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Comment peut-on être Corse ?



Parce que les débats liés à l'identité restent vifs dans notre société, parce que nous tenons à une conception ouverte de l'identité corse, nous avons choisi de republier ces réflexions de Tonì Casalonga, parues pour la première fois en 2000 dans la revue Panoramiques. Car oui, nous croyons que l'on peut chérir, porter et soutenir cette identité sans l'enfermer dans une version unique et réductrice.



VBL, 2022
VBL, 2022
Je me suis souvent demandé comment on pouvait, sans froisser personne, qualifier ceux qui habitent la Corse comme ceux qui sont habités par elle : une certaine pudeur retient d’utiliser le mot Corses, car cela pourrait signifier un droit du sang que les idées de progrès réprouvent justement.
Les nommer habitants pourrait convenir si le fait d’habiter n’était que topographique, s’il n’était pas aussi du domaine de la pensée. On peut être autre part tout en semblant être quelque part, situation que les exilés connaissent bien. On peut être là tout en étant absent, les distraits en savent quelque chose. 

Les limites du Littré

Comme j’ai hérité de mon père, qui la tenait lui-même de son père, l’édition originale du Littré, j’ai cherché à la page où figure le vocable île à satisfaire mon goût du mot exact. Car souvent, par délicatesse sans doute, j’ai entendu utiliser l’appellation d’insulaire : « celui qui habite une île ». Ce qui ne nous avance guère et même nous renvoie à l’ambiguïté qui nous interrogeait plus haut.
L’île, me dit la page 11 du troisième tome, est un « espace de terre entouré d’eau de tous côtés ». Voilà donc, en passant, mise à mal la verve célèbre d’Emmanuel Arène, qui n’avait donc rien inventé. Mais qui avait de bonnes lectures.
Insatisfait, j’ai poursuivi ma recherche en laissant errer mon regard sur l’archipel jauni de la page. L’îléité m’a tout d’abord frappé, mais la poésie que je voyais dans ce mot disparut quand j’appris qu’il s’agissait de l’inflammation de la membrane muqueuse de l’iléon. Je m’empressais de me renseigner à son sujet, et, découvrant que c’était la dernière portion de l’intestin grêle, je me dis in petto « simu indè a merda ! ».
Plus loin, le terme iliaque arrêta mon regard. Je lui trouvai une sonorité martiale, presque homérique, qui flattait mon sens de l’histoire. Hélas, il ne s’agit que d’un os, au mieux d’un muscle qui sert à faire mouvoir le fémur sur le bassin, qui n’est même pas méditerranéen.
Enfin le terme ilote m’apparut. À l’origine, c’était un esclave qui, dans la cité de Sparte, cultivait le champ de son maître. Aujourd’hui, il dénomme celui qui est réduit au dernier état d’abjection ou d’ignorance. Après une légère hésitation, je décidai que ce terme ne convenait pas non plus.
 

La nation comme choix

Je me souvins alors qu’à l’époque de Paoli, ceux qui étaient ses partisans étaient nommés Naziunali, les Nationaux, aussi bien par leurs ennemis que par les diplomates et les lettrés de toute l’Europe, qui, à l’époque de l’Illuminismo, les observaient avec une curiosité non dénuée de surprise. Voltaire, Rousseau furent de ceux-là, et écrivirent à ce propos quelques phrases que nous répétons avec fierté. Bien d’autres encore, acteurs ou témoins anonymes de ce temps, comme ce professeur de Brienne qui nota sur le bulletin de sortie du jeune Bonaparte : « Corse de nation et de caractère, ira loin si les circonstances le favorisent ». Le jeune homme avait alors quinze ans.
         
Le bon Littré considère la nation comme représentant le corps des habitants d’un même pays, par différence avec le peuple représentant ce même corps dans ses rapports politiques.
Nous voici sans doute au corps, au cœur, pour ne pas dire au foie, de la question. Car, pour en revenir à Paoli, lorsqu’il livra – et perdit – sa dernière bataille contre les armées de Louis XV, il y avait quelques Corses dans les bataillons de Marbœuf et de Vaux. Tous les natifs n’étaient donc pas des Naziunali, il s’agissait bien d’un choix, de l’exercice d’un rapport politique.
 
