association des eaux de Cardu ne baisserait pas d’un centime le prix payé par les autres habitants de la CAB. Pourquoi dès lors enlever un bien qui ne corrigerait pas un mal ?
A Cardu, il n'y a que 210 compteurs, l’abonnement est de 40€ annuel, et le m3 était facturé environ 2,20€ en 2019 (100€ en moyenne par an). On pourra comparer ce coût avec les pauvres usagers prisonniers de Veolia (Kyrnolia), notamment dans le Sud de la Corse… On rappellera que l’eau de Cardu concerne essentiellement le village, qu’il y a là aussi des personnes âgées qui touchent le minimum vieillesse, des femmes isolées et des chômeurs. Si l’on regarde les noms de familles des habitants actuels, on y retrouve les Casanova, Devichi, Benedetti, Cesari, Cardi, Visani, Lorenzi, Rinaldi, Timsit, Chiorboli, Garsi, Maïni, Chiorboli, Zammataro etc… présents depuis très longtemps sur la commune, des centaines d’années pour ceux d’origine génoise ou cardinca, avant la deuxième guerre mondiale pour les descendants des réfugiés politiques italiens antifascistes. Ces enfants du village essaient d’y rester et d’y vivre, ce qui est quand même conforme à une certaine idée de la corsitude, plutôt à la mode par les temps qui courent.
Un des sujets d’inquiétude qui demeure est celui de la responsabilité du préfet. Il peut, s’il en estime le besoin, pour des raisons sanitaires, décider de la fermeture de l’association. Pour l’instant, les analyses des eaux, réalisées régulièrement et publiées par les services d’hygiène de la ville à la mairie sont toujours bonnes, et ceux qui boivent cette eau la trouvent meilleure, au goût, que celle du reste de la ville. C’est de l’eau de source. C’est une chance, et un objectif qu’il faudrait obtenir pour d’autres, au lieu de le restreindre.
Il y a 60 ans, des villageois de Cardu, lassés d’attendre un droit qu’on leur refusait pour des raisons financières, se sont autogérés, au nom de l’intérêt collectif, sans notion de profit. Ils se sont donnés le droit et les moyens d’avoir accès à l’eau potable pour tous, à un prix raisonnable. Cela devrait être un exemple à suivre. Espérons que les problèmes de jalousie et d’intérêts particuliers, ne remettront pas en cause ce modèle vertueux et si rare dans notre île.

Pour aller plus loin

Une Association Syndicale Autorisée (ASA) est une association syndicale de propriétaires ayant le statut d’établissement public administratif créé et contrôlé par l'État. Ses membres sont des personnes privées, des personnes morales, et des personnes de droit public (commune ou département). Ses prérogatives, définies par ses statuts, s’exercent dans un périmètre établi lors de sa création.
Peuvent faire l'objet d'une association syndicale de propriétaires la construction, l'entretien ou la gestion d'ouvrages ou la réalisation de travaux, ainsi que les actions d’intérêt commun, en vue de :
  • Prévenir les risques naturels ou sanitaires, les pollutions et les nuisances ;
  • Préserver, restaurer ou exploiter les ressources naturelles ;
  • Aménager, entretenir les cours d'eau, lacs ou plans d'eau, voies et réseaux divers ;
  • Mettre en valeur des propriétés.
  • L’initiative de la création d’une ASA appartient à un ou plusieurs propriétaires intéressés, une collectivité territoriale ou un groupement de collectivités territoriales, au préfet.
La création d’une ASA requiert l’avis favorable de la majorité des propriétaires représentant au moins les 2/3 de la superficie des propriétés ou des 2/3 des propriétaires représentant plus de la ½ de la superficie des propriétés.
L’ASA est une personne morale de droit public dont la création, les modifications statutaires et la dissolution sont prononcées par arrêté préfectoral publié au recueil des actes administratifs de la préfecture du département, siège de l’association.
Exerçant une mission d’intérêt général, une ASA dispose de prérogatives de puissance publique.
Les organes de l’ASA sont l’assemblée des propriétaires, le syndicat, le président et le vice-président.
Le financement des missions d’une ASA est essentiellement constitué par les redevances dues par ses membres et des subventions de diverses origines.
Mardi 22 Juin 2021
Bernardu Cesari