Tonì Casalonga
Photogramme du film Une vie violente, Thierry de Peretti
J’écrivais, en août, à propos du court métrage A Morra de Laurenzu Massoni qu’ "à l’heure où le cinéma insulaire semble obnubilé par la violente dramaturgie littérale des histoires de voyous, voici enfin une œuvre métaphorique qui traite de la société corse contemporaine en n’oblitérant aucune problématique mais au contraire en nous laissant, dans ce film de moins d’une demi-heure, tout le temps nécessaire au développement de la pensée". J’étais à mille lieues de penser que cela pouvait blesser les auteurs des trois beaux films tournés en Corse l’an dernier, car à aucun moment c’est à leurs œuvres que je pensais.
Thierry de Peretti
j'ai réagi un peu froidement à la lecture de Robba. Non pas sur le texte en ligne de la revue, mais bien sur le post qui l'annonce sur les réseaux sociaux. Je suis troublé que la revue, dont je suis un des lecteurs assidus, se fasse l'écho de la petite musique qui attaque de manière fausse ou approximative et démagogique, les quelques (rares) films qui se sont faits en Corse ces derniers temps.
Je ne sais pas si vous évaluez bien de quel côté vous vous situez ce faisant, mais je veux bien que nous échangions sur le sujet.
Je ne sais pas si vous évaluez bien de quel côté vous vous situez ce faisant, mais je veux bien que nous échangions sur le sujet.
Vannina
Je ne peux que me réjouir que l'épisode en question débouche sur quelque chose de constructif. L'exercice du fragment mis en exergue est sans nul doute un piège des réseaux sociaux qu'il nous faut considérer avec plus de vigilance, mais la réaction épidermique n'était pas super non plus. Bref, faisons plutôt place en effet à la pensée.
Thierry
Oui je suis d'accord et c'est pour ça que je vous ai écrit. Je dois dire que j'ai atteint un point d'exaspération, le cinéma en Corse étant devenu en quelques mois un punchingball.
Vannina
Il y a en effet une réflexion à mener autour de la tension qu'engendrent souvent les œuvres de fiction qui mettent la société corse en récit. C'est évidemment le cas des films, mais je me souviens aussi de réception "compliquée" (euphémisme) face aux premiers livres de Jérôme Ferrari ou Marco Biancarelli.
Néanmoins je ne vois pas de bashing vis-à-vis du cinéma corse ; au contraire, il me semble que les trois films corses de l’année dernière ont été l’objet de beaucoup d’enthousiasme et d’intérêt en Corse.
Néanmoins je ne vois pas de bashing vis-à-vis du cinéma corse ; au contraire, il me semble que les trois films corses de l’année dernière ont été l’objet de beaucoup d’enthousiasme et d’intérêt en Corse.
Thierry
Depuis quelques mois dans les conversations, sur les réseaux, on entend/lit de l’agacement. Sur la question de la violence dans les films, de la représentation du milieu dans les films ; une sorte de ras-le-bol. Comme si on racontait toujours les mêmes histoires. Comme s’il y avait eu depuis des années et des années, des dizaines de films qui sortaient mois après mois et qui parlaient tous de la même chose et de la même façon.
D’abord, il faut être précis et ne pas tout mélanger. Parle-t-on de films de cinéma - et de quel cinéma ? – ou bien de séries ? De reportages ?
Les enjeux du cinéma d’auteur, ceux de la série, ou de la télé, n’ont pas grand-chose à voir. Nous ne sommes pas dans la même économie, les mêmes temporalités, les mêmes objectifs, pas les mêmes modes de financements, de diffusion, les acteur.ices de chaque filière ne sont les mêmes.
La critique est légitime et saine. Que dans la société on s’empare de ces discussions, je trouve ça très bien, c’est même en partie pour ça qu’on fait ces films ! (même si je relativise tout de même l’importance de la part que prennent les films dans les discussions, hein !)
