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Habiter: qu'en dit Jean-Toussaint Desanti ?

Les Corses connaissent le nom du philosophe Jean-Toussaint Desanti, mais ses textes, réputés difficiles, sont souvent méconnus. Certains nous offrent pourtant des éclairages indispensables sur nous-mêmes et notre sentiment d'appartenance et d'attachement géographique. On vous propose ici un court passage d'« Une pensée et son site », issu du colloque de Bastia des 5, 6 et 7 juin 1997.



Habiter: qu'en dit Jean-Toussaint Desanti ?
D’abord, habiter, dans quel sens l’entendons-nous ? Est-ce que je peux dire par exemple de quelqu’un qui aurait été condamné à la prison à perpétuité, qui serait enfermé dans une cellule de haute sécurité, qu’il habite sa cellule ? Est-ce que quelqu’un de la ville où il est né dirait : « Tiens, il habite à la prison » ? Non, on ne dirait pas « Il habite » mais « Il est enfermé ». Lui-même dans sa cellule, dans son enfermement dirait-il « J’habite la prison » ? Non, il habite ailleurs ; il est dans la prison, il séjourne dans la prison, mais il habite ailleurs, il habite là où il rêve d’habiter, il habite là où il a habité, là où on a dit qu’il a habité, où on sait qu’il a habité ; c’est là-bas qu’il habite, il n’habite pas là où il est, il habite en dehors du lieu où il est. La préposition que nous utilisons le plus souvent, « dans », « être dans », est une des plus dangereuses qui soit, parce que, à vrai dire, dans quoi sommes-nous ? Est-ce que nous sommes là dans le lieu, est-ce que je suis là comme la table est là ? Comme le verre est là ? D’une certaine façon, oui, je suis situé relativement à ces objets dans un espace dans lequel je peux me déplacer, mais je ne suis pas là comme le verre. Où suis-je ? Je suis dans cette pièce, cette pièce dans quoi est-elle, elle est dans Bastia, et Bastia dans quoi est-il ?  Etc…

Donc je vais ici imaginer une infinité de lieux emboités les uns dans les autres, mais ce n’est pas ainsi que les choses se passent quand il s’agit d’habitation ; c’est le lieu dans lequel on se trouve fixé, le lieu dans lequel on séjourne, qui constitue le signe de tous les lieux qui sont là devant, de tous les lieux à qui on a affaire, qui les désigne d’une certaine façon. Si nous voulons aborder la chose d’une manière un peu plus précise, je distinguerais « être en un lieu », « habiter un lieu », « occuper un territoire », « habiter un territoire ». Je prendrai le mot « habiter » dans un sens plus fort que « être dans », « occuper ». Donc, dirais-je, un arbre, si beau soit-il, un hêtre, quelle que soit sa singularité, qui se distingue du pin, puis-je dire qu’ils habitent la forêt ? Je dirai non. Ils y sont, ils s’y distinguent. Une bête de la forêt, mettons un cerf, ou une bête beaucoup plus petite, un petit lapin, ou encore une bête encore plus petite, un scarabée, et une bête encore plus petite, une mouche drosophile, par exemple, - admettons qu’il y en ait dans cette forêt – puis-je dire qu’elles « habitent » ? Oui, certes, dans un sens bien déterminé. D’abord, toutes ces bêtes n’habitent pas de la même façon. Puis-je dire, par exemple, que mes lunettes, qui sont un assemblage de molécules, une connexion de molécules, - donc elles comportent, elles contiennent ces molécules – puis-je dire pourtant que ces molécules les habitent ? Nullement, elles les constituent mais ne les habitent pas. Eh bien, de même, peut-être que la mouche drosophile est un élément constituant de l’écologie de la forêt mais peut-être ne l’habite-t-elle pas.

            Peut-être le mot habiter ne convient-il pas tout à fait. Là aussi nous trouvons cette difficulté qu’il y a à identifier « se trouver dans » et « habiter ». Si on prenait le mot « habiter » au sens de s’organiser dans son territoire, se repérer dans son territoire, s’orienter dans son territoire, marquer son territoire, toutes les bêtes capables de mouvement, en ce sens, habitent. Seulement voilà, prenons l’exemple du prisonnier de tout à l’heure, dont je disais qu’il était difficile de le considérer comme un habitant de sa cellule. Pourquoi ? C’est que son présent ne s’articule à rien, n’a pas de sens ; c’est qu’à son présent il ne peut pas échapper, son présent c’est celui de sa cellule et c’est un présent qui dure, un présent qui se répète ; alors il peut s’aménager dans la prison, on peut le faire travailler, il peut passer des examens, il peut faire des tas de choses dans la prison. Mais il n’en sortira pas, ce sera là qu’il aura à faire. Le projet qui anime le présent, qui lui donne son poids et qui lui donne finalement son goût, sa saveur, ce projet disparaît, ce domaine de projets s’évanouit, les projets ne sont pas effectuables, on peut les rêver.

Donc je dirais « habiter » pour les gens que nous sommes, qui parlent, qui ont un rapport les uns avec les autres, qui se constituent en communauté, qui travaillent, qui ont à voir avec ce que nous appelons le monde ; « habiter » c’est saisir que le présent est insuffisant, c’est saisir l’insuffisance radicale du présent ; c’est saisir l’unité en quelque sorte, vivre l’unité de ce que l’on fait, qu’on a à faire, et par conséquent de ce vers quoi on s’ouvre, de ce qu’on voit qui est là mais qui ne suffit pas, et de ce qu’on croit savoir, qui est retenu, qui est saisi et qui se ramène, qui se rapporte toujours à la fois à ce faire qui est un avant, à ce savoir qui est dans le passé, et à ce voir qui est là maintenant. Mais le voir qui est là, maintenant, en lui-même, ne définit qu’un enfermement et par conséquent ne peut constituer la racine de l’habitation. Ainsi quand je vois ce qui est là maintenant, je ne peux pas dire que j’habite le lieu ; j’habiterai ce lieu à partir du moment où je vais me dire : qu’est-ce que je vais faire de tout ce qui est là ? En quoi ce qui est là me fait-il signe vers ce que je peux faire ou vers ce que je sais déjà ? En quoi cela m’ouvre-t-il un champ d’imaginaire qui n’est pas visible, mais qui, cependant, est exigé et s’ouvre ?  
 

Pour aller plus loin

L'ensemble des textes du colloque de Bastia a été réuni par Georges Ravis-Giordani en hommage à Jean-Toussaint Desanti, Ecole Normale Supérieure Editions, 2000.
Dimanche 24 Janvier 2021
A squadra


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