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Existe-t-il une opinion publique en Corse ?



Le concept d’opinion publique est un concept flou, controversé et pourtant désormais incontournable. Le sociologue Pierre Bourdieu déclarait, en 1973, de manière un peu provocatrice : « l’opinion publique n’existe pas ». Alfred Sauvy de son côté avait écrit en 1956 : « L’opinion publique, cette puissance anonyme, est souvent une force politique, et cette force n’est prévue par aucune constitution » . L’un entendait dénoncer l’influence grandissante et le fonctionnement des instituts de sondages. L’autre cherchait à situer « ce qui n’existe pas » au sein du fonctionnement de l’État. Sampiero Sanguinetti nous guide à travers ces contradictions.



PJ Crook, Tuesday, 2002
PJ Crook, Tuesday, 2002
L’opinion publique désigne l’ensemble des convictions, des valeurs, des jugements, des préjugés, des croyances détectables dans une population donnée, dans un lieu donné et à un moment donné. Le dictionnaire Larousse parle de « la manière de penser la plus répandue dans une société, celle de la majorité du corps social ».  
Si l’on remonte dans l’histoire, on constate que le concept est ancien mais a beaucoup évolué. Dans son histoire de La guerre du Péloponnèse, Thucydide écrit : « À la suite de la deuxième invasion de l’Attique, un renversement d’opinion se produisit chez les Athéniens… Ils en voulaient à Périclès qu’ils accusaient de les avoir entrainés dans ce conflit… » Thucydide fait donc clairement référence ici, il y a plus de 2400 ans, à une opinion publique des Athéniens. Il peut y faire référence parce que le gouvernement d’Athènes correspondait alors à une forme de démocratie.
Cette référence perdra toute légitimité par la suite dans les royaumes où le Prince tiendra son pouvoir d’une forme de supériorité qui lui serait concédée le plus souvent par Dieu. Il existe alors deux niveaux d’opinion : l’opinion éclairée de ceux qui tiennent leur légitimité de Dieu - qui savent, qui dirigent la société - et l’opinion des hommes ordinaires ou des hommes du vulgaire. Cette opinion du vulgaire est incontrôlable, versatile, redoutée et aurait pour seule légitimité la peur qu’elle pourrait engendrer ou le désordre qu’elle pourrait produire lorsque ce peuple se révolterait.
 

Les conditions d’apparition d’une opinion publique dans le monde moderne

Les choses vont petit à petit changer avec l’émergence nouvelle du concept de démocratie au XVIII° siècle. L’idée de demander son avis au peuple en se fondant sur le principe d’un homme = une voix, abolit le présupposé de prééminence des Princes et des « savants » sur les hommes ordinaires. La fameuse opinion incontrôlable, versatile, tant redoutée, allait désormais compter. Il allait donc falloir se mettre à l’estimer, à la prévoir, à la mesurer, à la jauger, à la flatter et pourquoi pas à l’éduquer et à l’influencer.
Un grand nombre de repères évoluaient. Le rôle de la presse devenait fondamental. Les premières analyses scientifiques du phénomène se développaient. Elles conduiront à la naissance de la sociologie à la fin du XIX° siècle. Les observateurs prirent conscience du fait que le comportement d’un même individu peut différer totalement selon qu’il est isolé ou qu’il est noyé dans une foule. Puis, avec le développement de la radio et de la télévision, les notions de propagande et d’influence prenaient des dimensions jusque-là inégalées. En économie dite libérale, le consommateur se présentait comme le double du citoyen. Enfin les sondages allaient devenir l’instrument permanent d’observation de cette opinion publique.
Dans l’absolu donc, l’opinion publique, comme le dit Bourdieu, n’existe peut-être pas, mais dans les faits, le fonctionnement de la démocratie, la réalité d’une économie dite libérale, la puissance des nouveaux médias et les instituts de sondages conduisent à la formation d’une opinion qui se présente, selon Alfred Sauvy, comme une force politique incontournable. Une force que personne ne peut négliger.
 

Qu’en était-il en Corse ?

Compte tenu des retards considérables enregistrés en Corse dans l’émergence de ces repères (démocratie moderne, économie libérale, audiovisuel, pratique des sondages), la question se pose de savoir à quel moment cette forme de l’opinion publique a fait ou non son apparition sur l’île.
Dans le domaine de la politique, pendant longtemps le moteur principal de la démocratie en Corse était moins alimenté par le débat d’idées que par la constitution de clientèles auxquelles les notables venaient en aide ou auxquelles ils avaient le souci premier de rendre des services. Le fondement de cette anomalie se trouvait dans la conception largement répandue du fait que la Corse étant située en marge des grands marchés, les effets de la révolution industrielle y furent insignifiants, l’économie y avait stagné et il n’y avait pas grand-chose à y faire. Le rôle des élus était donc surtout d’aider la population résidente à survivre. Et l’efficacité du personnel politique dans ce domaine dépendait essentiellement de la capacité des grands notables à mobiliser de puissants relais gouvernementaux parisiens ou à figurer au niveau de ces relais.