Mais si, plus insidieusement, certaines de ces discussions sont menées avec des arrière-pensées, pour tenter d’instrumentaliser ou de mettre au pas les films (pour résumer : « Maintenant fermez-là et racontez plutôt notre histoire glorieuse »), alors il y a quelque chose qui ne va pas.
De la même manière on sait bien que la remise en cause du contenu des films dérive vite sur la mise en cause de leur financement (il n’y a qu’à voir ce qui se passe en ce moment dans de nombreuses régions françaises), c’est-à-dire un moyen pour sabrer les aides et donc détruire un modèle économique et en ce qui concerne la Corse, sa filière. En ces temps de populisme débridé, d’extrême-droitisation des sociétés (et la nôtre visiblement n’y échappe pas), il est important de clarifier les choses.
D’abord, il faut être précis et ne pas tout mélanger. Parle-t-on de films de cinéma - et de quel cinéma ? – ou bien de séries ? De reportages ?
Les enjeux du cinéma d’auteur, ceux de la série, ou de la télé, n’ont pas grand-chose à voir. Nous ne sommes pas dans la même économie, les mêmes temporalités, les mêmes objectifs, pas les mêmes modes de financements, de diffusion, les acteur.ices de chaque filière ne sont les mêmes.
La critique est légitime et saine. Que dans la société on s’empare de ces discussions, je trouve ça très bien, c’est même en partie pour ça qu’on fait ces films ! (même si je relativise tout de même l’importance de la part que prennent les films dans les discussions, hein !)
Mais si, plus insidieusement, certaines de ces discussions sont menées avec des arrière-pensées, pour tenter d’instrumentaliser ou de mettre au pas les films (pour résumer : « Maintenant fermez-là et racontez plutôt notre histoire glorieuse »), alors il y a quelque chose qui ne va pas.
De la même manière on sait bien que la remise en cause du contenu des films dérive vite sur la mise en cause de leur financement (il n’y a qu’à voir ce qui se passe en ce moment dans de nombreuses régions françaises), c’est-à-dire un moyen pour sabrer les aides et donc détruire un modèle économique et en ce qui concerne la Corse, sa filière. En ces temps de populisme débridé, d’extrême-droitisation des sociétés (et la nôtre visiblement n’y échappe pas), il est important de clarifier les choses.
Tonì
Dans mon esprit s’était faite une confusion, je l’avoue, entre le cinéma et les séries télévisées. En son temps, après en avoir vu quelques séquences, j’ai refusé d’en savoir plus sur Mafiosa , dont je ne conteste pas les qualités techniques et encore moins le succès commercial, mais les conséquences à la mesure de la responsabilité sociale du créateur. Et pour moi la coupe était pleine quand j’ai vu l’annonce de Plaine orientale qui creuse le même filon ! Tu as bien sûr raison Thierry, et il faut séparer le bon grain de l’ivraie, et distinguer ce que l’on ne peut que regretter de ce que l’on doit savoir recevoir et apprécier.
Thierry
Je comprends qu’on puisse trouver quelquefois consternante l’instrumentalisation de nos drames par telle ou telle fiction, mais il ne faut pas tout confondre. Certaines productions audiovisuelles ne s’embrassent pas d’enjeu éthique car leur objectif est d’abord et presque exclusivement un objectif de marché, de nombre de vues, etc. Les questions esthétiques ou politiques sont absentes et quasiment hors-sujet, ou bien alors elles servent de prétexte.
Les trois films corses qui sont sortis sur les écrans en 2024 ne s’inscrivent pas là-dedans. Ils tentent de travailler en profondeur les récits qu’ils choisissent d’explorer et de les mettre en scène de manière la plus nette et singulière possible. Il y a une dimension morale liée aux questions de mise en scène au cinéma. Ce sont pour nous trois des films personnels qui ont souvent pris plusieurs années de nos vies pour se faire, nous ne nous y sommes pas engagés dans le seul but d’appâter le client.
