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Jean-Baptiste Bassoul et l'école d'Ajaccio




Pour comprendre l'histoire culturelle de la Corse, on ne peut faire l'impasse sur l'école d'Ajaccio de peinture dont le rayonnement traversa toute la première moitié du XXe siècle. Pierre-Claude Giansily, historien de l'art, retrace la trajectoire de ce mouvement en s'attachant en particulier à son chef de file, Jean-Baptiste Bassoul et à quelques autres figures majeures.
Cet article a été publié pour la première dans la revue I Vagabondi n°7.



Jean-Baptiste Bassoul, Monte Gozzi , 1929
Jean-Baptiste Bassoul, Monte Gozzi , 1929
Jean-Baptiste Bassoul, né le 15 mars 1875 à Ajaccio, peintre décorateur, galeriste, est le fils de Philippe Bassoul, peintre décorateur installé à Ajaccio et c’est là qu’il passe son enfance et son adolescence et suit les cours de Paul-Mathieu Novellini, dans son école libre de la rue Docteur Versini. Il va ensuite à Paris, de 1895 à 1898, à l’Ecole Nationale des Arts Décoratifs où il obtient son diplôme puis revient à Ajaccio en 1901, ouvre un atelier de décoration et s’installe ensuite, en 1911, cours Grandval.
Il a été avant tout un peintre décorateur et a parcouru surtout les communes au nord et au sud d’Ajaccio pour réaliser des décors peints dans les églises.

Ainsi, il est en 1901-1902 à Vico, dans l’église paroissiale de l’Assomption, où son père avait travaillé précédemment. Il s’agit là d’un travail important dans un édifice de grande taille avec d’imposantes hauteurs de plafond. Un premier décor avait été réalisé en 1854 par le peintre originaire de Marignana, Jean-Noël Coppolani (1827-1880) dit « U pinturellu », qui avait exécuté le chœur et les deux chapelles latérales et Bassoul va reprendre en partie ce décor et le poursuivre.
En 1902, il peint un décor dans la petite chapelle de Chigliani, hameau de Vico, et réalise des décors dans l’église paroissiale Sainte-Célestine de Renno et l’année suivante, en 1903, il travaille dans l’église paroissiale Saint-Siméon de Poggiolo et à Orto dans l’église paroissiale Notre-Dame-du-Rosaire et de l'Assomption dite Santa Maria della Stella ou Sainte-Marie d’Orto. Jean-Baptiste Bassoul a aussi travaillé à Bonifacio, à Sainte-Marie-Majeure en 1911, à la demande du curé Antonini, mais il ne reste pas de trace de ce décor qui a disparu. Il réalise également, répondant au goût et à la demande de l’époque, de nombreux décors intérieurs dans des appartements particuliers de la ville.

Le goût des paysages

Portrait de Jean-Baptiste Bassoul, par Laurent Cardinali
Portrait de Jean-Baptiste Bassoul, par Laurent Cardinali
Bassoul a une forte attirance pour la peinture de chevalet car les années passées à Paris lui ont permis de fréquenter les milieux des ateliers, des galeries et des musées. Il ouvre en 1913 une galerie de peinture dans ses locaux agrandis du cours Grandval qui sera un lieu de rencontre très prisé des amateurs d’art et des peintres insulaires ou de passage qui parlent technique et théorie, échangent avis, conseil, impressions. Les Ajacciens peuvent voir ainsi tout au long de l’année des expositions de peinture de qualité. Dès 1900, après son retour de Paris, Bassoul commence à peindre des paysages.
Mais c’est seulement en 1925, avec Le vieux médaillé, présenté au Salon de la Société Nationale des Beaux-Arts, qu’il est révélé au grand public. Ce tableau, qui représente une figure ajaccienne : Louis, le collectionneur de médailles, a été peint en 1901 mais c’est sur l’insistance de quelques amis qu’il adresse cette œuvre au Salon de 1925. Elle fait sensation, remarquée par Jean-Louis Forain, président du jury et de nombreux critiques parisiens.

