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Excès de pouvoir ? Le point de vue de Bruno Latour

Cette intervention de Bruno Latour a été reconstituée, avec son accord, sur la base de nombreux textes et entretiens qu’il a réalisés depuis près de vingt ans. Nous tenons à le remercier très chaleureusement de l’honneur qu’il nous fait en proposant cet exercice, forcément réducteur, comme contribution à notre réflexion.

Les textes peuvent être retrouvés in:
- PROPOS #3 POUR UNE REPUBLIQUE ECOLOGIQUE, Sous la direction de Claire Monod et Frédéric Kalfon.
- Ecologie et pouvoir, Introduction de Bruno Latour, Paris, Edition Les Petits matins.



Amandine Joset-Battini
Amandine Joset-Battini
Si mesurer avec un mètre (étalon) ou construire une prison, c’est exercer le pouvoir, alors le pouvoir est partout. C’est pourquoi il faut probablement étendre la notion de pouvoir – ou alors apprendre à s’en passer. En effet, le verbe « pouvoir », vous le savez bien, n’est en rien synonyme d’interdire. Pouvoir, c’est aussi permettre.
Toute l’histoire des mouvements sociaux le montre, il faut un très long temps pour faire s’aligner, même approximativement, les matières, les valeurs, les cultures avec la logique des intérêts, puis développer la fameuse « conscience de classe » pour enfin inventer une offre politique. Il est bien établi que l’État actuel a été dessiné pour permettre aux classes dominantes d’exercer leur monopole et leur permettre, d’abord la modernisation, puis la globalisation. Depuis ces dernières années, il est clair que nous ne sommes plus dans la même histoire. La production ne définit plus notre seul horizon. L’État n’est pourtant aucunement dessiné pour les besoins de la nouvelle classe écologique. Il est grand temps pour cette nouvelle classe, en voie de formation, de permettre l’allongement de l’horizon de l’action à l’extérieur de la production et hors du cadre définis par les États-nations.
 

La nouvelle classe écologique

Nous entrons dans un monde qui est nouveau, compliqué, où il faut brusquement tout changer. Il reste encore beaucoup d’efforts à accomplir pour rendre la question écologique compréhensible au public. Comment voulez-vous que les gens se précipitent avec admiration derrière vous en disant que tout cela est formidable alors que ça fait plus d’un siècle que l’on se trouve dans un (autre) modèle de modernisation ! L’État est toujours à réinventer[1], mais il faut toujours un peuple qui le précède, lui enseigne et le guide. Aujourd’hui, on ne sait pas contre qui se battre. Avant, la notion marxiste de « lutte des classes » était simple à comprendre : on attaquait les capitalistes et on défendait les prolétaires. L’écologie, en ce sens, nécessite de bien définir qui sont les adversaires, qui sont les amis et les ennemis. Le problème, c’est que les camps et les fronts ne sont pas faciles à tracer. Sur d’innombrables sujets, nous sommes nous-mêmes partagés, à la fois victimes et complices.

Je voudrais prendre un cas qui me tient à cœur, qui témoigne de l’impuissance des notions usuelles de pouvoir à interpréter les situations concrètes posées par nos sociétés actuelles et la nécessaire jonction à faire entre le « monde où l’on vit et le monde dont on vit  »[2]. L’exemple est celui de la conférence climat dite « COP21 » qui s’est conclue fin 2015 dans l’enthousiasme. Voilà un cas vraiment extraordinaire d’un pouvoir, ou mieux d’une puissance d’agir complètement originale, dont on ne sait que faire.
Pour prendre la mesure de cette situation, il faudrait parler, en jouant sur les mots, d’un énorme excès de pouvoir. Jugez-en vous-mêmes : le terme qui est utilisé par les géologues pour décrire cette puissance nouvelle est celui d’« Anthropocène » que je préfère appeler le « Nouveau Régime climatique »[3]. Les géologues donnent à l’humanité prise en bloc (c’est le sens du terme Anthropos) une capacité, un pouvoir de modifier la situation de la planète plus rapidement, plus durablement et plus irréversiblement qu’à aucune autre époque de son histoire. On a donc bien là un excès de pouvoir donné à des humains, c’est-à-dire chacun d’entre vous, moi, chacun des gens ici, sans évidemment qu’on sache encore comment nous sommes capables de nous assembler politiquement pour prendre en charge une telle capacité de nuisance et d’action, une telle responsabilité[4].