Les trois films corses qui sont sortis sur les écrans en 2024 ne s’inscrivent pas là-dedans. Ils tentent de travailler en profondeur les récits qu’ils choisissent d’explorer et de les mettre en scène de manière la plus nette et singulière possible. Il y a une dimension morale liée aux questions de mise en scène au cinéma. Ce sont pour nous trois des films personnels qui ont souvent pris plusieurs années de nos vies pour se faire, nous ne nous y sommes pas engagés dans le seul but d’appâter le client.
Vannina
Il y a quand même des ambiguïtés dans la chaîne de fabrication d’un film : de la conception artistique au financement (public et privé) et jusqu’à la réception... En matière de cinéma corse, on voit bien que ce n’est pas une chaîne linéaire : le spectateur corse n’est pas qu’en bout de chaîne ; il se sent aussi matière première. C’est son territoire, c’est son histoire. La question de la représentation et des attentes que suscite la représentation est majeure ; surtout dans une période où la démocratie représentative est en crise… et pour une société qui souffre aussi d’un manque de reconnaissance politique, il y a peut-être encore plus d’attente. De représentation et de reconnaissance politique.
Tonì
Représentation, reconnaissance… peut-être même l’attente fantasmatique d’une définition de ce que serait le peuple corse. Car la vraie puissance des images, c’est qu’elles sont à la fois “empreinte et matrice”. En Corse, nous vivons depuis Mérimée dans la tentation permanente de se conformer à l’image que l’autre a produit de nous. Ce qui devient encore plus compliqué quand l’autre fait partie de nous !
Thierry
Oui, il y a bien une responsabilité du cinéma et quand on fait du cinéma en Corse, les enjeux politiques sont importants il me semble. Même si ce ne sont pas les seuls évidement.
Le cinéma ce n’est pas qu’un synopsis et des chiffres d’entrées. Il n’est pas là que pour se vider la tête. La société du spectacle dans laquelle nous sommes s’en charge déjà très bien.
Le cinéma pour moi, ce n’est pas que les histoires, pas que le scénario, même si ça compte. Et si les films de l’année dernière se saisissent, parmi d’autres choses au moins aussi importantes, de la question de la violence, c’est que ce sont aussi des sujets qui animent la société corse et qui nous animent, nous cinéastes. On ne parle pas de ça dans la société insulaire, peut-être et à toute occasion ? Cela n’occupe pas une partie considérable des discussions et des esprits ? Qu’on ne me fasse pas gober ça. Et comment cela pourrait-il être autrement d’ailleurs, la violence n’est-elle pas omniprésente dans notre société ? On peut détourner les yeux et rêver d’autre chose bien sûr. Mais on peut aussi tenter de l’affronter. Mais même cette question de la violence est un faux débat, les films dont nous parlons ne sont quand même pas axés uniquement sur cette question, soyons honnêtes et sachons regarder un peu mieux.
Le cinéma ce n’est pas qu’un synopsis et des chiffres d’entrées. Il n’est pas là que pour se vider la tête. La société du spectacle dans laquelle nous sommes s’en charge déjà très bien.
Le cinéma pour moi, ce n’est pas que les histoires, pas que le scénario, même si ça compte. Et si les films de l’année dernière se saisissent, parmi d’autres choses au moins aussi importantes, de la question de la violence, c’est que ce sont aussi des sujets qui animent la société corse et qui nous animent, nous cinéastes. On ne parle pas de ça dans la société insulaire, peut-être et à toute occasion ? Cela n’occupe pas une partie considérable des discussions et des esprits ? Qu’on ne me fasse pas gober ça. Et comment cela pourrait-il être autrement d’ailleurs, la violence n’est-elle pas omniprésente dans notre société ? On peut détourner les yeux et rêver d’autre chose bien sûr. Mais on peut aussi tenter de l’affronter. Mais même cette question de la violence est un faux débat, les films dont nous parlons ne sont quand même pas axés uniquement sur cette question, soyons honnêtes et sachons regarder un peu mieux.
