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L’évolution des phénomènes de délinquance et de criminalité en Corse entre les XIXe et XXIe siècles



En matière de délinquance et de criminalité, la Corse durant la seconde partie du XXe siècle et au début du XXIe se distinguait toujours, schématiquement, par un fort taux d’homicides et un faible taux de vols. Ce constat est à la fois un héritage de l’histoire et serait la conséquence du décalage persistant face à ce qu’on appelle l’économie de marché. Sampiero Sanguinetti analyse cette évolution.



Le Petit Journal, 1892
Le Petit Journal, 1892
La Corse au XIXe siècle avait vu se perpétuer sur son sol une tradition multiséculaire d’autorégulation criminelle dont l’une des manifestations spectaculaires était le phénomène de la vendetta. Un phénomène que la plus grande partie des observateurs ne virent que sous l’angle du folklore alors qu’il dissimulait une organisation sociale complexe échappant depuis toujours au contrôle des États successifs.
La volonté des autorités françaises, à partir de la moitié du XIXe siècle, de faire définitivement obstacle à l’autorégulation sociale avait conduit à désorganiser les rouages de cette autorégulation et s’était traduite par un emballement sans précédent des homicides. L’examen des chiffres du Compte Général de l’Administration de la Justice Criminelle en France permet d’observer qu’il y a alors une affaire d’homicide volontaire pour 100 000 habitants au niveau national français quand il y en a entre 10 et 40 au niveau de la Corse.
Par la suite, la criminalité va évoluer en quatre phases.  
 

Les phases d’une évolution traumatisante entre le XIXe et le XXe siècle

1/ L’existence des lois douanières entre 1818 et 1912, destinées à faire obstacle aux trafics organisés en Méditerranée principalement par la Camorra napolitaine, ont eu pour résultat l’écroulement des petites productions insulaires, l’appauvrissement de la fragile économie corse, et une crise majeure à la fin du siècle. Crise qui va se traduire par l’amorce puis l’accélération de l’émigration en direction des grandes villes du continent français et vers les colonies.
Cette émigration et la saignée de la Grande Guerre vont profondément modifier les conditions de fonctionnement de la société insulaire. L’île se dépeuple, la mentalité liée à la tradition d’autorégulation sociale persiste plus ou moins mais les manifestations de cette autorégulation disparaissent majoritairement et les bilans font état d’une baisse sensible du taux des homicides dans l’île. Par contre un autre phénomène fait son apparition.
 
2/ La plus grande partie des insulaires émigrés sur le continent et dans les colonies se recase avantageusement dans l’armée, dans l’administration, dans le commerce, dans l’hôtellerie... Mais une frange non négligeable glisse aussi dans la délinquance.
C’est l’apparition de ce qu’on appelle « le Milieu corse » à Nice, Toulon, Marseille, Lyon, Paris… Un milieu qui se manifeste dans les trafics, les jeux, la prostitution… et au sein duquel le nombre des règlements de comptes est de plus en plus important durant l’entre-deux-guerres. 
 
3/ Au lendemain de la Seconde guerre mondiale, la Corse est à l’étiage aussi bien du point de vue démographique que du point de vue économique. Une prise de conscience va avoir lieu et va conduire à l’apparition d’une contestation à caractère politique qui va se radicaliser face aux enjeux nouveaux qui se profilent ou se manifestent et face à bon nombre d’erreurs de l’administration.
Du point de vue de l’État, une nouvelle forme de « délinquance » fait son apparition lorsque certains mouvements protestataires décident d’entrer dans la clandestinité et multiplient les attentats. À cette violence les gouvernements répondent par une répression qui s’illustre notamment dans la justice d’exception de la Cour de Sureté de l’État.
 
4/ Pour sortir de la logique infernale violence-répression, l’État à partir de 1981 accompagne ou favorise d’importantes évolutions à travers l’octroi d’un statut particulier, une politique de développement de l’Université de Corse, une politique de libéralisation de l’expression audiovisuelle puis de développement des outils de cet audiovisuel, enfin la suppression de la Cour de Sureté de l’État.
Cette politique va avoir des effets en dents de scie. La vieille classe politique insulaire n’accepte pas les évolutions en cours et la jeune génération des régionalistes-autonomistes-nationalistes n’entend pas se laisser intimider. Plus qu’à un bras de fer, c’est à une sorte de guerre civile larvée ou non dite que l’on assiste en Corse. Guerre civile qui voit la mort de plusieurs notables et de très nombreux militants nationalistes. Jusqu’à l’assassinat du préfet Érignac en 1998.
 

