Photogramme A son image, Thierry de Peretti
L’embarras se répand de plus en plus fréquemment dans l’assemblée quand s’exprime le désir d’écouter une histoire. C’est comme si une incapacité qui nous semblait inaliénable, comme si la plus assurée de nos certitudes, nous était enlevée. C’est-à-dire la capacité d’échanger des expériences.
Une cause de ce phénomène est évidente ; l’expérience a subi une chute de valeur. Et il semble que sa chute se poursuive vers une profondeur sans fond. Chaque coup d’œil jeté sur le journal révèle qu’elle a atteint un nouveau plancher et que ce n’est pas seulement l’image du monde extérieur, mais celui du monde moral qui a subi en une nuit une transformation qu’on n’aurait jamais crue possible. Avec la Première Guerre mondiale, un processus a commencé à se manifester publiquement et, depuis, ne s’est pas arrêté. N’avait-on pas remarqué à la fin de la guerre que les gens étaient revenus muets du front ? Pas plus riches - mais plus pauvres en expériences communicables. Ce qui s’est déversé, au cours des dix années qui ont suivi, dans le flot des livres publiés sur la guerre était tout autre chose que l’expérience qui suit son cours de bouche en bouche. Non, ce n’était pas étrange. Car jamais démenti plus radical n’a été infligé aux expériences que celui de l’expérience stratégique par la guerre de positions, de l’expérience économique par l’inflation, de l’expérience corporelle par le combat mécanique, de l’expérience morale par les détenteurs du pouvoir. Une génération qui était encore allée à l’école en tramway tiré par des chevaux, s’est retrouvée à découvert dans un paysage où rien n’avait été épargné par le changement, si ce n’est les nuages et, au beau milieu de tout cela, dans un champ de force traversé de flux destructeurs et d’explosions, l’infime et frêle corps humain.
L’expérience qui suit son cours de bouche en bouche est la source à laquelle tous les conteurs ont puisé. Et parmi ceux qui ont couché par écrit des histoires, ce sont les grands dont la transcription se détache de la parole des nombreux conteurs anonymes. En outre, au sein de ces derniers, il existe deux groupes imbriqués de diverses façons l’un dans l’autre. La figure même du narrateur n’obtient sa propre corporalité que pour qui possède une représentation de ces deux groupes. « Quand on fait un voyage, on peut raconter quelque chose », dit la langue populaire tout en s’imaginant le conteur comme quelqu’un qui vient de loin. Mais on ne prête pas moins l’oreille à celui qui, gagnant honnêtement son pain, est resté au pays et connaît ses histoires et traditions. Si on veut se représenter ces deux groupes à travers leurs représentants archaïques, alors l’un est incarné par l’agriculteur sédentaires, l’autre par le marin commerçant. De fait, ces deux sphères de la vie ont produit dans une certaine mesure leurs propres clans de conteurs. Chacun de ces clans conserve certaines de ses caractéristiques même après plusieurs siècles. […] Du reste, il n’est question avec ces clans que de types fondamentaux, comme nous l’avons dit. L’extension réelle du domaine du conte dans toute sa dimension historique n’est pas pensable sans l’imbrication la plus étroite de ces deux types archaïques. C’est avant tout le Moyen Âge avec sa structure corporatiste qui a accompli une telle imbrication. Le maître sédentaire et ses appentis itinérants œuvraient ensemble dans la même pièce ; et chaque maître avait été un apprenti itinérant avant de s’installer dans son pays ou à l’étranger. Si les paysans et les marins étaient de vieux maîtres du récit, la classe sociale des artisans fut l’université du conte. En elle s’alliait la connaissance du lointain telle qu’une personne ayant beaucoup voyagé peut la rapporter chez elle avec la connaissance du passé telle qu’elle est confiée éminemment au sédentaire.
