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Ritornu di a Misgiccia, versu l’autonomia alimentare ?



Si la place qu’occupe l’élevage dans les débats de société ne cesse de croître, c’est qu’il mêle des questions de santé, d’environnement et bien sûr d’alimentation. Par leur profession et leur engagement, Nicolas Lacombe, chercheur, et Martina de Angeli, vétérinaire, réfléchissent et travaillent à valoriser des produits agro-alimentaires et plus précisément des animaux en fin de carrière, dits de « réforme » voire les « réformes » tout court.
Cela leur permet de répondre à plusieurs grands enjeux : l’économie circulaire (puisqu’il s’agit de sous-produits de l’élevage), la santé animale (puisqu’il est question de gestion du troupeau), et le souci d’autonomie alimentaire qui suppose une diversité plus large que les seuls produits emblématiques de l’agriculture insulaire. Ils partagent avec nous leur vision, leurs expériences et les apprentissages qu’ils en retirent.



Boris Anisfeldt, 1930
Boris Anisfeldt, 1930
Nicolas Lacombe, chercheur en économie circulaire : « Le travail que je conduis relève d’une mise en application de l’économie circulaire à l’échelle territoriale, en l’occurrence en Corse. C’est un concept qui comprend plusieurs entrées qui m’amènent à travailler à la fois sur le recyclage des déchets et des sous-produits, et la valorisation des matériaux bio-sourcés. J'en recherche des pistes de compréhension et d’analyse dans différents secteurs, qu’il s’agisse des filières bois/forêt (liège, déchets de scieries...), ou l’élevage/agro-alimentaire. Initialement, j’ai pu aborder cette problématique autour de deux objets, la corne et la laine, employés dans l’artisanat textile et la coutellerie. Ce qu’il y a de commun à ces recherches est d’établir, au travers d’une démarche d’analyse, différents modèles permettant d’optimiser le fonctionnement des activités à une échelle donnée, en renforçant notamment leurs complémentarités. C’est en ce sens que le cas des animaux de réforme représente un sujet intéressant et opportun. »
 
Martina de Angeli, vétérinaire en milieu rural : « J’ai fait le choix de développer une clientèle rurale dans la pratique de mon métier. Dans un contexte de spécialisation vers les animaux de compagnie, Il y a de grands enjeux à ne pas abandonner le rural. Le quotidien d’un vétérinaire rural est différent d’une clientèle chien/chat, qui se limite bien souvent à l’administration du soin, préventif ou curatif des animaux. L’approche médicale occupe une part importante de mon temps auprès des éleveurs, mais il faut également être réceptif à d’autres enjeux qui ne concernent pas à proprement parler la médecine, mais la santé du troupeau. La médecine vétérinaire (ex : traitement du parasitisme) est une chose mais il faut savoir la dépasser pour comprendre l’exploitation dans son ensemble et les réformes sont une façon de l’aborder. C’est par ailleurs une façon de s’extérioriser de la relation "client /prescripteur" pour remettre pied dans des enjeux de filière, de territoire. »
 

Economie circulaire et santé du troupeau

Nicolas : « Tout d’abord la notion de circularité s’inscrit dans une trajectoire historique, celle de la crise environnementale, de la raréfaction des ressources, et vise à apporter des réponses en repensant notamment nos modes de production. La recherche en offre des déclinaisons plurielles, et dans mon cas je m’intéresse aux questions de recyclage des déchets et sous-produits. On a souvent tendance en Corse à considérer l’élevage du strict point de vue de la production laitière. Or, ne pourrait-on pas reconsidérer le système ? La lecture sectorielle conforte cette première orientation mais la multifonctionnalité conforte un autre modèle. Corne, laines, peaux peuvent être employés dans l’artisanat, et ainsi faire passer un matériau du statut de déchet vers celui de produit, alimentant ce qu’on appelle un "écosystème productif localisé". On peut appliquer un raisonnement analogue au cas des "réformes", qui aujourd’hui ne sont pas valorisées, du moins localement, puisqu’une part d’entre elles est expédiée vers la Sardaigne. Cette situation semble inopérante à long terme, et nombre d’éleveurs souhaitent en faire de véritables produits, insérés dans l’économie locale. »