C’est en effet ce choix qui fondait la Nation, et qui la fonde encore, comme toutes les nations. La naissance, l’origine sont un état de fait, important du point de vue de la mémoire, mais ni unique ni déterminant.
Déjà à cette époque, quand Voltaire écrit que « c’est la mémoire qui fait l’identité », il entend qu’il n’y a pas que la mémoire de l’origine, qu’il y a la mémoire de la vie, celle qui se construit sur des aventures, des accidents, des bonheurs et des souffrances, sur des choix et des refus. Sur des hasards et sur des nécessités, en somme, sur ce qui fait le destin d’un être comme d’un peuple.

Comment à ce propos ne pas se souvenir de ce qu’écrivait Bernard Stiegler dans son dernier livre  [1]: « Le sentiment d'appartenance à une nation-localité émerge depuis un lieu où l'action individuelle et collective - empreinte de coutumes, traditions et formes de savoir plus ou moins locales, et ouvertes sur le nouveau et sur l'autre - s'accomplit comme poursuite d'une transformation psychique et collective des habitants du lieu. C'est l'enjeu de ce que Simone Weil décrit en des termes qui peuvent effrayer - mais il faut la lire - comme l'enracinement et le déracinement. À cet égard, le sentiment d'appartenance à une localité-nation n'est jamais pris pour acquis, et ne constitue en rien une "identité" nationale. C'est une "identification", qui n'est pas une identité, laquelle serait stable, mais un processus d'individuation métastable et en constante transformation. »
 
[1] "Internation et nation", in Bifurquer, éditions Les Liens qui Libèrent, 2020, pp. 179-212.
 

L'identité comme échange

Identité qui rend identifiable, et non pas identique à un modèle fixe et défini. Identifiable parce que différent, personnellement comme individu et collectivement comme peuple. Mais à quoi peut-on donc identifier un individu, un peuple, aujourd’hui surtout quand sonnent les clairons de la mondialisation ? N’est-ce pas le rôle de la culture que de manifester l’identité ?
Bien sûr, cela mérite quelques explications, et l’on pourrait facilement autour de ces deux termes tourner en rond pour ne plus en sortir, reconstruisant en permanence l’identique qui, s’usant davantage à chaque tour supplémentaire, devient moins lisible, moins identifiable. Mais il s’agit d’un devenir permanent, d’une construction perpétuelle où l’être et sa terre jouent réciproquement à se créer, participant ainsi avec bonheur à toutes les mutations de la modernité. En pariant sur l’espoir que la Corse est toujours une machine à fabriquer des Corses.
 
Nous voilà enfin arrivés à la création de ce corps multiple d’individus vivants et agissants dans le « corps primitif » de l’île. Il ne faudrait pas s’imaginer que, par une production miraculeuse, naîtraient sur cette île des générations parfaites et accomplies.
Il faut aussi, cela est impératif et c’est l’honneur du politique, organiser cette évolution sociale pour que la Corse fabrique non seulement des Corses, mais des citoyens corses. C’est à l’exercice permanent, conscient, des droits et des devoirs du citoyen envers la nation que l’on reconnaîtra, désormais, ceux que finalement, il sera sans doute plus logique de nommer simplement : Corsi.

Cela ne pourra, bien sûr, se produire que si le nouveau regard de l’autre que nous voulons créer nous reconnaît pour ce que nous rêvons d’être, et que nous décidons de reconnaître l’autre comme nous rêvons qu’il soit. C’est de cette invention réciproque que naîtra la situation décrite par Éluard dans Le visage de la paix : « Nous avons inventé autrui comme autrui nous a inventés. Nous avions besoin l’un de l’autre ».
 
 
Samedi 29 Avril 2023
Tonì Casalonga


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