Une cause de ce phénomène est évidente ; l’expérience a subi une chute de valeur. Et il semble que sa chute se poursuive vers une profondeur sans fond. Chaque coup d’œil jeté sur le journal révèle qu’elle a atteint un nouveau plancher et que ce n’est pas seulement l’image du monde extérieur, mais celui du monde moral qui a subi en une nuit une transformation qu’on n’aurait jamais crue possible. Avec la Première Guerre mondiale, un processus a commencé à se manifester publiquement et, depuis, ne s’est pas arrêté. N’avait-on pas remarqué à la fin de la guerre que les gens étaient revenus muets du front ? Pas plus riches - mais plus pauvres en expériences communicables. Ce qui s’est déversé, au cours des dix années qui ont suivi, dans le flot des livres publiés sur la guerre était tout autre chose que l’expérience qui suit son cours de bouche en bouche. Non, ce n’était pas étrange. Car jamais démenti plus radical n’a été infligé aux expériences que celui de l’expérience stratégique par la guerre de positions, de l’expérience économique par l’inflation, de l’expérience corporelle par le combat mécanique, de l’expérience morale par les détenteurs du pouvoir. Une génération qui était encore allée à l’école en tramway tiré par des chevaux, s’est retrouvée à découvert dans un paysage où rien n’avait été épargné par le changement, si ce n’est les nuages et, au beau milieu de tout cela, dans un champ de force traversé de flux destructeurs et d’explosions, l’infime et frêle corps humain.
L’expérience qui suit son cours de bouche en bouche est la source à laquelle tous les conteurs ont puisé. Et parmi ceux qui ont couché par écrit des histoires, ce sont les grands dont la transcription se détache de la parole des nombreux conteurs anonymes. En outre, au sein de ces derniers, il existe deux groupes imbriqués de diverses façons l’un dans l’autre. La figure même du narrateur n’obtient sa propre corporalité que pour qui possède une représentation de ces deux groupes. « Quand on fait un voyage, on peut raconter quelque chose », dit la langue populaire tout en s’imaginant le conteur comme quelqu’un qui vient de loin. Mais on ne prête pas moins l’oreille à celui qui, gagnant honnêtement son pain, est resté au pays et connaît ses histoires et traditions. Si on veut se représenter ces deux groupes à travers leurs représentants archaïques, alors l’un est incarné par l’agriculteur sédentaires, l’autre par le marin commerçant. De fait, ces deux sphères de la vie ont produit dans une certaine mesure leurs propres clans de conteurs. Chacun de ces clans conserve certaines de ses caractéristiques même après plusieurs siècles. […] Du reste, il n’est question avec ces clans que de types fondamentaux, comme nous l’avons dit. L’extension réelle du domaine du conte dans toute sa dimension historique n’est pas pensable sans l’imbrication la plus étroite de ces deux types archaïques. C’est avant tout le Moyen Âge avec sa structure corporatiste qui a accompli une telle imbrication. Le maître sédentaire et ses appentis itinérants œuvraient ensemble dans la même pièce ; et chaque maître avait été un apprenti itinérant avant de s’installer dans son pays ou à l’étranger. Si les paysans et les marins étaient de vieux maîtres du récit, la classe sociale des artisans fut l’université du conte. En elle s’alliait la connaissance du lointain telle qu’une personne ayant beaucoup voyagé peut la rapporter chez elle avec la connaissance du passé telle qu’elle est confiée éminemment au sédentaire.
Tonì Casalonga
Ce texte de Walter Benjamin me semble résonner avec notre discussion à propos du film de Thierry de Peretti. De mon point de vue, si le livre de Jérôme Ferrari remplissait les conditions du « récit », le film de de Peretti hélas pas. J’aimerais que tu me dises si tu partages la différence entre l’information et le récit, car ce sont les inclusions de l’information (la vraie sortie de Pantaléon Alessandri de la prison d’Ajaccio) dans le récit (le questionnement de cette photographe sur l’image du drame) qui ont créé, je pense, chez moi le malaise.
Sampiero Sanguinetti
Quand Thierry de Peretti introduit dans le cours de son récit des images réelles d’archives tirées des journaux d’information de l’époque, tu as me semble-t-il l’impression que ces images tuent ou neutralisent la capacité interprétative du récit. La force du spectaculaire en d’autres termes réactiverait nos émotions et nuirait à l’exercice d’une réflexion en annihilant le bénéfice du recul nécessaire à cette réflexion.
