Robba
 



Joan Mitchell in Corsica



La carrière de Joan Mitchell, artiste américaine majeure, s’est étendue sur plus de quatre décennies, de sa première exposition personnelle professionnelle à New York en 1952, jusqu'à sa mort en France en 1992. A la faveur de l’exposition rétrospective « Monet-Mitchell » organisée à Paris par la fondation Louis-Vuitton, Jean-Joseph Albertini revient sur plusieurs de ses œuvres inspirées par son passage en Corse.



Joan Mitchell, Girolata, 1963
Joan Mitchell, Girolata, 1963
L’œuvre de Joan Mitchell (née en le 12 février 1925 à Chicago, et morte le 30 octobre 1992 à Paris) a marqué l’histoire de la peinture américaine. Sa personnalité aussi. Elle fut l’une des rares femmes à s’imposer dans un art alors dominé par les hommes, tels que Jackson Pollock, Willem de Kooning ou Franz Kline. Ces expressionnistes abstraits « action painters » prônent alors un engagement total. La toile blanche n’est plus l’espace où représenter un événement, elle devient un événement.
 
Très jeune, Joan Mitchell trouve sa voie dans la peinture. Elle fréquente la School of the Art Institute of Chicago, et après avoir obtenu son diplôme en 1947, elle reçoit une bourse d’étude qui la conduit en France pendant un an, où ses peintures deviennent de plus en plus abstraites. De retour aux États-Unis en 1949, Mitchell s'installe à New York, et devient une participante assidue de la « New York School » qui rassemble des peintres et poètes d’avant-garde de l’époque. Apparentée au mouvement de l’abstraction lyrique, elle expose dans le célèbre "9th Street Show" en 1951, et se forge rapidement une réputation parmi les jeunes peintres expressionnistes abstraits. À 27 ans, elle fait sa première exposition personnelle à New York. C’est entre 1958 et 1959 qu’elle devient une star internationale. Elle n’expose pas seulement à New York, mais aussi en Europe, avec d’importantes expositions de groupe comme La Documenta. En 1955, Mitchell commence à partager son temps entre New York et la France, et en 1959, elle s'installe définitivement en France, vivant et travaillant à Paris.
À partir de 1968, elle s'installe à Vétheuil, une petite ville au nord-ouest de Paris, où elle travaille sans interruption jusqu'à sa mort en 1992.
 

Séjour en Corse

Jean-Paul Riopelle et Joan Mitchell en Corse, 1963
Jean-Paul Riopelle et Joan Mitchell en Corse, 1963
Dans les années 1960, Joan Mitchell et son compagnon le peintre québécois Jean-Paul Riopelle ont pris l’habitude de parcourir la Méditerranée en voilier durant l’été. À l’été 1963, ils sillonnent les côtes de la Corse.
Joan Mitchell a alors acquis une reconnaissance internationale depuis une quinzaine d’années, en travaillant inlassablement à une peinture qui s’ancre dans le souvenir de ses émotions.
Quand elle rencontre Riopelle, Joan Mitchell est une figure montante de la peinture. Elle a toujours été considérée par ses confrères comme une peintre de valeur, reconnue par les critiques, les galeristes et les conservateurs.
De son côté, Jean-Paul Riopelle est alors une star de l’art moderne de l’abstraction lyrique européenne. À son sommet, il crée des peintures mosaïques, des toiles de grand format qui le rapprochent de la peinture américaine. Grâce à Riopelle, Joan Mitchell côtoie les peintres de l’École de Paris, comme Georges Matthieu, Zaō Wou-Ki, Nicolas de Staël ou Hans Hartung. Elle trace librement sa voie entre l’abstraction géométrique américaine et l’abstraction lyrique européenne, plus liée à l’émotion individuelle.
 

Fixer l’émotion

Décrire la démarche de Mitchell impose d’observer sa peinture avec attention en libérant sa subjectivité. Elle rejette les dogmes, les règles et toute forme de théorie. C’est l’instinct qui domine, au service de l’émotion ressentie devant un paysage ou un moment de vie, qu’elle cherche à traduire de façon directe, brute, sans le recours à la figuration.
 
