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Dépasser le temps du soupçon et des contradictions



L’Assemblée de Corse a consacré un débat à la question de la lutte contre les phénomènes mafieux. Un débat auquel l’État, pourtant invité, n’a pas souhaité mêler sa voix. Deux collectifs anti-mafia ont vu le jour il y a trois ans. Or, le moins que l’on puisse dire, face aux revendications de ces deux collectifs, c’est qu’à l’exception de quelques personnalités et associations, l’État, les magistrats, les policiers, la classe politique, sont restés prudents voire réservés. Cette prudence, cette réserve ont encore été ressenties par de nombreux observateurs lors de la session du 18 novembre. Aux yeux de Sampiero Sanguinetti, la question qu’il faut se poser, c’est donc de savoir pourquoi cette prudence et pourquoi cette réserve.



Cranach, Allégorie de la justice, 1537
Cranach, Allégorie de la justice, 1537
Les deux collectifs anti-mafia, qui se sont créés à la fin de l’année 2019 sont le signe d’une légitime inquiétude des citoyens face à des phénomènes qu’ils ont du mal à cerner, à comprendre, voire à qualifier. Ces phénomènes peuvent se définir à partir d’un triple constat : premièrement le nombre relativement important d’homicides constatés en Corse proportionnellement à la population; deuxièmement le nombre très faible de dossiers résolus et de condamnations prononcées au regard des homicides; troisièmement le climat souvent nauséabond qui règne, en Corse comme ailleurs, dans le monde des affaires. Un certain nombre de magistrats, les collectifs anti-mafia, l’association Anticor, mettent cette absence de résultats sur le compte d’un défaut d’analyse qui entraverait le fonctionnement de la justice. Nous sommes face à une mafia, disent-ils, et il faut mettre en place en France des moyens spécifiques de lutte contre cette mafia sur l’exemple de ce qu’ont fait les Italiens en Sicile, en Campanie et en Calabre notamment.
 

La lutte contre la mafia en Italie

La commission violence de l’Assemblée de Corse, alors présidée par Dominique Bucchini, a interrogé, il y a quelques années, dans le cadre de ses travaux, un journaliste italien spécialiste de cette question, Salvatore Cusimano. Ce dernier a décrit un certain nombre de mesures mises en œuvre dans son pays : le durcissement des conditions d’incarcération et de détention, la création d’un corps spécialisé de magistrats, la possibilité de dépayser les affaires pour échapper aux pressions locales, une grande latitude dans la mise en place d’écoutes téléphoniques et de moyens de surveillance des suspects, la possibilité de saisir préventivement les biens de ces suspects, des moyens adaptés d’investigation financière, le recours plus fréquent aux services de collaborateurs de justice c’est-à-dire de ce qu’on appelle des repentis…
 
Face à cet arsenal de moyens revendiqués, les autorités françaises ont un double regard. Premièrement, il y a les moyens qui ont déjà été mis en œuvre et qui ne sont pas négligeables. Et deuxièmement, il y a les moyens qui posent problème parce qu’ils conduisent à fragiliser dangereusement certains principes fondamentaux de notre droit.    
 

Les moyens déjà mis en œuvre en France

Les moyens déjà mis en œuvre sont très importants. Les juridictions interrégionales spécialisées [JIRS] url:http://www.justice.gouv.fr/europe-et-international-10045/juridictions-interregionales-specialisees-jirs-23526.html], pour commencer, sont des juridictions effectivement spécialisées, dotées de moyens d’investigation adaptés. La JIRS de Marseille, en ce qui concerne la Corse, est très sollicitée. Lorsque cette JIRS de Marseille s’empare d’une affaire en Corse l’affaire est, de fait, dépaysée ; et cela aussi bien du point de vue de l’enquête que du point de vue de la cour appelée à statuer. Lors des enquêtes, les possibilités de recours aux écoutes téléphoniques ou à la sonorisation des lieux font partie des moyens autorisés et largement utilisés. Le recours, par ailleurs, à des « repentis » a été légalisé. Enfin, la JIRS peut bénéficier des enquêtes du pôle économique et financier qui a été créé en Corse. Il existait en France trois pôles de ce type : à Paris, Lyon et Marseille. Un quatrième pôle a été créé à Bastia. Compte-tenu du poids économique de l’île et de son très faible peuplement par rapport aux territoires contrôlés par les pôle de Paris, Lyon et Marseille, rien de ce qui se passe en Corse ne devrait théoriquement échapper à la sagacité des enquêteurs.
Les moyens dont dispose la JIRS sont tels que des citoyens vigilants comme les membres de la Ligue des Droits de l’Homme ont dénoncé le risque de glissement vers une justice d’exception. L’État récuse fermement cette interprétation. De fait, les tribunaux d’exception ont très mauvaise presse en France. Et souvenons-nous que c’est en raison de son action vis-à-vis des affaires corses que la Cour de Sureté de l’État a été supprimée en 1981.
 

