Robba
 



Giuseppe Ungaretti in Corsica (2)


Giuseppe Ungaretti est l'un des plus grands poètes italiens du XXème siècle. Au début des années 1930, il écrit pour plusieurs journaux, et c'est pour un quotidien turinois qu'il entreprend en 1932 un voyage en Corse. De janvier à mars, Ungaretti promène sur l'île son regard et ses rêveries. Ces feuillets d'abord publiés et traduits en français par Philippe Jacottet ont fait ici l'objet d'une nouvelle traduction qui nous paraît plus en prise avec le territoire. Robba publiera chaque mois quelques pages de ces "Montagne, marine e gente di Corsica". Eccu lu quì in Bastia chì scopre u Lamentu di u Castagnu...



Le lendemain, en allant vers le Nord, du côté de Toga, je passe au milieu de tonneaux où marinent des cédrats qu’on fera bientôt confire ; des hommes assis à même le sol découpent ceux qui ont déjà dégorgé : les fameux cédrats du Cap corse, que l’on peut admirer dans les vitrines, tout glacés de sucre, à côté de coupe-papiers avec « vendetta corse » écrit sur leur lame. Je vois aussi des souches de bruyère et des écorces de liège. C’est tout le dépôt des marchandises pour l'exportation. Je vois même des barils d’acide gallique.
Me revient à l'esprit la Vieille ville. Et qu'il n’est pas pays plus riche en poètes. C’est le seul art qu’ils connaissent. Leur poésie est un cri sauvage, chargé des échos les plus lointains.
Pour fabriquer cet acide gallique, on abat les châtaigniers par bosquets entiers. Un poète du peuple, Paoli di Tagliu, a tiré de ce thème le plus beau chant ultrapaysan [1] que je connaisse. Mais le Corse pouvait-il ne pas ressentir au plus profond de son âme, comme nous le ressentons, le drame de la civilisation moderne ? Voici ce que dit le châtaignier dans sa complainte :

 A quel supplice sans nom,
ô Corse, tu m’as condamné !
Après être passé sous la scie
me voilà cuit comme un damné,
puis on me met en prison
dans les fers d'un tonneau cerclé.

 Je n'entends plus dans nos vallées
que clochettes et grelots,
que les jurons des muletiers,
et les sifflements de la scie.
Tant de mules, charrois et trains
encombrent routes et chemins.

Tu as donc perdu la mémoire,
ô Corse, des temps passés ?
De Sampiero, de Sambucucciu,
de tous tes anciens ancêtres,
alors que tant d'ennemis
les assaillaient sans repos ?

Vois combien de pièges,
combien de coups j'ai évité !
De la faim combien de fois,
ô Corse, ne t'ai-je sauvé ?
Et aujourd'hui c'est toi
mon plus grand ennemi !

Je t'ai vendu mes enfants
pour arranger tes affaires,
j'ai habillé tes enfants
et réglé le cordonnier,
j'ai engraissé tes cochons,
tous les ans tu avais des sous.

 Le meunier pouvait chanter,
le moulin plein de farine,
Le cheval était fringant
attelé à sa charrette,
car tout un chacun de mes fruits
se faisait un grand festin.
 
 Si tu as fait portes et fenêtres,
planchers, coffres et bancs,
la charpente de ta maison,
ses poutres et ses poutrelles,
c'est grâce, tu le sais bien
ô Corse, à tous mes descendants.

 Et jusqu'à ton cercueil même
quand tu pars pour l'autre monde,
je te le fournis, sois-en sûr,
ô Corse, sans aucun défaut.
Bâtard de Sambucucciu,
au moins réfléchis à fond !
 

Ungaretti cite en langue originale les strophes 7 à 20 du long Lamentu di u castagnu (27 couplets) composé par le poète Anton Battista Paoli de Tagliu Isolacciu (1858-1931). Ce lamentu resté célèbre jusqu'à aujourd'hui avait été publié en 1929 dans la revue A Muvra.
 
[1] « Dans les années 1930, autour d'une feuille de parution irrégulière, Il Selvaggio, que dirigeait un peintre caricaturiste et épigrammatiste de valeur, Mino Maccari, s'étaient groupés des artistes et des écrivains, alors jeunes, qui s'opposaient au modernisme en art et dans les mœurs ; d'où leur nom, strapaesani, “sur-paysans“». (Note rédigée par Ungaretti lui-même pour la traduction française de 1965, A Partir du désert, Paris, Seuil, p. 282)

Références

Giuseppe Ungaretti, Il Deserto e dopo, Mondadori, prima edizione 1961.
Traduction française, A partir du désert, 1965, Le Seuil
Nouvelle traduction réalisée par Vannina Bernard-Leoni sur proposition de Françoise Graziani et Carlo Ossola, autour de la chaire Esprit Méditerranéen de l'Université de Corse.

Premier extrait ici
Samedi 27 Mars 2021
Vannina Bernard-Leoni


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