Tu me poses donc la question de savoir si je partage l’idée d’une différenciation à effectuer entre l’information et le récit. Il y a plusieurs dimensions et donc plusieurs réponses à apporter à ce questionnement. Je m’en tiendrais ici à la différenciation entre information et récit. Et je le ferai à travers plusieurs exemples.
En janvier 1984 se déroulaient dans le village de Serriera les obsèques de Stefanu Cardi qui avait été tué par l’explosion inopinée de la bombe qu’il posait dans une villa de la rive sud d’Ajaccio. Le conflit qui opposait à l’époque la rédaction de FR3 Corse et le préfet de police Robert Broussard allait atteindre à cette occasion un sommet.
La veille de ces obsèques, le préfet de police avait manifesté le désir de s’entretenir avec moi des conditions dans lesquelles les équipes de télévision pourraient évoluer au cœur du village de Serriera. Je m’étais donc rendu à la préfecture. Au cours de cet entretien il m’a semblé que Robert Broussard cherchait à m’impressionner. Il m’avait carrément fait savoir qu’il n’accepterait pas que nous donnions à cet évènement un écho trop appuyé. Je lui avais bien sûr répondu qu’il ne lui appartenait pas de nous dire ce que nous devions faire dans le journal. Je lui confirmais que nous donnerions à l’évènement l’importance qui s’imposait et qui le conduisait lui-même à prévoir un déploiement impressionnant de forces de l’ordre.
Le lendemain, des incidents graves ont éclaté lors des obsèques ; incidents que nous avons filmés. Une course poursuite s’en est suivie entre nos équipes et les policiers qui étaient chargés officiellement de saisir les images que nous avions réalisées pour empêcher leur diffusion. Il serait trop long de raconter toutes les péripéties de cette histoire. Toujours est-il que les autorités ont finalement réussi à saisir les images. Le soir au journal télévisé j’ai donc demandé à Jean-Marc Leccia de raconter en plateau ce qui s’était passé : les incidents à Serriera, la course poursuite, la saisie des images, une forme évidente de censure…
L’affaire prit des dimensions impressionnantes lorsque l’ensemble de la presse et des journaux télévisés au niveau national se sont emparés de cette histoire. Le surlendemain, le préfet de police dépassé par l’ampleur du scandale qu’il avait déclenché me téléphonait pour me dire qu’il nous rendait les images saisies et me déclarait sur un ton méprisant que nous pourrions ainsi livrer aux téléspectateurs les images du « scoop auquel nous tenions tant ».
Nous avons récupéré les images mais j’ai décidé que nous ne les diffuserions pas à retardement alors que l’information était désormais connue de tous. Les images étaient, à chaud, porteuses d’une information. Deux jours plus tard elles étaient porteuses d’une histoire différente, chargée d’un parfum de scandale qui en modifiait le sens. Ce n’est que bien plus tard que nous avons utilisé ces images pour raconter une histoire qui dépassait largement le sens premier de l’information pour laquelle elles avaient été tournées.
Les images ne sont des éléments d’information que dans un court laps de temps. D’ailleurs, le philosophe Walter Benjamin que tu cites, confirme cela : « L’information tirera récompense dans l’instant où elle est neuve. Elle ne vit que dans cet instant… » Par la suite les mêmes images se chargent d’une masse considérable d’interprétations, de commentaires, de sous-entendus… Elles prennent un relief tout à fait différent de ce qu’il était au départ. Elles racontent une histoire qui s’est enrichie, qui s’est complexifiée, vis-à-vis de laquelle le spectateur a perdu toute naïveté, toute spontanéité, a pris de la distance, parfois du recul, ou au contraire a nourri des engagements.
Si j’ai refusé de diffuser les images de l’enterrement de Stefanu Cardi avec quarante-huit heures de retard c’est pour bien signifier que ce qui était une information sur le coup ne l’était plus quarante-huit heures plus tard. Il ne faut pas confondre l’information, le spectacle et le récit.
