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Bien commun et propriété intellectuelle



La culture traditionnelle est probablement l'un des domaines les plus propices à la perception d'un commun, en tant qu'expression et héritage de toute une communauté. Au demeurant, elle n'est pas immune aux tentatives d'appropriation, tant à des fins d'enrichissement financier ou de notoriété, que par simple narcissisme. Tonì Casalonga nous le rappelle ici.



Festival Popularte, collage de Julien de Casabianca, détail de la scène de Déluge de Anne-Louis Girodet Trioson
Festival Popularte, collage de Julien de Casabianca, détail de la scène de Déluge de Anne-Louis Girodet Trioson
Il y a quelques années au détour d’une conversation, un ami, au demeurant professeur de musique, me dit sous le sceau de la confidence qu’il conservait un enregistrement qu’il avait lui-même réalisé de la messe chantée « in paghjella » de son village, et que c’en était l’unique témoignage existant à sa connaissance. Ni Quilici, ni Laade ni Römer n’étaient passés dans cette vallée à l’écart de tout. Et les derniers chantres étaient morts depuis longtemps. « Je l’ai déposé dans un coffre à la banque, me dit-il, on ne sait jamais ! ». C’était indéniablement, de sa part, reconnaître la valeur de la chose, et il m’expliqua qu’il avait l’intention, un jour, d’en faire une publication mais seulement après avoir fait un sérieux travail d’écoute, de transcription et d’analyse. Il est mort avant, emportant avec lui son secret et le numéro du coffre.

Mais de quoi donc avait-il peur quand il me disait « on ne sait jamais », quel était le risque auquel il voulait échapper ? Sans doute que quelqu’un – ou la multitude s’en empare, le divulgue, l’utilise, l’interprète, le transforme… Ce qui est la hantise des découvreurs de « derniers in vivo ou enregistrés – des Mohicans », qui s’en font abusivement les propriétaires et les tiennent sous le boisseau jusqu’au moment où ils sont enfin prêts à en faire l’exploitation scientifique ou commerciale. Quant aux « Mohicans » eux-mêmes, derniers ou pas d’ailleurs, transformés de sujet en objet, on ne leur demande pas leur avis.
C’est ainsi, pour rester dans le domaine des musiques de tradition orale dites populaires, que l’on peut voir des ethnomusicologues se transformer en tourneurs cupides propriétaires de leurs « artistes » sur lesquels ils s’engraissent, ou en conférenciers ravis de faire découvrir leur trésor à un public confit et quand par chance les détenteurs de cette tradition sont tous morts, cela donne en quelque sorte à ces bavards académiques une exclusivité définitive sur le sujet, fort prisée dans le cours d’une carrière. Mais si cela ne concerne que fort peu la Corse, qui a su généralement résister à cette tendance mondiale, nombreux sont les authentiques artistes, depuis les rives du Nil fertile jusqu’à celles du Don paisible, dont on a profité de la misère pour en faire des produits de consommation culturelle.

Mais les institutions ne sont pas moins coupables de vol ou de recel que ces individus, comme en peut témoigner dans les années 1970 l’invraisemblable attitude du Musée National des Arts et Traditions Populaires puis, à sa suite, de la Bibliothèque Nationale à propos des enregistrements réalisés par Félix Quilici. Il n’a pas fallu moins qu’une virile occupation de la DRAC par Canta u populu corsu pour qu’une copie de ces fonds sonores soient déposée dans les locaux du cours Napoléon, sous la garde exclusive d’un fonctionnaire d’État nommé Natale Luciani qui par bonheur en organisa méticuleusement la fuite par copies sauvages. Et quand la BN édita une partie de ces fonds dans un luxueux coffret de plusieurs 33 tours, aucun des interprètes enregistrés, ou leurs ayants droits, ne reçut la moindre demande d’autorisation, le moindre remerciement, ou même au moins un exemplaire de l’ouvrage. On connait la suite…
Qu’on se rassure, ce genre de chose n’arrive pas dans la musique dite savante ni dans celle dite de variété, où les auteurs et les compositeurs sont tous dûment inscrits à la SACEM qui gère scrupuleusement leurs droits.
 