Comment affronter la situation nouvelle et évolutive de la Corse au XXIe siècle ?

À partir du début des années 2000, quatre phénomènes vont se produire :
 
Premièrement, la vieille classe politique a perdu la bataille des idées et les autonomistes-nationalistes vont petit à petit s’imposer au fil des élections.
Deuxièmement, le tourisme longtemps contenu va véritablement exploser et favoriser l’émergence d’un aéropage d’hommes d’affaires d’origine insulaire. Ces hommes d’affaires vont s’activer principalement dans les domaines de la promotion immobilière, de l’hôtellerie, des transports, du commerce de gros et des supermarchés.
Troisièmement, la Corse va connaitre une poussée démographique spectaculaire.
Quatrièmement, le taux de pauvreté reste très important.
Cinquièmement, la délinquance et la criminalité vont évoluer. 
 
Face aux mutations de la société et aux mutations parallèles de la délinquance et de la criminalité, un débat fait son apparition. Les uns voient l’émergence en Corse d’une puissante organisation mafieuse et demandent le durcissement des législations dans le sens de ce que les Italiens ont fait pour lutter contre les mafias sur leurs propres territoires. Les autres s’inquiètent de l’instauration de méthodes qui conduiraient, selon eux, à restreindre les libertés avec le risque d’accroitre encore le malaise qui existe déjà dans l’île.
Ce débat, qui n’est pas tranché, commande de proposer des analyses circonstanciées et partagées sur ce qui se passe en Corse.
Cette île a effectué en cinquante ans le chemin qu’une majorité d’autres sociétés européennes ont effectué en l’espace de deux siècles. Le choc est considérable à tous les points de vue : politique, social, économique, culturel… Quant au processus de cette transformation il n’est, en 2023, ni terminé, ni abouti. Il est donc très important d’avancer prudemment sans prendre le risque d’aggraver les effets de ces chocs.  
 

Les recherches universitaires au sujet de la délinquance

Les recherches sur les causes de la délinquance et de la criminalité sont extrêmement nombreuses et, semble-t-il, de plus en plus prudentes. Certaines études en Europe ont, dans un premier temps, conduit schématiquement à la définition de trois groupes de pays qui permettrait de distinguer une Europe occidentale du Nord, une Europe méditerranéenne et une Europe de l’Est. Dans l’Europe du Nord il existerait une très forte proportion de vols. Dans l’Europe méditerranéenne nous observerions une moindre proportion de vols et une plus forte proportion d’homicides. Et en Europe de l’Est, nous constaterions une très forte proportion d’homicides.
Ces recherches ont conduit à l’idée que dans le lien entre développement économique et criminalité, plus un pays est développé et adapté à « l’économie de marché moderne », plus la délinquance et la criminalité s’y caractériseraient par un taux de vol très élevé et un taux d’homicides bas. Moins un pays est développé et adapté à « l’économie de marché moderne », plus le taux d’homicides y serait élevé et le taux de vol bas. Il faut le savoir tout en ayant conscience du fait que les théories fondées sur l’observation comparative des chiffres liés aux différents délits d’un pays à l’autre sont aujourd’hui maniées par les sociologues avec la plus grande prudence.
Il est tout de même admis qu’il existe, évidemment, des liens entre les formes de criminalité et les situations sociales, économiques et politique d’un pays à l’autre et d’une région à l’autre. Les mentalités héritées de l’histoire, d’une part, les situations de pauvreté et d’inégalité, d’autre part, influencent les différentes formes de criminalité observables.
 

Une Corse en mutation

La Corse avait accusé de lourds retards dans son accès à « l’économie de marché moderne ». Au regard de certaines analyses qui ont été proposées, il était donc logique d’y observer un taux de vols bas et un taux d’homicides élevé. Ce taux d’homicide était encore aggravé à la fin du XXe siècle par l’existence de mouvements revendicatifs qui ont fait le choix de la violence et de la clandestinité sans éviter les dérapages.
Depuis une vingtaine d’années, la Corse est le lieu de mutations radicales particulièrement visibles à travers deux phénomènes :  - Premièrement, nous l’avons dit, l’économie de marché y a fait son apparition de manière spectaculaire. Mais cela ne veut pas dire que la société ait eu le temps de s’y adapter. Il faudra du temps pour que cette évolution produise des effets qui permettraient de comparer la Corse aux autres régions métropolitaines françaises en matière de délinquance et de criminalité.  
- Deuxièmement, le véhicule de cette économie de marché est le tourisme. Or le tourisme est source de nuisances très importantes, de déséquilibres périlleux, et d’inégalités sociales marquées. Dans le sillage de cette économie du tourisme ont fleuri d’une part la spéculation immobilière et d’autre part les activités de loisirs, c’est-à-dire aussi la consommation d’alcool et la consommation de produits stupéfiants.
 