Les moyens revendiqués dans le prolongement de la JIRS

Viennent ensuite les moyens supplémentaires revendiqués par les magistrats de la JIRS et par les associations antimafia : la suppression des jurys populaires dans les affaires de grand banditisme, l’instauration d’un délit d’association mafieuse et le recours véritablement systématique aux service des repentis.
L’un des problèmes permanents de la justice, partout dans le monde, est de crédibiliser les décisions des tribunaux, éviter la contestation quant aux décisions de justice. C’est dans cet objectif qu’ont été créés, durant la Révolution française, les jurys populaires. Il fallait trouver le moyen de contrer le soupçon de justice-aux-ordres hérité de la justice royale sous l’Ancien régime. Les affaires les plus graves, les plus sensibles, seraient donc désormais jugées par des cours où siègeront des jurés populaires tirés au sort à côté des magistrat professionnels. Une tentation très forte existe de nos jours de renoncer aux jurés populaires dans le but affiché d’alléger le déroulé des procès ou dans le but moins clairement affirmé de garantir une meilleure efficacité, voire une meilleure conformité, dans les décisions de justice.

Cette revendication a pointé son nez après l’acquittement à Marseille du jeune Guy Orsoni et de onze co-inculpés accusés de meurtre. « L’enquête de la JIRS ne nous a pas convaincus », avaient fait savoir les jurés. « Ce genre d’affaire est beaucoup trop complexe pour que des jurés populaires en comprennent les ressorts et les véritables enjeux » ont suggéré en substance certains magistrats.
Enfin, disent-ils, les jurés dans des affaires de cet ordre peuvent être l’objet de pressions inquiétantes. D’où la demande de faire juger à l’avenir ce genre d’affaire par des cours spécialement composées de magistrats professionnels. Une telle décision ne serait pas sans conséquences. D’abord, c’est un principe qui s’inscrit dans le fonctionnement démocratique de la justice, le contrôle du peuple sur les décisions de justice, qui serait balayé. Ensuite et par conséquent, le danger serait très grand de voir, dans le cadre de ces affaires, monter le soupçon de décisions dictées par la raison d’État ou les préjugés éventuels des magistrats enquêteurs plus que par le souci de convaincre les citoyens.  

L’instauration d’un délit d’association mafieuse dans le cas de la Corse est depuis longtemps suggérée par l’association Crim’halt et reprise aujourd’hui par les collectifs anti-mafia. Le chercheur Fabrice Rizzoli, docteur en science politique et spécialiste des mafias, présente cette mesure de la manière suivante : « Il s’agit d’une loi de confiscation administrative qui permet de retirer leurs biens aux clans, quand bien même ils ne seraient pas sous le coup d’accusations pénales ». Pour les accuser « d’association criminelle, il suffit de savoir que ces gens se fréquentent ou qu’ils ont des intérêts patrimoniaux communs ».
Une telle loi signerait donc la fin, dans les affaires concernées, de la présomption d’innocence et l’instauration d’une présomption automatique de culpabilité. C’est un principe très important du droit français qui serait ainsi ébranlé. Cette revendication est surprenante dans une région comme la Corse où le risque de mise en cause de la présomption d’innocence est souvent dénoncé et l’a notamment été, on s’en souvient, au moment de l’arrestation d’Yvan Colonna.

Enfin, je l’ai dit, la possibilité de recours auxdits « repentis » a été légalisée en France. Mais il apparait que les magistrats sont extrêmement frileux face à cette opportunité. Il existe deux noms de repentis dans les affaires corses : Claude Chossat et Patrick Giannoni. Le premier se revendique repenti mais ce statut lui a été refusé par le procureur de la République de Marseille. Le second a effectivement témoigné dans l’affaire de l’assassinat d’Antoine Nivaggioni.
Les repentis sont le plus souvent des repris de justice. Ils peuvent avoir des choses très graves à se reprocher, comme des crimes de sang, et ils peuvent être à la recherche d’une certaine indulgence de la justice pour eux-mêmes. Leur témoignage est donc problématique. Bien sûr, il l’est du point de vue éthique. Mais au-delà de cela, il faut craindre que des individus suspectés de tels crimes soient tentés d’arranger la vérité ou d’aller dans le sens de ce que veulent entendre les policiers et les magistrats. Enfin et surtout, la défense et l’accusation face à leurs témoignages ne sont pas à égalité, contrairement à ce que prévoit la loi : l’accusation sait qui sont ces témoins alors que la défense l’ignore. Cela représente une différence très notable.
 