Lorsque Thierry de Peretti introduit dans son récit des « images d’actualité » anciennes, la question se pose effectivement de savoir ce que ces images apportent à la narration. Ces images sont chargées d’une mémoire qui est probablement différente pour chacun d’entre nous. Et chacun ne peut parler que de ce qui le concerne.
Pour ma part, les images de l’affaire de Bastelica-Fesch, par exemple, ont surtout fait remonter dans ma mémoire le souvenir paradoxal d’images qui n’ont jamais été diffusées. Des images tournées par Francis Rombaldi à l’époque et que les autorités se sont acharnées à faire disparaitre. Ce sont les images du commandant Bertolini capturé puis retenu par des nationalistes. Des images que la direction de FR3 Marseille a fait disparaitre sur pression des autorités quand la Corse ne disposait pas encore de son propre journal télévisé et que nous devions envoyer le résultat de notre travail à Marseille pour diffusion. Derrière les images qui furent diffusées se trouvent donc pour moi les fantômes de celles qui ne l’ont pas été parce qu’elles étaient trop dérangeantes.
Quand je vois les images de nationalistes sortant de la prison d’Ajaccio les menottes aux poignets et criant dans notre direction « Evviva u fronte », au-delà de l’émotion qui fut la nôtre en découvrant ce qu’ils avaient fait, me remonte à l’esprit une nouvelle fois la réalité du bras de fer que j’ai dû soutenir face aux autorités qui voulaient éviter leur diffusion.
Quand je vois la reconstitution d’un dialogue tendu entre la journaliste et son rédacteur en chef à Corse-matin, qui juge inutile de couvrir un procès de nationalistes corses sous prétexte que toute la presse nationale et internationale le fera, je suis troublé par la résonance de ce dialogue avec celui qui m’a opposé à l’époque, dans les mêmes termes exactement, à des supérieurs au sein de ma chaîne de télévision et dont j’ai gardé un souvenir extrêmement vif.
Quand je vois l’image de mon ami Jean-Marc Leccia analysant les péripéties dramatiques de la guerre entre nationalistes, je me souviens de lui au téléphone, excédé en raison des pressions qu’il subissait, épuisé et déçu du manque de solidarité de ses confrères parisiens.
Voilà pourquoi ces images ne sont plus pour moi des images d’information mais sont devenues les images d’une mémoire douloureuse qui mêle des épisodes dramatiques et traumatisants de l’histoire récente de la Corse et la mémoire d’un interminable et épuisant combat pour le droit de faire notre métier de journaliste.
Cette mémoire-là n’est que la mienne et celle, bien sûr, de mes camarades. Les images éveilleront chez d’autres que nous, des douleurs différentes. Elles suggèreront un autre récit.
Les mots du roman de Jérôme Ferrari évoquent ces évènements et conduisent l’auteur à nous proposer une interprétation de l’histoire. Il n’a pas choisi de réveiller à travers son récit toute l’intensité des émotions qui furent les nôtres lorsque ces évènements eurent lieu. Il a choisi de respecter la distance qui nous sépare désormais de ces évènements de manière à privilégier notre accès à l’interprétation.
Thierry de Peretti en tant que cinéaste a fait un choix différent. En introduisant dans son récit les images mêmes, réelles, des évènements, il complexifie notre accès à la réflexion. Il provoque chez le spectateur (certains spectateurs) une émotion qui n’est pas l’émotion de départ, mais qui reste une émotion. Une émotion chargée comme je l’ai dit de tout ce que nous avons accumulé d’impressions successives et de connaissance de l’histoire qui a suivi. Un récit en d’autres termes réinterprété autant de fois qu’il y a de spectateurs.