Même si elle se refuse à interpréter ses toiles, son projet transparaît dans ses paroles : "Je peins à partir de paysages dont je me souviens que je porte avec moi - et donc je me souviens des sentiments, qui bien sûr se transforment. Je ne pourrais certainement jamais refléter la nature. J'aimerais plus peindre ce qu'elle me laisse."
Son amie intime, la compositrice Gisèle Barreau, en parle ainsi : « Ses yeux fonctionnaient un peu comme un appareil photo au moment du clic. Elle voit un paysage, un visage, une situation, et clic, elle le grave à jamais, hors du temps. C’est-à-dire qu’elle annule le temps pour garder le sentiment. On ne peint pas un visage, un paysage, on ne peint pas une fleur, mais on peint avec l’empathie de ce que l’on a éprouvé, qu’on a réussi à figer dans le temps. Et ça c’est très fort. »
 
Plus qu'un paysage, Joan Mitchell peint l'envie de peindre qui naît en elle au contact du paysage.
 
"Voilà de quoi est faite ma peinture"
 
« Les enfants perdent leur sens visuel vers cinq ou six ans. Nous les peintres, on est retardés, on a conservé ce sens. On adore tout ce qui est visuel. Vous les gens intelligents, vous avez perdu ça. Je peux apprendre à n’importe qui, littéralement n’importe qui à peindre, ou à dessiner. Mais arriver à créer une émotion à travers la peinture, c’est totalement différent. »
 
« Ça c’est un arbre, enfin l’idée que je m’en fais, qui n’a rien à voir avec un vrai arbre, c’est l’arbre tel que je me le figure. Pour moi, peindre un arbre tel qu’il existe réellement serait totalement impossible. Je pourrais citer Van Gogh, qui dans l’une de ses nombreuses lettres exprime sa reconnaissance envers le tournesol et le remercie d’exister. Je remercie les arbres d’exister, tout simplement. Voilà de quoi est faite ma peinture. »
 

Une période sombre

Joan Mitchelle et les filles Riopelle
Joan Mitchelle et les filles Riopelle
Au début des années 60, Mitchell entame sa traversée du désert. La critique américaine lui reproche son choix de la France comme lieu de résidence. Elle se retrouve dans le rôle de la femme de l’artiste. L’écrivain Paul Auster la décrit ainsi : « ça la faisait souffrir. Elle se sentait terriblement isolée. Vous savez, elle était déterminée à rester en France. Elle voulait vivre en France, parce que ça l’aidait dans son travail. D’un autre côté, elle allait à l’encontre de ce qui était tendance à l’époque. C’était la période du pop art et de l’art optique. Le genre de peinture lyrique qu’elle faisait était totalement démodé. Elle se sentait marginalisée. Et en colère aussi en tant que femme. Et elle luttait contre ça aussi. »
Riopelle est au sommet de sa gloire, récompensé à la Biennale de Venise en 1962, juste derrière Giacometti. Joan n’a aucune exposition solo en 1963 ni en 1964.
Elle continue de peindre, mais roule ses toiles et les range au-dessus de sa cuisine.
 
L’été 1963, Joan et Jean-Paul parcourent la Méditerranée en voilier. Pendant cette période Joan prend soin de Sylvie et Yseult, les filles Riopelle.
Elle ne touche pas à ses pinceaux. Elle ne reprend la peinture qu’à son retour rue Frémicourt. Sa palette de couleurs évolue, se fait plus sombre.
Dans les années 1963-1965, elle s’assombrit tant que l’artiste ira jusqu’à parler de « black paintings » pour évoquer ses toiles aux couleurs foncées apposées en camaïeux opaques. Peinture majeure de ce groupe, "Girolata Triptych" se réfère à un paysage méditerranéen admiré par Mitchell alors qu’elle navigue autour de la Corse.
A propos des « Black Paintings », Katy Siegel, Conservatrice au Baltimore Museum of Art indique: « des auteurs ont qualifié ces œuvres de "peintures noires". Mais on voit que c’est du vert, du bleu et du violet sombres, sans véritable noir, hormis quelques touches par-ci par-là. C’est à cette époque qu’elle peint sur le premier triptyque "Girolata". Il y en a deux. Elle a besoin de ce grand format horizontal pour restituer l’immensité de l’océan. »
 
L’œuvre est d’importance car elle est un des premiers triptyques de l’artiste et est significative de son rapport ambivalent à la figuration.
 