Martina : « En élevage ovin et caprin laitier, la gestion des "réformes" occupe une place importante, tant sur le plan sanitaire que productif. Un troupeau est tout d’abord constitué d’un nombre d’individus stable, défini selon la logique de l’éleveur. Ce stock d’animaux est géré à partir de flux entrants et sortants qui constituent la démographie du troupeau. Il faut donc évoquer en perspective les animaux de renouvellement qui constitueront la future génération d’animaux productifs. Chaque année, donc, il y a une période de reproduction où l’on distingue le lot des animaux mâles, destinés à la boucherie, des femelles, dont une partie est réservée au renouvellement du troupeau laitier (agnelles, chevrettes). Parallèlement, l’éleveur opère une sélection de sortie d’animaux en fin de carrière, pour différentes raisons, qu’il s’agisse en général d’animaux malades, ou improductifs. Cela participe au maintien d’une production laitière stable et permet de maintenir un troupeau en bonne santé. On n’est pas ici dans le cas d’une pratique vétérinaire classique, disons que l’on accompagne l’éleveur dans la gestion globale de son troupeau. Mais sortir des animaux suppose aussi d’avoir une idée de leur destination, c’est là que nous avons commencé à réfléchir à ce projet de valorisation en circuit viande. »

 

Concevoir un projet autour de l’agro-alimentaire

Nicolas : « Une fois la question de la gestion des réformes évoquée, nous nous sommes en effet interrogés sur les choix de valorisation, car il y a plusieurs pistes. On peut considérer que les animaux pourraient aider les jeunes agriculteurs à s’installer au travers de la création de troupeaux issus des réformes. Ce choix reste discutable en termes d’efficacité technique, puisque souvent les animaux sortants n’ont pas de bons résultats de production et que leur adaptation dans un nouveau milieu est parfois délicate. L’éco-pâturage est aussi une nouvelle tendance, où la fonction donnée au troupeau est celle de l’entretien de certains milieux en voie de fermeture, mais cette option reste peu explorée en Corse. Dans ce cas, on est plutôt dans une logique de service, et si nous avons dû faire un arbitrage, il n’exclut bien sûr aucunement d’autres alternatives. Le développement d’un circuit viande structuré autour des animaux de réforme nous est apparu intéressant à plusieurs titres. Si l’on adopte un point de vue patrimonial, on s’aperçoit en effet que ces animaux n’étaient pas voués à l’élimination mais s’inscrivaient dans une valorisation; les anciens témoignent par exemple du cas des viandes séchées, ou du figatellu de chèvre. En termes d’innovation aussi, il serait possible d’envisager des chaînes de valeur associées aux cantines scolaires, et ce dans un souci de relocalisation de l’alimentation. C’est dans ce cas une articulation avec les politiques alimentaires qui doit être menée, je pense par exemple aux PAT, projets alimentaires territoriaux, pilotés par les Chambres d’Agriculture et qui ouvrent la voie vers les enjeux de territorialisation de l’alimentation. »

Martina : « Les choix des produits de transformation se sont faits dans un deuxième temps, associés à des essais de transformation auprès de bouchers et une collecte des animaux auprès de trois éleveurs. Nous avons tout d’abord fait un tour d’horizon de la question. Je suis originaire des Pouilles, et dans la région de Gargano on retrouve un produit étonnamment similaire à la misgiccia, la Musciska, une viande de chèvre séchée vendue sous la forme de lamelles et élaborée par certains bouchers. L’Italie offre de nombreux cas similaires, comme le Violino di capra, un jambon de chèvre séché qui est aujourd’hui un emblème du réseau Slowfood. En France, le syndicat caprin de la Drôme porte une initiative intéressante en proposant une gamme élargie de produits (pâtés, terrines, saucissons). C’est une piste que l’on envisage avec des essais de transformation multi-produits mais l’une des contraintes est celle de la saisonnalité et des savoir de transformation. On a ainsi tenté de resituer ce projet dans son contexte local, en s’intéressant notamment à la saison touristique. L’élaboration de merguez et saucisses est facilement réalisable et peut prendre le relais d’une production hivernale, avec des préparations sous forme de grillade. C’est aussi une façon d’assurer aux éleveurs une continuité durant l’ensemble de l’année en proposant différents produits, mais pour cela, la structuration de la filière est une dimension essentielle. »

