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Paese, Spleen & Pixels



Pierre-Antoine Casanova vit à Piedigriggio. Il a 25 ans et développe patiemment une œuvre où se mêlent technologie, paysage et mélancolie. Les pièces qu’il réalise et les expérimentations qu’il mène empruntent autant au jeu vidéo qu’au cinéma. A l’heure où la fabrication d’images vient menacer le réel et le regard, il choisit de dévoiler les aiguilles de Populasca -ok, e penne rosse- en low tech, et fait dialoguer les châtaigniers avec une intelligence artificielle DIY.



Pierre-Antoine Casanova
Pierre-Antoine Casanova
Je suis convaincu que le tout premier rapport que j’ai eu avec l’art s’est fait via la technologie.
J’ai grandi avec un accès peu contrôlé à l’ordinateur familial, et bien que j’aime pas vraiment ce terme, je suis obligé de reconnaître que je suis ce qu’on appelle un « enfant d’internet ».
Des heures passées sur des forums plus aléatoires les uns que les autres, sur Wikipedia et sur des MMO  ; des heures passées à jouer aux jeux vidéo (ou à regarder mon grand-frère jouer aux jeux vidéo la majorité du temps pour être plus exact), à parler à des inconnus sur MSN ou AOL, à gribouiller du bout de la souris sur Paint ou à coder des petits programmes sur le bloc-notes que j’osais jamais exécuter parce qu’ils auraient littéralement rendu l’ordinateur inutilisable.

Pierre-Antoine Casanova
Pierre-Antoine Casanova
C’est beaucoup plus tard, quand j’ai entamé une « formation » aux Beaux-Arts de Nice [1] que je me suis rendu compte de l’impact que tous ces moments ont eu sur mon identité et sur mon travail.
J’ai commencé par dessiner et peindre, parce qu’encore à cette époque j’avais cette idée qu’un artiste ça peint, ça dessine, ou au moins ça essaye. Je peignais l’ennui et la frustration de me retrouver à vivre dans une ville que je n’aimais pas, loin de mon village, je peignais les premiers liens que je faisais avec mon identité corse, et même si je prenais plaisir à explorer ce ressenti et ces racines, tout ce que je faisais c’était tromper l’ennui et me conformer à cette préconception de l’artiste qui peint.

Comme un miracle (avec le recul que j’ai aujourd’hui bien sûr), l’atelier que j’occupais s’est retrouvé inondé, ce qui a brutalement interrompu ma pratique de la peinture et m’a forcé à me tourner vers d’autres mediums.
Je me retrouve souvent à remercier l’étanchéité foireuse du bâtiment qui abritait mon atelier, peut être que sans elle je serais toujours en train de tromper l’ennui en appliquant des pigments sur du papier.
Je divague.
 
« ...et m’a forcé à me tourner vers d’autres mediums. » disais-je.
C’est là que je me suis mis à penser au temps que je passais sur l’ordinateur quand j’étais enfant, et au temps que je passais toujours sur l’ordinateur pour être honnête. J’allais faire de ce temps-là l’essence de mon travail.
 
Les heures passées à jouer se sont transformées en une fascination pour le jeu vidéo comme moyen de raconter des choses, les gribouillages sur Paint ont évolués en modélisations 3D et les morceaux de code sur le bloc-notes se sont complexifiés, devenant un moyen d’explorer mon intérêt pour la narration.

[1] Je me permets les guillemets pour "formation" comme un moyen de manifester le dédain que j’ai pour cette institution, qui ne m’a rien appris, si ce n’est qu’on apprend les choses par soi-même et que je ne serais jamais un artiste à ses yeux. Ça fait du bien de le dire, désolé pour l’aigreur, fin de la parenthèse !
 
 

Pierre-Antoine Casanova
Pierre-Antoine Casanova
C’est dans l’idée de parler timidement de ma place dans les territoires que j’occupais et de mon rapport à ces lieux que j’ai produit mes premières animations en 3D et que j’ai développé ma première intelligence artificielle.
 
Peu après, j’ai terminé mes études et je suis rentré vivre à Piedigriggio. Là, alors que j’étais libéré de la pression (toute relative qu’elle soit) de l’institution d’art contemporain et de ses injonctions à produire des choses « qui font sens », à sur-expliquer et à conceptualiser le moindre aspect de mon travail, je me suis rendu compte que ce que je voulais vraiment faire, ce n’était pas me servir de ma pratique pour « parler de quelque chose », ce que je voulais vraiment faire c’était me servir de ma pratique pour raconter des histoires.
C’est de cette réalisation qu’est né mon premier court-métrage animé, G.Z.L., un film qui raconte l’histoire d'un humain qui vit seul avec son chien sur une île où l'on ne voit jamais personne et où le vent souffle en continu. Là, où les deux personnages naviguent indéfiniment entre l'ennui du quotidien et l'émerveillement constant, bien au chaud dans une bulle, incapables de prendre un bateau pour partir. Là, où il n'y a que les promenades en montagne et l'aube à la fenêtre pour rêver d'un autre monde.
Cette histoire sert de présentation à cet humain et son chien, pose les bases de leur relation, et raconte leur première action pour construire le monde qu'ils fantasment le matin devant leur fenêtre.

