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Un community manager pour Pasquale Paoli



Depuis le mois de janvier, le projet « Un annu cù Pasquale Paoli » retrace au jour le jour une année de la vie de Pasquale Paoli sur le réseau social X (ex-Twitter). Sur le compte @Paoli__p, Paoli partage « lui-même » son quotidien de l’année 1756. Il fait des annonces, commente ses déplacements ou encore prend position sur les événements de son temps. Andria Andriuzzi, par ailleurs maître de conférences en marketing, expose les contours de ce projet.



Linda Calderon, collage
Linda Calderon, collage
Qu’est ce qui a suscité le projet « Un annu cù Pasquale Paoli » ?
J’avais en tête de valoriser un des travaux de jeunesse de mon père, Alain Andriuzzi, qui m’a toujours intrigué. Il s’agit d’un mémoire universitaire [1] coécrit en 1972 avec François Beretti et Lucie Vesperini sous la direction de Fernand Ettori, au Centre d’études corses d’Aix-en-Provence. Ce travail se base sur des lettres écrites et reçues par Paoli entre 1756 et 1757, dans le but d’élaborer une chronologie critique. Mon père a ensuite bifurqué vers d’autres recherches et ce document est resté inédit.
Quand j’ai réfléchi à la façon dont je pouvais faire connaître ce travail, l’idée de X/Twitter est venue assez naturellement. Je me suis finalement lancé au début de cette année, quand j’ai réalisé que c’était le bon moment puisque la chronologie établie commence un 1er janvier. La perspective du tricentenaire de la naissance de Pascal Paoli en 2025 tombe à pic, même si je dois avouer que je ne l’avais pas en tête en démarrant le projet. De même que les avancées récentes sur l’autonomie.


Pourquoi avoir choisi X/Twitter ?
Le matériel d’origine est en partie chronologique et synthétique, ce qui correspond bien au format des contenus véhiculés sur X/Twitter. De plus, X/Twitter reste le média de prédilection des hommes et des femmes politiques. La circulaire du XVIIIème siècle, c’est le tweet aujourd’hui. Enfin, cela fait écho à ma propre expertise. Aujourd’hui enseignant-chercheur en marketing, il m’est arrivé d’accompagner la prise de parole de dirigeants sur des plateformes comme Twitter et Linkedin . Ainsi, même si je ne suis en aucun cas spécialiste de cette période, j’étais assez confiant dans le fait d’utiliser ce média sur la base du matériel dont je disposais.
Au début du projet, j'ai exploré des comptes de personnages historiques et découvert différentes approches. Certains proposent des comptes parodiques qui tweetent sur l'actualité. D'autres diffusent des citations. Des internautes ont créé des tweets pour illustrer des moments clés de l’histoire, imaginant par exemple ce que Neil Armstrong aurait posté en posant le pied sur la Lune. Et des élèves d’écoles primaires ont exploré sous forme de tweets la vie de Magellan et de Vasco de Gama durant leurs voyages. "Un annu cù Pasquale Paoli" diffère de tous ces projets, car il s’agit ici de relater « en temps réel » des événements qui se sont déroulés il y a 268 ans jour pour jour. Par exemple, quand le compte 
@Paoli__p  annonce la décision de créer l’Université de Corse dans un tweet du 15 janvier 2024, c’est parce que cela s’est passé ainsi le 15 janvier… 1756.


Comment avez-vous décidé du format des tweets ? Par exemple, pourquoi avoir choisi la première personne du singulier ?
Le projet consiste à imaginer l’usage que Paoli aurait fait de Twitter s’il avait eu cet outil à disposition, en s’inspirant de la façon dont les politiques l’utilisent d’aujourd’hui. C’est Paoli qui parle, mais ce n’est pas le cas dans le matériel de base. De nos jours, le « je » n’implique d’ailleurs pas que le compte soit animé par la personnalité elle-même.
Nombreux sont les dirigeants et les politiques qui délèguent tout ou partie de leur présence sur les médias sociaux à leurs collaborateurs, à des community managers voire à des agences de communication. C’est ce qu’il se passe avec ce compte. En quelque sorte, je suis le community manager de Pasquale Paoli… ce qui peut faire ressentir une certaine pression !

Un autre parti-pris consiste à inscrire cette présence médiatique dans une forme de modernité, pour que l’on suive le compte comme si nous étions des contemporains de Paoli. Cela passe par un respect des codes de Twitter, comme un usage raisonné des hashtags, la citation occasionnelle d’autres comptes ou encore le partage de quelques visuels. Une impression particulière émerge aussi de la simple rencontre entre le contenu et le média. Twitter, c’est le média du temps réel et du buzz, pour le meilleur et pour le pire.
De façon involontaire, il ressort parfois du fil de Paoli une certaine tension. Un internaute a ainsi confié avoir vu passer certains des tweets en se disant : « Qu’est-ce que c’est encore que cette histoire ?! » avant de réaliser dans un second temps qui était l’émetteur. Cela m’intéresse beaucoup car, en marketing, je travaille sur l’interaction entre la source du message et le type de contenu. Enfin, on a l’impression que certains tweets de Paoli résonnent étrangement - mais pourtant fortuitement - avec l’actualité.