Dans ce cas, ce qui nous est donné, c’est un pouvoir que nous ne sommes pas du tout prêts à prendre, celui de devenir collectivement une force géologique. Or, je suis sûr que c’est ce que vous auriez voulu éviter. Qui donc souhaiterait devenir une force capable d’influencer le climat ? C’est d’ailleurs pourquoi tant de gens préfèrent ignorer ou même dénier de telles découvertes scientifiques.
Les hommes ou les femmes politiques ne sont pas ceux qui savent, mais simplement ceux à qui l’on a délégué la tâche d’explorer, dans une certaine obscurité et à tâtons, avec les outils de l’enquête, les conséquences imprévues de nos actions. Comme par définition ces conséquences sont imprévues, l’État est toujours en retard d’un problème. Ceux de l’époque t-1 sont peut-être plus ou moins bien pris en charge, mais pas ceux de l’époque actuelle. C’est évidemment le cas du climat. Personne, il y a vingt ans, n’aurait imaginé que faire de la politique aurait consisté pour le Président à conclure solennellement une opération diplomatique sur la question du climat en s’écriant, comme en 2015, « Vive la planète ! ».
 

[1] John Dewey, Le public et ses problèmes, trad. Joëlle Zask, Gallimard-Folio, 2010.
[2] Comme l’a justement énoncé Pierre Charbonnier (Abondance et Liberté, La Découverte, 2019).
[4] Christophe Bonneuil et Jean-Baptiste Fressoz, L'Événement Anthropocène. La Terre, l'histoire et nous, Seuil, 2013.

Y pouvoir quelque chose

Vous voyez bien que dans le cas de ce nouveau pouvoir géologique de modifier la planète, on ne sait pas trop comment l’exercer. Il y a quelque chose de trop écrasant, de sidérant dans un pouvoir planétaire donné à chacun de nous alors que nous ne comptons pour presque rien dans le bilan carbone de l’humanité en général. C’est là qu’il faut nous rappeler la règle pour empêcher que la détection du pouvoir ne dégénère en désespoir. Une fois que vous avez repéré un pouvoir, ou que quelqu’un vous a aidé à le dénoncer, encore faut-il que l’on vous rende capable d’y pouvoir quelque chose. Il faut que vous puissiez contre-attaquer, résister, modifier, arranger, accommoder, acquiescer peut-être, en tout cas réagir. Sans cela vous aller vous sentir pieds et poings liés. Et là, ni l’enquête, ni le soupçon ne suffisent. C’est à la politique de prendre le relais.
Encore faut-il s’entendre sur ce que la politique peut faire : si c’est pour dénoncer sans dessiner un chemin qui permette de réagir, la politique devient une leçon de frustration et d’impuissance. Rien n’est plus décourageant que de clamer contre un scandale auquel on a le sentiment de ne rien pouvoir faire. D’acteur on devient spectateur d’abord indigné, puis passif, bientôt complice. À l’enquête sur ce qui est injuste doit donc s’adjoindre une recherche sur de nouveaux moyens de réagir.

Si elle veut exister, l’écologie politique ne doit pas se laisser définir par d’autres et doit détecter, par elle-même et pour elle-même, les nouvelles sources d’injustice et les nouveaux fronts de lutte qu’elle a repérés. L’écologie n’est ni locale, ni globale, mais à toutes les échelles, et ses métriques varient en fonction de chaque objet d’étude et de chaque sujet de dispute. Elle ne peut continuer à être paralysée par le localisme ou, inversement, par la brutale obligation de « monter en généralité » selon les anciennes façons de penser la société, ou la nature « comme un tout ». Elle doit développer ses propres manières de composer des collectifs et de former des totalités. Dans notre histoire récente, il y a eu un État de la reconstruction, un État de la modernisation, un État (fort secoué) de la globalisation. Il n’y a pas (encore) un État de l’écologisation.
Aujourd’hui la direction des affaires a visiblement changé, mais le nouvel équipement qui permettrait de passer à l’action n’est pas encore élaboré. On en reste à l’angoisse, à la culpabilité et à l’impuissance. C’est le rôle de la classe écologique, consciente et fière d’elle-même, de fournir cet équipement. Pouvoir, c’est aussi permettre.
 
Samedi 26 Novembre 2022
Bruno Latour


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