Du point de vue économique (dans cette île où « il n’y avait rien à faire »), la société restait engluée dans des conceptions considérées comme archaïques. Et il a fallu attendre la fin du XX° siècle ou le début du XXI° pour assister à l’émergence d’entreprises « capitalistiques et concurrentielles » d’essence locale. De nombreux observateurs jugeront que, passant de l’archaïsme à ce que la modernité crée de pire, la Corse tombait de Charybde en Scylla. Mais la question ici n’est pas de porter un jugement ; elle est de constater que les conditions progressives d’émergence de ce qu’on appelle aujourd’hui une opinion publique se mettaient en place.

Du point de vue des médias, certes les clans au XIX° siècle ont généré une foison de feuilles ou de titres à l’expression virulente mais à l’influence limitée. Puis deux grands journaux continentaux au milieu du XX° siècle, depuis Marseille et Nice, ont proposé aux Corses des éditions locales plus conformes à une conception moderne du journalisme. Et il a fallu attendre la fin du XX° siècle, les années 1980, pour qu’apparaisse dans l’île une expression audiovisuelle de masse digne de ce nom à travers la radio et la télévision.
Enfin les instituts de sondage ont commencé à investir le territoire de l’opinion insulaire sans cacher l’extrême difficulté de cet « art » dans une région trop peu peuplée.
Ce n’est donc qu’à la fin du XX° siècle, avec soixante-dix ou quatre-vingt ans de retard, que les conditions d’existence d’une opinion publique en Corse, telle qu’on peut la définir désormais, ont été réunies. 
 

Les effets de ce changement sont nombreux et spectaculaires

Pour s’en tenir au secteur de la politique, les partis traditionnels, dits de droite ou de gauche (qualifiés de « clanistes »), ont été dès les années 1970 confrontés à un débat d’idées qu’ils ont cherché à nier et face auquel ils se sont raidis ou braqués. Une génération nouvelle n’acceptait plus le postulat du « il n’y a rien à faire en Corse ». Cette génération dénonçait donc le mode de gestion clientéliste en vigueur, exigeait le pouvoir de décider et agir, et initiait ou accompagnait un mouvement culturel qui fut qualifié de Riacquistu.
C’est donc à la lumière de ce débat d’idées entre centralisateurs et décentralisateurs, entre conservateurs et régionalistes ou entre jacobins et autonomistes qu’a peu à peu émergé une opinion publique. Une opinion publique naissante, incertaine, stimulée certes par l’arrivée des instruments de l’audiovisuel, mais effrayée, dans le même temps, par l’expression dans notre île d’une violence clandestine. Une opinion publique qui, face à l’incapacité de la vieille classe politique insulaire à évoluer, a finalement basculé au début du XXI° siècle du côté des réformateurs autonomistes.  

Ce débat entre « loyalistes » (loyaux à la conception de l’État jacobin) et autonomistes n’est pas figé. Il est encadré et aiguillonné par l’existence d’une extrême droite aux aguets du côté des conservateurs, et par des mouvements indépendantistes militants au-delà des autonomistes. L’échec d’une solution négociée entre conservateurs-loyalistes et autonomistes laisserait très probablement la place à une confrontation entre l’extrême droite française et les indépendantistes corses. Les uns, indépendantistes étant déjà bien représentés à l’Assemblée de Corse. Les autres, extrémistes de droite, enregistrant des résultats de plus en plus spectaculaires lors des élections présidentielles françaises. Marine Le Pen obtenait ainsi une large majorité des voix (58%) en Corse au second tour des élections présidentielles en 2022. Ce résultat n’était pourtant pas encore l’expression d’une adhésion mais était l’expression d’une défiance prononcée à l’égard du président sortant, Emmanuel Macron. L’avertissement doit être entendu. Quant aux indépendantistes corses, ils dénoncent le manque supposé d’efficacité, de fermeté et d’ambition des autonomistes pour obtenir des avancées dignes de ce nom de la part des autorités gouvernementales françaises extrêmement rigides sur leurs positions.
Une opinion publique insulaire a donc réellement fait son apparition. Les conditions de son émergence ont renforcé l’empreinte de la spécificité insulaire : elle est née à la lumière des rapports entre l’île et l’État central. Nul aujourd’hui n’y peut rien et ne pourra modifier d’un coup de baguette magique cette réalité. C’est face à ces enjeux d’une émancipation revendiquée, du droit à exister, du droit à décider et du droit à produire que cette opinion publique insulaire se déterminera tant que la question n’aura pas reçu de réponse ou que les antagonismes entre conservateurs et « nationalistes » n’auront pas trouvé les moyens d’un apaisement.

 
Dimanche 29 Janvier 2023
Sampiero Sanguinetti


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