Par leur format impressionnant, les deux triptyques "Girolata" proposent une immersion sensible pour le spectateur. L'espace visuel est totalement occupé par un jeu de traces disséminées et reliées par une sorte de danse du pinceau, qui évoquent un espace mental libéré des contraintes de la géométrie, de la perspective, de la représentation. C'est une bataille physique entre la peintre et la surface, entre tensions et relâchements, où le plan de la toile prend la place de la sensation d'espace dont elle est le souvenir.
Les triptyques sont une vieille aventure dans l'histoire de la peinture. Traditionnellement, ils étaient destinés à être pliés pour dissimuler un panneau central, et ouvert lors d'événements importants. Par ce choix du triple format, Joan Mitchell nous signifie que le souvenir de son ressenti en Corse est suffisamment important pour qu'il dépasse les dimensions ordinaires. De plus, la césure entre les panneaux nous invite à balayer la surface, effectuer des comparaisons d'un panneau à l'autre, comme s'il s'agissait de trois états successifs de la même scène. Ainsi, elle crée un effet dynamique, un mouvement qui nous conduit à ne jamais arrêter le regard.
 
Cette période est sombre pour Joan Mitchell.
« Il y a cette atmosphère pesante des "Black paintings" (...) Son père est mort, Frank O’hara est mort, sa mère va mourir bientôt. Donc c’est une période horrible pour Joan. C’est aussi une période très ambiguë par ce qu’elle vit, bien sûr, avec Jean-Paul Riopelle et ils ont des croisières en Méditerranée. Et Joan, depuis son enfance, a un rapport sacré avec l’eau. Et aussi, c’est ce qu’elle va capter en Corse, ce qui va faire qu’elle va peindre "Calvi", qu’elle va peindre "Girolata" » (Gisèle Barreau).
 

First Cipress, 1964
First Cipress, 1964
Au sujet de « Girolata », Joan Mitchell disait « se remémorer ce qu’elle ressentait à propos d’un certain cyprès » et avoir voulu « faire quelque chose de plus spécifique que des films de [sa] vie quotidienne : de définir un sentiment ».
L’œuvre incarne les éléments du paysage – architecture, arbres, scintillements de la mer – tout en refusant la figuration pour chercher, d’abord, à restituer et produire des sentiments.
Ces œuvres sont inconsciemment ambiguës car elles portent à la fois le plaisir de la croisière et des éléments marins de la Corse. Cette impression, elle l’emmène avec elle, elle la mémorise, elle va la peindre à son retour.
 

Memory of an island, 1964
Memory of an island, 1964
Dans cette période, Joan Mitchell joue sur l’opposition entre le clair et l’obscur et moins sur la couleur que dans ses autres peintures.
Elle est marquée par les contrastes qu'elle rencontre. De retour à Paris, dans le calme de son atelier, elle traite de la lumière de la Méditerranée, du Sud de la France. Des contrastes forts, des cyprès très sombres et des ombres profondes, des maisons blanches, de l’océan à perte de vue.
Dans cette série, il est difficile de savoir précisément quelles sont les peintures directement issues de ses impressions ressenties durant son voyage autour de la Corse. Les titres nous aident à localiser des sites qu'elle a parcourus et observés, et qui ont donné lieu à des peintures, pour la plupart majeures dans son œuvre. On en compte plusieurs dizaines entre 1963 et 1965. Mais toutes ont en commun une atmosphère sombre, aux effets de contrastes très riches, aux matières généreuses, et aux tonalités profondes et recherchées. Quelle que soit la nature de l'inspiration de Joan Mitchell au contact de la Corse, ce qui est sûr est le changement qui a été opéré à ce moment-là, dans sa manière de peindre, et qui a eu des répercussions sensibles bien après, sur d'autres toiles, dans ce qu'il est convenu d'appeler sa période des "Black paintings".
 
 

Chicago, 1965
Chicago, 1965
Au terme de sa lutte contre le cancer, sa mère Marion meurt en mars 1965. Joan peint en son honneur « Chicago », un triptyque qui clôt sa série des Black Paintings, et ouvre une nouvelle période de sa vie.
Joan Mitchell décède à Paris le 30 octobre 1992. Après sa mort est créée la Fondation Joan Mitchell, appelée dans son testament afin d'apporter un soutien et une reconnaissance pour les artistes individuels.
 

Pour aller plus loin

Joan Mitchell in Corsica
Son œuvre est visible sur le site de sa Fondation : https://www.joanmitchellfoundation.org/

 

Girolata, 1963
Girolata, 1963

Calvi, 1964
Calvi, 1964
Mercredi 30 Novembre 2022
Jean-Joseph Albertini


Dans la même rubrique :
< >

Vendredi 1 Mars 2024 - 12:36 A risa in bocca à e donne