Bassoul fait par la suite de nombreux envois au Salon de la Nationale : 1926, Bisinchi, La caisse de basilic et deux autres paysages de Corse ; en 1929, Appietto, Les meules de foin et le monte Gozzi ; en 1931, Bisinchi, La treille. Il participe aux expositions de groupe, organisées à Marseille dans les années 1920-1930 et fournit de nombreuses illustrations à la revue La Corse touristique de 1924 à 1934. La peinture de Bassoul se caractérise par une solide composition et une approche personnelle originale. Peignant sur le motif, n’apportant que d’infimes retouches en atelier il peint la Corse, la Bretagne (1928), la Camargue (1929) l’Italie (1926).
Son œuvre n’est pas très abondante car il peignait pour son plaisir personnel et refusait de commercialiser sa production ; de ce fait celle-ci n’a pas été dispersée et les œuvres qu’il a adressé aux Salons et d’autres peintures pouvaient être vues lors des hommages qui lui ont été rendus à Ajaccio en 1945, 1988, 1992, 2000, 2005 et lors de la double exposition d’Ajaccio, au Palais Fesch, musée des Beaux-Arts en 2008 et au Lazaret Ollandini en 2008-2009. Il est mort le 2 juin 1934 à Ajaccio. Le musée Fesch, conserve nombre de ses œuvres avec Le vieux médaillé et les carnets de dessin de l’artiste, comportant près de 370 pièces (donation François et Jean-Charles Bassoul, juillet 2008), ainsi qu’une trentaine d’œuvres figurant de nombreux lieux de Corse, avec la deuxième donation François et Marie-Jeanne Ollandini en 2009.

L'école d'Ajaccio

Cette Ecole qui fait partie intégrante de l’Ecole corse de peinture, est constituée d’un nombre important de peintres originaires d’Ajaccio, installés dans cette ville ou la visitant régulièrement, et qui ont consacré une large part de leur production à la Corse et à Ajaccio en particulier. Professionnels ou amateurs, ces artistes seront sur une durée de près de quarante ans, plus d’une dizaine, produisant et exposant leur travail. Ils ont pour chefs de file François Corbellini et Jean-Baptiste Bassoul.
À la différence de certaines écoles qui ont des professeurs, des locaux, ou une société des arts comme support, les artistes de l’Ecole d’Ajaccio ont en commun des valeurs basées sur un réalisme corse original, qu’ils affirment avec force et sans excès. Ils participent au grand mouvement d’expression culturelle et artistique fondé sur une prise de conscience des valeurs corses et sur l’importance à apporter à leur diffusion. Ils conjuguent les approches naturalistes et réalistes pratiquées également dans d’autres régions françaises au même moment.

Ces peintres adoptent une démarche originale se tenant à l’écart des modes et des courants nationaux et internationaux dont ils ont pourtant connaissance. Nombre d’entre eux, qui ont les capacités techniques d’évoluer en raison de leur solide formation dans les meilleures écoles de Paris ne souhaitent pas changer de registre et se couper de leur clientèle locale ou de l’importante capacité de vente qu’ils ont auprès des touristes de passage en Corse. Ils fréquentent tous la galerie Bassoul, créée en 1913, lieu d’échange et de contacts entre les artistes et les Ajacciens.
L’Ecole d’Ajaccio se caractérise à la fois par la place consacrée au paysage mais aussi par ce qu’elle marque le début d’une ère nouvelle, tant pour les artistes, plus nombreux, mieux formés peignant leur monde -c’est à dire la Corse- que pour le public local et celui qui fréquente les Salons parisiens ou les critiques et amateurs d’art, qui trouvent un intérêt grandissant dans la peinture. Ces peintres ont ainsi créé une œuvre qui constitue un exemple privilégié dans la très riche production artistique corse de la première moitié du XXe siècle. Ils sont omniprésents dans les revues et publications insulaires qui foisonnent après la Grande Guerre, supports de premier choix pour l’expression artistique. On a ainsi, au cas présent, les trois unités constituant la règle pour une Ecole que sont l’unité de lieu, l’unité de temps et l’unité de but.