Le titre est une référence directe aux nombreux tags que l’on trouve sur le bord des routes, une reprise du répandu N.Z.L., pour Niolu Zona Libera.
Si le Niolu à le droit d’être libre, alors la Ghjuvellina aussi, et j’ai espoir que ce film serve de premier pas pour imaginer un tel territoire, quoi qu’il puisse en coûter.

 

Pierre-Antoine Casanova
Pierre-Antoine Casanova
Deux de mes premières scènes en 3D qui sont principalement des représentations des lieux alentours de Piedigriggio qui me manquaient quand je faisais mes études à Nice.
 
 

Pierre-Antoine Casanova
Pierre-Antoine Casanova
Un texte que j’ai écrit lors de ma résidence à Providenza, sur les hauteurs de Pieve, qui explicite le but, l’usage et les limites de l’intelligence artificielle que j’ai commencé à développer alors que j’étais encore étudiant aux Beaux-Arts et que j’ai finalisé durant mon séjour sur le site de la résidence.

"Le projet (que je résume en « bot_02 » pour l’instant) consiste à utiliser des programmes informatiques, des intelligences artificielles et des caméras pour générer de la poésie à partir d'images ; la caméra incarne le point de vue d’un objet inanimé, elle devient les yeux de celui-ci.
Le bot_02 vise à donner une "voix" poétique à des objets inanimés qui constituent, ensemble, un environnement, en leur conférant la capacité de générer des poèmes basés sur leur interprétation de l’espace dans lequel ils évoluent, et leurs interactions avec ce dernier.
Mais il a aussi, et surtout, pour but de faire raconter une histoire à un lieu.

Tout le projet, basé sur la capacité d'un programme initial à enregistrer un flux vidéo et à l'analyser en temps réel, fonctionnait très bien en ville : depuis une rue, la caméra reconnaissait clairement et distinctement le banc, le chien, l'arbre. Cependant, lorsque je suis arrivé sur le site de la résidence, la capacité de l'intelligence artificielle à comprendre son environnement a été annulée par la simple quantité d'informations ; le programme était incapable de discerner le moindre élément individuel dans l'ensemble : depuis une forêt, la caméra reconnaissait seulement une plante, depuis une étendue de broussailles, elle reconnaissait parfois une plage ou un énorme rocher.
Toute la puissance de calcul de mes intelligences artificielles était incapable de faire la différence entre un chêne et un châtaignier, et il est évident qu'un chêne et un châtaignier n'ont pas les mêmes histoires à raconter. J'ai rapidement mis ce problème de côté pour me concentrer sur la recherche de la façon dont les êtres humains se rapportent au paysage qui les entoure, et comment leurs observations (et tribulations à travers le territoire) ont conduit à l'écriture d'histoires, de légendes, de contes et de poèmes.
Mais peu importe.
Une montagne reste une montagne, que ce soit en ville ou à Providenza, et mes intelligences artificielles comprennent cela. Voici deux courts textes écrits par les montagnes entourant la résidence :
 
 
"La pluie est tombée d'un arbre
Des larmes de mes yeux
Mon amour
Et dans mon coeur, je chante, comme je le faisais, dans sa peine
"Pourquoi m'as tu aimé ? Que lui ai-je donné ?"
Je chante une chanson aux étoiles
Qui remplit le ciel."
 
 
"C'est la seule chose que je sais. Je vais mourir ici.
Maintenant je veux voir et entendre la vérité.
Tout irait bien si le monde était à portée de main, pour qu'il
soit facile de se rappeler de sa propre vie.
Et là, je ferai ce qui est le mieux pour les enfants.
Tu as fait du bon travail. Tu es quelqu'un que je connais depuis des années,
quelqu'un qui, par nature, dit ce qu'elle pense avec un calme inhabituel.
Mais cette fois, je voulais t'avoir, toi, la vraie personne.
Et je suis arrivé à un point de ma vie où je n'ai rien fait d'autre qu'essayer
de savoir et de continuer à faire la même chose."
 

Pierre-Antoine Casanova
Pierre-Antoine Casanova
Dimanche 1 Juin 2025
Pierre-Antoine Casanova


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