Dans le domaine de la délinquance et de la criminalité comme dans bien d’autres domaines, rien n’est stabilisé et l’observation des taux enregistrés est très difficile à analyser. La Corse est, officiellement, passée en l’espace de trente ans de 250 000 à 330 000 habitants. L’île, par ailleurs, évolue au cours de l’année de 330 000 habitants dits permanents pendant 8 ou 9 mois à environ 670 000 résidents durant 3 à 4 mois [1]. Or tous les taux affichés sont calculés sur la seule base des habitants permanents. Il convient donc de tester la fiabilité ou non des différents taux de délinquance et de criminalité affichés au regard de la réalité.

 [1] Chiffre obtenu à partir de l’analyse des quantités de déchets produites en Corse durant l’année. Cf article : « Le révélateur de la gestion des déchets au cœur des problématiques insulaires ». Robba, juin 2021.
 

Les taux d’homicides, de délinquance économique et financière et de vol en Corse

Le taux des homicides reste très élevé. Ce taux est effectivement lié à la population dite permanente de l’île et peut donc être considéré comme significatif. Il est dû à plusieurs causes :
- une inadaptation encore persistante à l’économie de marché dans le tissu social, et le poids d’une mémoire encore vive de la tradition,
- une société très inégalitaire et où le taux de pauvreté est important,
- les enjeux colossaux de la spéculation immobilière,
- le développement de la consommation et du marché des stupéfiants.
 
Ces taux d’homicides ont souvent été présentés comme faisant de la Corse la région la plus criminogène d’Europe. Il n’est pas question de minimiser la gravité des chiffres, mais si l’on veut comprendre un phénomène il faut en chercher tous les ressorts. Les taux de criminalité en Corse sont constamment observés en comparaison des régions métropolitaines de la France. Or il ne parait pas absurde de les comparer également aux taux observés dans les autres îles ou régions lointaines qui dépendent de la France.
Il apparait ainsi que, sur une période de quinze ans, trois régions françaises ont un taux moyen d’homicides plus élevé (voire beaucoup plus élevé) que la Corse : la Guyane, la Guadeloupe et la Martinique. Une région a un taux inférieur au taux de la Corse mais très supérieur à la moyenne française : la Nouvelle-Calédonie. Et deux régions ont un taux en moyenne plus élevé que la moyenne française : la Polynésie et la Réunion.
Toutes ces régions, bien que différentes de la Corse ont aussi des similitudes avec elle : l’insularité, l’éloignement, l’économie touristique, la pauvreté…  (La Guyane n’est pas une île, mais coincée entre la mer et la forêt tropicale primaire elle est dans une situation d’insularité). Il conviendrait pour aller plus loin de chercher les convergences significatives qui existeraient entre ces différentes situations.
 
Le taux des infractions à caractère économique et financier en Corse est élevé. Ces infractions comprennent les infractions à la législation sur les chèques qui pèsent très lourd dans le décompte de ces méfaits. Ces taux sont calculés à partir des chiffres de la population permanente. Or il est évident qu’ils devraient être calculés à partir des chiffres du nombre de personnes qui ont séjourné réellement en Corse durant l’année.
 Leur importance par rapport aux chiffres des autres régions métropolitaines ne signifie donc pas grand-chose. Cela est vrai pour toutes les régions à forte vocation touristique. Mais cela est plus vrai encore dans une région où le poids du tourisme par rapport à la population permanente est plus fort que partout ailleurs en France.
 
Enfin, le taux de vols est très inférieur à ce qu’il est dans d’autres régions métropolitaines françaises. Si les observations qui furent proposées à une époque étaient vraies, le taux des vols à l’avenir serait voué à progresser quand le taux des homicides serait voué à régresser. L’éclosion d’une économie de marché dans l’île est récente, et s’est faite de manière brutale et agressive.
La société insulaire n’a pas encore eu le temps de s’adapter à cette mutation. Elle la subit. Il lui faudra donc du temps pour en accepter pleinement (ou non) les effets et connaitre des évolutions qui feraient ressembler cette société aux sociétés métropolitaines françaises et européennes. À moins que le triple constat d’une société insulaire, d’une économie trop exclusivement axée sur le tourisme, et d’un devoir de mutation écologique, ne renforce les spécificités du cas insulaire plus qu’elle ne conduise à un rapprochement avec les régions métropolitaines classiques.
 