Ce faisant il n’impose pas son interprétation mais nous oblige à relancer ou à réactiver notre propre cheminement analytique. Je parle bien de cheminement c’est-à-dire d’un processus qui sera plus ou moins complexe, plus ou moins long, selon notre implication, selon notre proximité ou non avec les évènements évoqués. L’émotion qu’il a recréée est très éloignée de l’émotion de départ qui fut la nôtre, parce que nous connaissons désormais une partie de l’histoire, et parce que nous ne sommes plus les individus que nous étions au moment des faits. J’ignore bien entendu comment ces images et ce récit seront reçus et interprétés par ceux qui ne connaissent rien à notre histoire, n’en ont pas la mémoire.
À la sortie du visionnage, des amis m’ont demandé si j’avais aimé ce film. Je leur ai répondu que je ne pouvais pas l’aimer puisqu’il avait ravivé des douleurs et que les douleurs sont à priori déplaisantes. J’ai ajouté, par contre, qu’il m’avait secoué. Je ne sais pas s’ils ont compris ce que je voulais dire. Mais l’important dans le cas présent n’est pas à mon sens de plaire ou ne pas plaire. L’important c’est d’être conduits, comme nous le faisons sans doute déjà, à relancer la réflexion, à nous interroger, à analyser notre malaise. Cela n’est pas sans risque mais cela est utile.
Jérôme Ferrari et Thierry de Peretti, partant d’une même histoire créent chez le lecteur pour l’un, ou chez le spectateur pour l’autre (qui peuvent être une même personne), des émotions très différentes. Ils n’utilisent pas notre sensibilité de la même manière. L’art du cinéaste, dans le cas présent, est probablement plus dangereux que l’art de l’écrivain, encore que cela peut se discuter. Mais je crois personnellement que leur démarche est saine, riche parce que multiple, et que nous avons la chance de vivre en présence d’artistes capables de prendre les risques qu’ils prennent.
Tu me poses donc la question de savoir si je partage l’idée d’une différenciation à effectuer entre l’information et le récit. Il y a plusieurs dimensions et donc plusieurs réponses à apporter à ce questionnement. Je m’en tiendrais ici à la différenciation entre information et récit. Et je le ferai à travers plusieurs exemples.
En janvier 1984 se déroulaient dans le village de Serriera les obsèques de Stefanu Cardi qui avait été tué par l’explosion inopinée de la bombe qu’il posait dans une villa de la rive sud d’Ajaccio. Le conflit qui opposait à l’époque la rédaction de FR3 Corse et le préfet de police Robert Broussard allait atteindre à cette occasion un sommet.
La veille de ces obsèques, le préfet de police avait manifesté le désir de s’entretenir avec moi des conditions dans lesquelles les équipes de télévision pourraient évoluer au cœur du village de Serriera. Je m’étais donc rendu à la préfecture. Au cours de cet entretien il m’a semblé que Robert Broussard cherchait à m’impressionner. Il m’avait carrément fait savoir qu’il n’accepterait pas que nous donnions à cet évènement un écho trop appuyé. Je lui avais bien sûr répondu qu’il ne lui appartenait pas de nous dire ce que nous devions faire dans le journal. Je lui confirmais que nous donnerions à l’évènement l’importance qui s’imposait et qui le conduisait lui-même à prévoir un déploiement impressionnant de forces de l’ordre.
Le lendemain, des incidents graves ont éclaté lors des obsèques ; incidents que nous avons filmés. Une course poursuite s’en est suivie entre nos équipes et les policiers qui étaient chargés officiellement de saisir les images que nous avions réalisées pour empêcher leur diffusion. Il serait trop long de raconter toutes les péripéties de cette histoire. Toujours est-il que les autorités ont finalement réussi à saisir les images. Le soir au journal télévisé j’ai donc demandé à Jean-Marc Leccia de raconter en plateau ce qui s’était passé : les incidents à Serriera, la course poursuite, la saisie des images, une forme évidente de censure…
L’affaire prit des dimensions impressionnantes lorsque l’ensemble de la presse et des journaux télévisés au niveau national se sont emparés de cette histoire. Le surlendemain, le préfet de police dépassé par l’ampleur du scandale qu’il avait déclenché me téléphonait pour me dire qu’il nous rendait les images saisies et me déclarait sur un ton méprisant que nous pourrions ainsi livrer aux téléspectateurs les images du « scoop auquel nous tenions tant ».