Patrimoine vernaculaire

Certes, le droit d’auteur est l’un des éléments essentiels du droit de la propriété intellectuelle. Certes il confère un monopole d’exploitation à l’auteur ou ses ayants droit sur « une œuvre de l’esprit originale ». Mais qui est l’auteur du patrimoine vernaculaire oral ? Même si dans quelques rares cas on peut mettre un nom comme celui de Paoli di Tagliu ou de Bianconi di Zicavu, disparus sans déclaration SACEM, l’immense majorité de ce patrimoine est anonyme et non protégé.

Formulé autrement, qui possède les droits sur la mémoire de l’œuvre ? Celui qui la découvre ou celui – ou ce qui est découvert ? Imagine-t-on aujourd’hui un archéologue s’érigeant propriétaire des momies ou des marbres qu’il découvre ? Oui, ça s’est vu, à une autre époque, et c’est contre cela que la Grèce ou l’Égypte demandent aujourd’hui à l’Angleterre, la France ou l’Allemagne restitution. Encore cela concerne-t-il des États, et des œuvres qui sont offertes au public dans des musées et non pas de personnes privées s’appropriant un bien culturel public à leur unique bénéfice. Il s’agit plus d’éléments physiques, ayant une consistance, pouvant être situés, mesurés, pesés, rangés, étiquetés. Et l’on conçoit plus aisément qu’ils puissent faire l’objet d’un titre de propriété à titre privé ou public.
Mais quand il s’agit d’un corpus aussi ancien et anonyme qu’immatériel, il peut sembler naturel à certains qu’il appartienne, en quelque sorte, « au premier occupant » c’est-à-dire à celui qui le « découvre ». C’est ainsi qu’une interprétation abusive du droit d’auteur tend à transformer le découvreur en propriétaire, c’est-à-dire en créateur. Ce qu’il n’est pas. D’autant que cette notion même de découverte est tellement relative que le terme lui-même mériterait d’être remplacé par un autre. À moins de l’entendre au sens littéral de celui qui fait apparaître ce qui était à couvert, en quelque sorte celui qui lève le voile sur l’œuvre. Ce qui en réalité ne lui donne aucun autre droit que celui d’en attendre la gratitude de tous.
 

Risque d’appropriation

Le processus d’appropriation, au détriment de la collectivité qui l’a créé, fait déchoir ce patrimoine du rang de bien commun à celui de bien privé exploitable et commercialisable, échappant ainsi à sa gestion par un collectif qui aurait eu le devoir de le mettre à disposition de tous dans un espace librement accessible et hors marché.
Mais le patrimoine oral, celui de la pensée, de la mémoire, immatériel par nature, peut-il être considéré comme un bien commun ? Sans aucun doute, mais à la condition que la société dont il est issu le reconnaisse comme tel et en assure la conservation et la transmission. Dans le cas contraire, et c’est bien là que se situe le danger, il y a le risque de voir ces espaces culturels laissés en friche devenir la propriété de « découvreurs » qui sont aux créateurs ce que fut Christophe Colomb à l’Amérique : l’instrument de sa colonisation.

Pour en revenir à cette « messa in paghjella » enfermée dans un coffre de banque dont plus personne ne connait le numéro, quel dommage ! direz-vous. Oui, quel dommage, au sens juridique du terme. Car il y a bien là préjudice causé au patrimoine commun, au bien commun. Mais si la propriété intellectuelle est un bien privé, qui s’estompe d’ailleurs fort justement avec le temps, la propriété culturelle, elle, ne peut être qu’un éternel « commun » en ce sens que personne n’est – et ne sera jamais en droit de se l’approprier. Encore moins de le faire disparaître. Il faut donc retrouver ce coffre et l’ouvrir.

 
Dimanche 29 Janvier 2023
Tonì Casalonga


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