François Corbellini

François Corbellini, Ajaccio, la chapelle Sainte-Lucie, vers 1925
François Corbellini, Ajaccio, la chapelle Sainte-Lucie, vers 1925
On évoquera à présent quelques figures de l’école d’Ajaccio. L’artiste le plus attachant est François Corbellini (1863-1943), formé aux Beaux-Arts de Paris, qui met l’accent sur une peinture puisant ses sujets dans les paysages et les types locaux : paysans, pêcheurs, habitants d’Ajaccio et des environs ou dans les scènes de la vie à la campagne comme dans son triptyque intitulé En Corse vers 1900 exécuté dans les années 1930 (Palais Fesch, musée des Beaux-Arts d’Ajaccio).
Il est surtout connu pour ses aquarelles figurant Ajaccio ou Piana, vendues aux touristes et largement dispersées dans l’Europe entière, ainsi que par ses fonctions de conservateur des musées d’Ajaccio de 1920 à 1936, période au cours de laquelle il milite auprès de ses amis artistes pour constituer un fonds de peinture corse au sein du musée. On doit aussi à François Corbellini une très intéressante réflexion, « Sur un art corse », contenue dans la revue L’Île, de janvier-mars 1937 qui montre les conditions du développement de l’art en Corse, notamment dans un passé récent.

Léon Charles Canniccioni

Charles Canniccioni, La Voceratrice
Charles Canniccioni, La Voceratrice
C’est à Paris que l’on retrouve Léon Charles Canniccioni (1879-1957), également formé aux Beaux-Arts de Paris; il fait son premier envoi au Salon des Artistes français en 1909 et de nombreuses médailles et récompenses jalonnent sa carrière dont une médaille d’or en 1924, et une autre à l’exposition internationale de 1937. Entre 1909 et 1949 il a participé trente-huit fois aux expositions de cette société et adressé plus de cinquante œuvres, très souvent de grand format. L’Etat s’est porté acquéreur, entre 1913 et 1952 de vingt-trois de ses œuvres déposées dans des musées ou lieux publics en France ou à l’étranger.
Canniccioni s’est attaché, tout au long de sa carrière qu’il a déroulée, sur près d’un demi-siècle, à montrer, dans un style marqué par l’académisme, les traditions corses avec une belle vigueur artistique. Il n’a quasiment pas subi l’influence de l’environnement intellectuel et artistique parisien et il est un des rares peintres corses de son époque à puiser dans sa terre natale cette matière et cette inspiration particulières qui donnent une forte sensibilité à ses œuvres. Il vient tous les ans, pendant une longue période, passer les étés en Corse à Ajaccio, sa ville natale et à Moltifao, le village de ses parents.
Par le choix de ses thèmes, notamment ceux liés à la vie des gens de la ville ou des villages et à la religion, par les variations qu’il leur apporte et par la subtilité de ses compositions Canniccioni a donné à sa peinture une unité originale et attachante qui nous paraît toujours d’actualité aujourd’hui. Avec son excellente technique, sa peinture est décorative, suggestive, parfois imprégnée d’un orientalisme discret, purement méditerranéen.

Lucien Peri

Lucien Peri, Embouchure du Porto, vers 1930
Lucien Peri, Embouchure du Porto, vers 1930
Autre figure de premier plan sur la scène artistique, Lucien Peri (1880-1948), qui a mené entre 1900 et le milieu des années vingt, une vie rythmée par ses déplacements entre Ajaccio, Bastia, Marseille et Paris. Il est un des premiers, avec Corbellini, à faire de sa peinture, à Ajaccio, au début du siècle, un objectif commercial ; il se fait ainsi une clientèle fidèle qui achète une peinture d’un genre innovant. Installé à Paris en 1928, il est le seul peintre corse de son époque à voyager de façon assidue dans les régions françaises : Alpes, Bretagne, Bourgogne, Sologne, Paris et ses environs.
Avec son style si particulier, par la longévité de sa carrière et sa forte présence au sein de la Société de la Nationale des Beaux-Arts, Lucien Peri a eu incontestablement une influence sur l’art de son époque. Il occupe ainsi une place de première importance parmi les peintres corses. Sa disparition en 1948 intervient à une période où la peinture qu’il pratiquait est vivement concurrencée par les nouvelles modes picturales.