Les conséquences politiques de cette vision des choses

Des tribunaux uniquement composés de magistrats professionnels, des témoins face auxquels l’accusation et la défense ne sont pas à égalité, et un délit d’association mafieuse qui représenterait la négation de la présomption d’innocence conduiraient à dépasser largement le soupçon de justice d’exception pour affirmer qu’on serait évidemment confrontés à un retour assumé des tribunaux d’exception par rapport aux principes du droit français.
Cela explique les hésitations des responsables politiques, la défiance du corps des avocats, et la prudence d’une grande partie de la magistrature. Dans le même temps, il faut bien sûr affirmer la nécessité de dépasser le manque d’efficacité des institutions qui ont pour rôle de s’attaquer à ces formes de criminalité en Corse. Et il faut bien alors se tourner vers l’État.
C’est ce qu’ont fait les élus pour dresser un constat assez sombre de l’action de l’État. Comment espérer restaurer la confiance si des doutes existent quant au fonctionnement et à la volonté de l’État. Dans un livre paru en 2019, Juges en Corse, le sous-titre précise : « Neuf magistrats témoignent sur l’emprise mafieuse et les ambiguïtés de l’État ». Ces ambiguïtés de l’État sont énumérées, sont terriblement troublantes, mais ne sont ni clairement définies, ni clairement expliquées, ni véritablement analysées.
Il est évidemment toujours très dangereux de permettre à un État de s’exonérer de principes fondamentaux qui garantissent les libertés, mais cela devient inconcevable dans le cas d’un État dont le fonctionnement peut être ouvertement qualifié d’ambigu. Il faut le redire, en matière de justice, la confiance dans les institutions est un préalable incontournable.
 
Plus que jamais, face à ce débat, la société corse, de son côté, est désorientée. Il y a une contradiction colossale de la part d’une telle société à demander la mise en place d’un système anti-mafia qui passerait nécessairement par la possibilité de durcissement des conditions d’incarcération et de détention, et de demander dans le même temps la juste application à des prisonniers condamnés à la perpétuité, des mesures de rapprochement, d’assouplissement du régime qui leur est imposé, et de libération conditionnelle. Il y a une contradiction colossale à soupçonner l’État d’être en partie responsable de l’assassinat d’Yvan Colonna en prison, et de demander pour ce même État le droit de s’exonérer du respect de certaines garanties fondamentales pour les libertés. Il y a une contradiction fondamentale à affirmer que la société corse est totalement gangrénée par une mafia tentaculaire qui en contrôlerait les rouages et à demander pour cette même  société plus de pouvoirs et plus d’autonomie.
Les opposants à l’idée d’autonomie ont eu vite fait ces derniers temps de souligner que l’octroi de cette autonomie consisterait surtout à donner plus de pouvoir à la fameuse mafia. Le journaliste Jacques Follorou affirme d’ailleurs, dans son dernier ouvrage, que c’est avec l’octroi de plus de décentralisation que la mafia aurait fait son apparition en Corse. En d’autres termes, concernant la Corse, hors du jacobinisme point de salut. Quant aux magistrats qui ont exercé en Corse, ils affirment dans le livre Juges en Corse, pour l’un que « cette île est ingouvernable », pour l’autre que « sa société fonctionne selon une inversion des valeurs », et pour le troisième qu’il est « impossible de dissocier le fonctionnement du grand banditisme du fonctionnement de la société corse elle-même ». Ce ne sont donc pas les bandes ou les clans en eux-mêmes qui seraient le plus dangereux, c’est la société corse dans son entier qui serait dangereuse, d’essence mafieuse, « ingouvernable », et dans laquelle la démocratie serait sous influence.
 
Alors de deux choses l’une : ou bien on souscrit à toutes ces affirmations, et l’on remercie la France jacobine de nous donner des préfets inflexibles au service d’un État central salvateur, ou bien on traite ces affirmations pour ce qu’elles sont en partie, à savoir délirantes, et on exige de l’État pour commencer qu’il fasse la lumière sur ses propres ambiguïtés, deuxièmement qu’il y renonce en donnant des garanties au sujet de ce renoncement, ensuite qu’il assume ses pouvoirs régaliens avec les moyens colossaux dont il dispose déjà et qu’il mette un terme aux agissement de bandes criminelles et d’affairistes parfaitement identifiés. Les citoyens sont en droit d’exiger que l’État joue pleinement son rôle pour garantir les conditions de fonctionnement de la démocratie et la mise en œuvre après négociations d’une autonomie souhaitée par les électeurs et dont les contours auront été définis de concert.
Si l’on veut avancer, il faut absolument dépasser le temps du soupçon, des contradictions et des faux-semblants.
 

Pour aller plus loin

Lundi 26 Décembre 2022
Sampiero Sanguinetti


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