Alimentation et territorialisation

Nicolas : « Il y a aujourd’hui un problème de structuration de la filière. Les deux voies de valorisation existantes sont celles du marché sarde où les animaux sont expédiés en vif à l’image des agneaux de lait. Il y a dans ce cas une délocalisation de la valeur et de l’aliment, alors qu’ici paradoxalement on importe de la viande ovine. On rejoint ici une déclinaison de l’économie circulaire, l’écologie industrielle et territoriale. De ce point de vue, le schéma est peu performant, tant du point de vue économique qu’environnemental. Si l’on s’intéresse aux flux d’énergie et de matière, un bilan ACV serait par exemple assez catastrophique. La seconde voie est celle de l’équarrissage, qui s’insère dans un schéma de valorisation industriel, où l’animal est alors juridiquement apparenté à un déchet. Ce sont des choix difficilement acceptables pour les éleveurs, et des projets individuels et collectifs commencent à voir le jour. Certains producteurs fermiers s’inscrivent clairement dans une logique de différentiation, tant sur les gammes de produits fromagers que sur la valorisation de la viande. Une éleveuse de Balagne développe son circuit viande (agneau/réformes,) en s’inscrivant par exemple dans une démarche d’agrotourisme où sont proposées des journées d’initiation /découverte à la cuisine avec l’élaboration de différents plats. De manière plus structurelle, un abattoir spécifique aux petits ruminants devrait voir le jour et permettra d’intégrer les réformes dans un schéma de valorisation, mais cela suppose d’avoir des opérateurs de seconde transformation permettant d’aller vers l’élaboration de produits finis. »

Martina : « Une des discussions qui nourrit ce projet est aussi celle de l’alimentation. Il y a une culture de l’excellence alimentaire en Corse, qui est notamment véhiculée par l’idée de qualité liée à une origine (AOP, etc.). Mais bien souvent cela s’accompagne aussi de prix élevés qui peuvent apparaître parfois comme un élément de marginalisation des populations à faible revenus. La qualité est bien sûr au rendez-vous, mais une alimentation accessible ne peut fonctionner sur la base de ce seul modèle. La valorisation des animaux de réforme pourrait être une alternative offrant un produit à large diffusion, répondant alors à des préoccupations en faveur de la dimension sociale de l’alimentation. Cela n’écarte pas un positionnement sur la qualité, et on sait par exemple que les viandes caprines offrent des caractéristiques intéressantes du point de vue de la santé (faible teneur en lipides). Il s’agit de trouver le bon terrain de segmentation. On parle aujourd’hui des dimensions nutritionnelles et une diffusion des viandes séchées se met en place dans l’alimentation du sportif. Pourquoi ne pas revisiter la Misgiccia pour en faire un produit situé sur le créneau-là, comme c’est le cas du Biltong  ? C’est aussi un produit qui peut s’accorder avec un régime alimentaire Halal, puisqu’il est possible d’élaborer des charcuteries ovines et caprines sans porc. »

Sur le plan de l’autonomie alimentaire, qui représente en Corse un enjeu structurant pour les décennies à venir, le sujet des « réformes » permet d’éclairer deux questions, en partant du constat que cet objectif ne peut être atteint qu’à l’aide d’une plus grande diversification. Tout d’abord, il permet de questionner une culture productive fondée sur la valorisation des produits typiques, traditionnels, qui ne concerne finalement qu’on nombre très restreint de produits (Charcuterie, fromages, vins, etc.). Le « singulier » laisse ici peu de place au « banal » avec une prédominance de produits sous AOP/IGP, ce qui détermine une forme de spécialisation vers des produits vitrines du patrimoine. Par ailleurs, cette spécialisation détermine aussi une sectorisation vers un produit-phare, empêchant une lecture circulaire fondée quant à elle sur l’intersectorialité (produit principal/sous-produit), laissant une plus grande part à la diversification.

 
Samedi 24 Septembre 2022
Nicolas Lacombe et Martina de Angeli


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