Nous avons récupéré les images mais j’ai décidé que nous ne les diffuserions pas à retardement alors que l’information était désormais connue de tous. Les images étaient, à chaud, porteuses d’une information. Deux jours plus tard elles étaient porteuses d’une histoire différente, chargée d’un parfum de scandale qui en modifiait le sens. Ce n’est que bien plus tard que nous avons utilisé ces images pour raconter une histoire qui dépassait largement le sens premier de l’information pour laquelle elles avaient été tournées.
Les images ne sont des éléments d’information que dans un court laps de temps. D’ailleurs, le philosophe Walter Benjamin que tu cites, confirme cela : « L’information tirera récompense dans l’instant où elle est neuve. Elle ne vit que dans cet instant… » Par la suite les mêmes images se chargent d’une masse considérable d’interprétations, de commentaires, de sous-entendus… Elles prennent un relief tout à fait différent de ce qu’il était au départ. Elles racontent une histoire qui s’est enrichie, qui s’est complexifiée, vis-à-vis de laquelle le spectateur a perdu toute naïveté, toute spontanéité, a pris de la distance, parfois du recul, ou au contraire a nourri des engagements.
Si j’ai refusé de diffuser les images de l’enterrement de Stefanu Cardi avec quarante-huit heures de retard c’est pour bien signifier que ce qui était une information sur le coup ne l’était plus quarante-huit heures plus tard. Il ne faut pas confondre l’information, le spectacle et le récit.
Lorsque Thierry de Peretti introduit dans son récit des « images d’actualité » anciennes, la question se pose effectivement de savoir ce que ces images apportent à la narration. Ces images sont chargées d’une mémoire qui est probablement différente pour chacun d’entre nous. Et chacun ne peut parler que de ce qui le concerne.
Pour ma part, les images de l’affaire de Bastelica-Fesch, par exemple, ont surtout fait remonter dans ma mémoire le souvenir paradoxal d’images qui n’ont jamais été diffusées. Des images tournées par Francis Rombaldi à l’époque et que les autorités se sont acharnées à faire disparaitre. Ce sont les images du commandant Bertolini capturé puis retenu par des nationalistes. Des images que la direction de FR3 Marseille a fait disparaitre sur pression des autorités quand la Corse ne disposait pas encore de son propre journal télévisé et que nous devions envoyer le résultat de notre travail à Marseille pour diffusion. Derrière les images qui furent diffusées se trouvent donc pour moi les fantômes de celles qui ne l’ont pas été parce qu’elles étaient trop dérangeantes.
Quand je vois les images de nationalistes sortant de la prison d’Ajaccio les menottes aux poignets et criant dans notre direction « Evviva u fronte », au-delà de l’émotion qui fut la nôtre en découvrant ce qu’ils avaient fait, me remonte à l’esprit une nouvelle fois la réalité du bras de fer que j’ai dû soutenir face aux autorités qui voulaient éviter leur diffusion.
Quand je vois la reconstitution d’un dialogue tendu entre la journaliste et son rédacteur en chef à Corse-matin, qui juge inutile de couvrir un procès de nationalistes corses sous prétexte que toute la presse nationale et internationale le fera, je suis troublé par la résonance de ce dialogue avec celui qui m’a opposé à l’époque, dans les mêmes termes exactement, à des supérieurs au sein de ma chaîne de télévision et dont j’ai gardé un souvenir extrêmement vif.
Quand je vois l’image de mon ami Jean-Marc Leccia analysant les péripéties dramatiques de la guerre entre nationalistes, je me souviens de lui au téléphone, excédé en raison des pressions qu’il subissait, épuisé et déçu du manque de solidarité de ses confrères parisiens.
Voilà pourquoi ces images ne sont plus pour moi des images d’information mais sont devenues les images d’une mémoire douloureuse qui mêle des épisodes dramatiques et traumatisants de l’histoire récente de la Corse et la mémoire d’un interminable et épuisant combat pour le droit de faire notre métier de journaliste.