Quelques autres figures

Dominique Frassati, La procession de la Miséricorde à Ajaccio, vers 1940
Dominique Frassati, La procession de la Miséricorde à Ajaccio, vers 1940
À côté de ces artistes on trouve Jacques Martin Capponi, (1865-1936), peintre symboliste et sans doute le meilleur portraitiste exerçant en Corse au cours des années 1890-1905, apprécié de la bourgeoisie et de la haute société dès la fin des années 1890 comme en témoignent le Portrait de François Lanzi, président du tribunal de commerce d’Ajaccio (1895), le Portrait du sénateur Muracciole et le Portrait de Mme Muracciole, née Rose Casanelli d’Istria (1896), le Portrait du président Casanelli (1897) et le Portrait de Martin Muraccioli, vers 1907.
À Ajaccio, il y a aussi Émile Brod (1882-1974), peintre des types corses : villageois, bergers, joueurs de cartes, citadins, des paysages d’Ajaccio et surtout des rochers de la route des Sanguinaires, son sujet de prédilection. Paul Corizzi (1883-1953), autre peintre des vues typiques d’Ajaccio qu’il peint quasiment en série et vend aux touristes de plus en plus nombreux à Ajaccio au moment du développement du tourisme de masse en Corse, amorcé par la société PLM (Paris-Lyon-Méditerranée).
Jean Canavaggio (1884-1941), artiste bastiais formé à Rome dans le cadre du legs Sisco, peintre de la Corse (Bastia, Nonza, Vivario, etc.,) d’un grand modernisme dans certaines de ses vues ou dans ses scènes de femmes à la fontaine. Enfin, une mention particulière pour Raymond Rifflard (1896-1981), qui sera le doyen de ces artistes, perpétuant à la fois la tradition du paysage et la représentation des anciens modes de vie, à tel point qu’il est surnommé « l’imagier de la Corse » pour ses fileuses ou ses paysans fumant la pipe au coin du feu.

On a pu voir ainsi, à travers ce panorama, la richesse de la peinture à Ajaccio et découvrir quelques-unes des figures de cette Ecole de peinture qui a produit un nombre très important d'œuvres représentant les différentes sensibilités artistiques du temps et les sujets de préoccupation des artistes, fidèles représentants de leur époque, de ses traditions et de ses espoirs.

Quelques précisions

Merci à toute l'équipe de la revue I Vagabondi, en particulier à Ange-François Filippi, pour la naissance de ce partenariat entre nos deux revues.

Détail des illustrations

Illustration 1, Jean-Baptiste Bassoul, Monte Gozzi (Environs d’Ajaccio), 1929, huile sur toile, 81 x 65 cm. collection privée © Jean Harixçalde/Le LazaretOllandini-musée Marc Petit.
Illustration 2, Laurent Cardinali (photographe), Portrait de Jean-Baptiste Bassoul, collection privée © DR
Illustration 3, François Corbellini, Ajaccio, la chapelle Sainte-Lucie, vers 1925, aquarelle, 21,5 x 30,5 cm. collection privée © Jean Harixçalde/Le Lazaret Ollandini-musée Marc Petit.
Illustration 4, Léon-Charles Canniccioni, La Voceratrice, (étude pour la voceratrice), fusain comprimé et fusain pur, 125 x 66 cm. collection privée © Jean Harixçalde/Le Lazaret Ollandini-musée Marc Petit.
Illustration 5, Lucien Peri, Embouchure du Porto, vers 1930, huile sur toile, 81 x 65 cm. collection privée © Jean Harixçalde/Le Lazaret Ollandini-musée Marc Petit.
Illustration 6, Dominique Frassati, La procession de la Miséricorde à Ajaccio, vers 1940, huile sur panneau de bois, 20 x 25 cm. collection privée © Jean Harixçalde/Le Lazaret Ollandini-musée Marc Petit.

 
Dimanche 31 Août 2025
Pierre-Claude Giansily


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