 

Comment sélectionnez-vous la matière ? Rencontrez-vous des difficultés ?
Je me laisse porter par le matériel dont je dispose. J’ai parfois de quoi tweeter plusieurs fois dans la même journée. D’autres fois, rien pendant quelques jours. Je m’impose de ne pas préparer trop longtemps à l’avance les posts, afin de me réserver un certain suspens. Que va-t-il faire ? Que va-t-il dire ? Et souvent la question se pose de savoir si ce qu’écrit Paoli aurait eu vocation à se retrouver sur la place publique. Par exemple, aurait-il tweeté que « pour ramener [notre clergé] sur la bonne voie, il faut au début des menaces et des caresses ». A mon avis, non, pourtant il l’a écrit. Une grande partie de sa correspondance semble proche de l’oralité, avec des bons mots, des confidences, etc. A la grande époque de « l’art de la conversation [2] », la correspondance pouvait former une sorte de conversation écrite, que Paoli poursuivait avec tout un tas d’interlocuteurs.

Pour rendre le compte plus vivant, je franchis sans doute parfois la frontière entre ce qui est censé être public ou privé. Et quelques rares tweets contiennent des extrapolations. Mais d’une manière générale j’essaie de rester proche du matériel d’origine, avec essentiellement des adaptations de la forme. Cela ressemble finalement assez à un travail de community management « classique ». Dans la réalité, le processus instantané et rapide de X/Twitter impose une forme d’agilité et de prise de risque de la part des personnes qui ont en charge de la présence en ligne d’organisations ou de personnalités.


Avez-vous recours à de la documentation supplémentaire ?
Cela peut arriver car, bien souvent, je n’ai aucune idée de qui sont les personnes ou les affaires dont parle Paoli ! Qui est Salvini  ? Pourquoi tant d’agitation en Balagne ? Quid de cette mystérieuse felouque  ? Heureusement, une autre partie du document sur lequel je me base est plus analytique. Cela m’aide à comprendre certains éléments de la chronologie et m’offre des contenus additionnels. Et en cas de besoin je fais quelques autres recherches. Cela dit, les faits rapportés restent souvent assez énigmatiques quand on n’est pas spécialiste. Mon espoir est que cela suscite la même envie d’en savoir plus chez les lecteurs du compte.


Que retenez-vous de la vie de Paoli en 1756 ?
L’ampleur et l’intensité de son action sont impressionnantes. Au cours du seul mois de janvier il organise deux consultes, dirige des actions militaires, pilote la résolution de conflits, gère les finances, suit la situation internationale et j’en passe. Il se plaint d’ailleurs souvent d’être harassé de travail. Et à côté de cette vie d’homme d’Etat trépidante, il y a des éléments qui tranchent avec une telle stature et qui rappellent les conditions de vie dans la Corse du XVIIIe siècle. Par exemple, de passage à Venzolasca, il demande qu’on lui envoie une mule pour pouvoir se rendre à la consulte d’Orezza.
J’aime bien jouer de ce mélange de politique locale et internationale avec des éléments plus triviaux, tels qu’on les retrouve dans sa correspondance. Mais cela ressemble aussi à ce que beaucoup de décideurs font sur les médias sociaux. Il y d’un côté les grandes annonces, et de l’autre les petits commentaires et les contenus qui visent à établir une certaine proximité avec les internautes.

 

Comment le projet va-t-il se terminer ou évoluer ?
Le projet s’avère finalement assez protéiforme. À l’origine, c’est un exercice de vulgarisation scientifique qui a pour but de faire connaître un travail de recherche grâce à un format plus accessible. Mais, à l’usage, c’est aussi un objet médiatique qui interroge sur la façon dont se déroule une forme d’interaction entre des internautes et un personnage historique à trois siècles de distance. On peut convoquer le phénomène « d’interaction parasociale  » : les internautes peuvent avoir l’impression d’une interaction avec une célébrité, sans qu’il n’y ait réellement d’échange à double sens. Et aussi la « suspension d’incrédulité », un état qui nous permet par exemple de regarder un film sans être en permanence en train de nous dire que tout est faux. Les internautes peuvent ainsi « participer à la création de sens en acceptant la part fictionnelle du récit [3] ».
Enfin, le projet est dans une certaine mesure une œuvre de fiction, puisque qu’il y a forcément une part de créativité et d’interprétation dans la formulation des tweets. Parmi les prolongements, on pourrait imaginer un rôle de l’intelligence artificielle dans la curation et la création du contenu. En ce qui concerne son issue, le projet est prévu pour durer un an, bien que j’aie du matériel pour quelques mois supplémentaires. Mais il pourrait susciter des vocations pour poursuivre l’expérience : Pasquale Paoli pourrait encore tweeter plus de 50 ans !

 

[1] Andriuzzi, Alain, François Beretti et Lucie Vesperini (1972). Etude de la correspondance de Pascal Paoli : 1 janvier 1756 - 1 avril 1757 en vue de l’établissement d’une chronologie critique. Fernand Ettori (dir.), Centre d’études corses.
[2] Fumaroli, Marc (1994). La conversation, trois institutions littéraires, Paris : Gallimard.
[3] Andriuzzi, Andria et Géraldine Michel (2021). La conversation de marque : pratiques linguistiques sur les médias sociaux selon la théorie du face-work. Recherche et Applications en Marketing, 36(1), 41-62.

Propos recueillis par Vannina Bernard-Leoni
 

Andria Andriuzzi est maître de conférences en marketing à l'Université Jean Monnet Saint-Etienne, membre du laboratoire Coactis et de la Chaire Marques & Valeurs de l’IAE Paris. Il est responsable du Bachelor universitaire de technologie marketing digital, e-business et entrepreneuriat à l’IUT de Saint-Etienne. Ses recherches portent sur le marketing digital, les interactions marque-consommateurs et la conversation de marque.


Jeudi 28 Mars 2024
Andria Andriuzzi


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