Cette mémoire-là n’est que la mienne et celle, bien sûr, de mes camarades. Les images éveilleront chez d’autres que nous, des douleurs différentes. Elles suggèreront un autre récit.
Les mots du roman de Jérôme Ferrari évoquent ces évènements et conduisent l’auteur à nous proposer une interprétation de l’histoire. Il n’a pas choisi de réveiller à travers son récit toute l’intensité des émotions qui furent les nôtres lorsque ces évènements eurent lieu. Il a choisi de respecter la distance qui nous sépare désormais de ces évènements de manière à privilégier notre accès à l’interprétation.
Thierry de Peretti en tant que cinéaste a fait un choix différent. En introduisant dans son récit les images mêmes, réelles, des évènements, il complexifie notre accès à la réflexion. Il provoque chez le spectateur (certains spectateurs) une émotion qui n’est pas l’émotion de départ, mais qui reste une émotion. Une émotion chargée comme je l’ai dit de tout ce que nous avons accumulé d’impressions successives et de connaissance de l’histoire qui a suivi. Un récit en d’autres termes réinterprété autant de fois qu’il y a de spectateurs.
Ce faisant il n’impose pas son interprétation mais nous oblige à relancer ou à réactiver notre propre cheminement analytique. Je parle bien de cheminement c’est-à-dire d’un processus qui sera plus ou moins complexe, plus ou moins long, selon notre implication, selon notre proximité ou non avec les évènements évoqués. L’émotion qu’il a recréée est très éloignée de l’émotion de départ qui fut la nôtre, parce que nous connaissons désormais une partie de l’histoire, et parce que nous ne sommes plus les individus que nous étions au moment des faits. J’ignore bien entendu comment ces images et ce récit seront reçus et interprétés par ceux qui ne connaissent rien à notre histoire, n’en ont pas la mémoire.
À la sortie du visionnage, des amis m’ont demandé si j’avais aimé ce film. Je leur ai répondu que je ne pouvais pas l’aimer puisqu’il avait ravivé des douleurs et que les douleurs sont à priori déplaisantes. J’ai ajouté, par contre, qu’il m’avait secoué. Je ne sais pas s’ils ont compris ce que je voulais dire. Mais l’important dans le cas présent n’est pas à mon sens de plaire ou ne pas plaire. L’important c’est d’être conduits, comme nous le faisons sans doute déjà, à relancer la réflexion, à nous interroger, à analyser notre malaise. Cela n’est pas sans risque mais cela est utile.
Jérôme Ferrari et Thierry de Peretti, partant d’une même histoire créent chez le lecteur pour l’un, ou chez le spectateur pour l’autre (qui peuvent être une même personne), des émotions très différentes. Ils n’utilisent pas notre sensibilité de la même manière. L’art du cinéaste, dans le cas présent, est probablement plus dangereux que l’art de l’écrivain, encore que cela peut se discuter. Mais je crois personnellement que leur démarche est saine, riche parce que multiple, et que nous avons la chance de vivre en présence d’artistes capables de prendre les risques qu’ils prennent.
Tonì Casalonga
Je partage, bien sûr, ta conclusion à propos de la chance que représentent aujourd’hui pour la Corse les deux créateurs que sont Jérôme Ferrari et Thierry de Peretti, mais je reviens au texte de Walter Benjamin pour te dire que le malaise éprouvé à la projection du film, sans doute en sachant que mon ami Pantaléon Alessandri était dans la salle, « c’est comme si une incapacité qui nous semblait inaliénable, comme si la plus assurée de nos certitudes, nous était enlevée. C’est-à-dire la capacité d’échanger des expériences ». Pourquoi ? Peut-être parce que la cruauté du réel, sans l’artifice de l’art, ne m’est pas supportable…Mais peut-être aussi parce qu’il me semble que dans ces images, dont moi je sais trop qu’elles sont vraies, se projettent les ombres fictives de la manipulation du réel par un autre artifice qui se pare du beau nom d’intelligence, et que c’est pour cela que « l’expérience a subi une chute de valeur ».