Du sentiment d’insécurité modéré à l’angoisse des lendemains

Enfin, dans une région où les questions de violence font la Une des journaux très fréquemment, et où des citoyens ont l’idée que règne une mafia extrêmement dangereuse, le sentiment d’insécurité de ces citoyens devrait être notable. Or il n’en est rien. Plusieurs études ont montré que ce sentiment d’insécurité des habitants, à Bastia et Ajaccio notamment, était beaucoup moindre que dans la plupart des villes françaises du continent. Un journaliste dans Corse-Matin en mars 2017 traduisait cette contradiction de la manière suivante :  
 
          « Si les homicides ou les tentatives d'homicides sont très nombreux rapportés à la population, les actes de petites délinquances sont encore peu nombreux dans l'île, au regard de la situation sur le continent. Les vols se situent dans la moyenne nationale, alors que les cambriolages sont rares, en comparaison du reste de la France. L'île est toujours, peu ou prou, à l'abri de l'insécurité et de la délinquance » [1].
 
Le préfet Patrick Strzoda, de son côté, avait fait remarquer dans une interview à Corse-Matin en mai 2011 : « Il est vrai qu’en matière de délinquance généralisée, la Corse est l’une des régions les moins criminogènes ». Et durant l’été 2013, un institut de sondages nous apprenait que 90% des habitants de l’île se sentaient en sécurité : « 93% des hommes et 87% des femmes contactés déclarent se sentir en sécurité en Corse ; 65% d’entre eux vont encore plus loin, se sentant plus en sécurité dans l’île que sur le continent dont 70% des 35-49 ans » [2].
 
Les quatre grands chapitre d’observation des crimes et délits dans les tableaux de la gendarmerie et de la police sont :
  • les vols,
  • les escroqueries et infractions économiques et financières,
  • les crimes et délits contre les personnes (dont les homicides)
  • les autres infractions (dont stupéfiants).
 
Dans ces quatre chapitres, ce qui impacte le plus fortement la vie des gens, ce sont les vols qui représentent la moitié de l’ensemble des délits [3]. Pour donner un exemple, en 2021, la Corse a connu 2067 affaires de vols pour 7 homicides et 14 tentatives d’homicides. Le vol sous toutes ses formes est donc le fléau qui crée véritablement un sentiment d’insécurité dans la population. Le taux de vols étant moins important en Corse que sur le continent français, le sentiment d’insécurité y est moindre.
 
Au-delà du sentiment de sécurité ou d’insécurité, il y a quatre choses, aujourd’hui, qui conduisent les citoyens à nourrir une forte inquiétude.
La première, bien sûr, c’est le fait qu’une grande partie des homicides demeurent « non résolus ». Des criminels de haut vol vivent donc en toute impunité au cœur de la société insulaire.
Deuxièmement, comme dans un grand nombre de sociétés de l’Europe occidentale, le trafic et la consommation de stupéfiants se développent et la jeunesse insulaire est gravement touchée par ce phénomène.
Troisièmement, le monde des affaires et de la finance investit et entreprend avec une efficacité redoutable, transformant en profondeur les mentalités, modifiant les paysages. Ce monde de l’argent et de l’affairisme agit quand le monde des représentants démocratiques et des élus donne (le plus souvent à tort) non pas le sentiment d’agir, mais le sentiment de débattre sans fin de ce qu’il faudrait faire ou ne pas faire. L’idée que le vrai pouvoir est aux mains des investisseurs privés et non des élus démocratiques ou de l’État se répand en Corse comme ailleurs.
Enfin, les atteintes volontaires aux biens, publics ou privés, par le moyen des explosifs ou des incendies sont, en Corse en 2023, reparties à la hausse après une longue période d’accalmie. 
 
La conjonction de ces quatre réalités est source d’une véritable angoisse des citoyens face à l’avenir.
 
[1] Frédéric Scarbonchi, in Corse-Matin, 30 mars 2017.
[2] Sondage « Opinion of Corsica », Paroles de Corse, juillet-août 2013.
[3] Les vols, dans les rapports de police et de gendarmerie, se déclinent en 29 phénomènes différents.

 
Samedi 29 Avril 2023
Sampiero Sanguinetti


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