La notion d’auteur est toute relative aujourd’hui et elle se discute et même peut ou doit sans doute se régénérer. Mais ce qui demeure important à mes yeux, ce sont les questions de mise en scène, les choix qui sont faits, d’acteurs, de cadres, de lieux, de distance, de lumière, de mouvement, de rythme, etc. C’est-à-dire la question du point de vue de celle ou de celui qui fait la proposition.
Quant à savoir si les films qu’on fait changent la perception que les autres ont de nous, rien n’est moins sûr. Mais je crois quand même que si on regarde spectateur par spectateur, si, quand même un peu. Vannina
Au moins depuis quelques temps, on a dépassé la question de l’image de la Corse que les films engendrent. On est quand même loin des polémiques qu’avait suscitées en 2009 le film d’Audiard Un prophète, aucunement sur des questions de fond, ni sur des attentes en termes de représentation.
Thierry
Oui, ça je pense que c’est entendu : plus personne n’attend que le cinéma corse joue le rôle d’un office du tourisme. Enfin, j’espère.
Vannina
Mais est-ce que tu comprends que les Corses puissent exprimer un désir d‘autres récits portés par le cinéma ? S’il y a tant d’attentes vis-à-vis du cinéma, c’est aussi parce qu’il est la pratique artistique qui a le plus d’impact populaire.
Thierry
Oui, bien sûr ces récits viendront. Ils sont en train d’arriver. Mais ça ne se commande pas. Chaque cinéaste raconte ce qu’il a à raconter.
Tonì
C’est sans doute pour cela que j’ai voulu, dans ce bref commentaire sur ce qui n’est qu’un « court » et pas encore un « film » - mais quelle est la différence à part la longueur ? - saluer le travail et la sensibilité de ce jeune auteur, Laurenzo Massoni, qui contrairement à toi, Thierry, comme à Frédéric Farrucci et à Julien Colonna, n’a pas vécu son enfance pendant les années noires et dont, en somme, c’est n’est pas l’histoire ni, pas encore, l’Histoire.
Thierry
Ce qui me paraît important de réaffirmer aujourd’hui, c’est comment et pourquoi est soutenu le cinéma d’auteur. L’attribution des aides publiques, que ce soit à l’échelle de la Collectivité de Corse ou du CNC, est confiée à une commission d’experts (on appelle ça « les aides sélectives », qui ne sont pas des aides « automatiques ») dont l’avis peut se discuter bien sûr mais qui doit demeurer indépendante. Et l’objectif de ces aides, c’est de réguler les effets pervers du marché et donc de promouvoir avant tout la création, faire émerger de nouveaux auteur.ice.s, les cinéastes de demain. Et à travers la création, la filière toute entière. Elles ne sont pas faites pour soutenir avant tout et systématiquement, le seul divertissement, les plus riches ou ceux qui font les plus gros score au box-office.
Cinéma d’auteur et de marché doivent et peuvent co-exister et c’est la force d’une industrie de cinéma qu’une dynamique vertueuse (économique, mais pas seulement : les équipes techniques doivent pouvoir travailler sur des projets de différente nature, pour continuer à vivre) fonctionne entre eux. Mais les aides sont faites avant tout pour soutenir la création, c’est leur raison d’être, ce pour quoi elles ont été créées.
Cinéma d’auteur et de marché doivent et peuvent co-exister et c’est la force d’une industrie de cinéma qu’une dynamique vertueuse (économique, mais pas seulement : les équipes techniques doivent pouvoir travailler sur des projets de différente nature, pour continuer à vivre) fonctionne entre eux. Mais les aides sont faites avant tout pour soutenir la création, c’est leur raison d’être, ce pour quoi elles ont été créées.
