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La Corse vue par Rosa Luxemburg



Dans deux lettres de prison, la révolutionnaire marxiste Rosa Luxemburg évoque un voyage en Corse lui ayant laissé de puissants souvenirs.
Ces deux lettres étaient destinées à son amie Sonia Liebknecht, femme de Karl Liebknecht avec qui elle avait fondé la Ligue spartakiste en janvier 1916, emprisonné en même temps qu'elle du fait de leur engagement antiguerre. Dans la seconde, en date du 12 mai 1918, elle se limite à louer la grandeur et la beauté des mimosas ajacciens en décembre. En revanche, la première contient un saisissant portrait d'une société corse qui serait restée totalement à l'écart de la modernité. Il nous a paru utile de partager ce document qui complète les représentations de notre île qu'ont livrées de grands esprits.



Wroncke, le 15 janvier 1917

Chris Marker, in La renfermée, la Corse
Chris Marker, in La renfermée, la Corse
Sonitschka, vous rappelez-vous ce que nous avons projeté de faire quand la guerre sera finie ? Aller ensemble dans le Midi. Et nous irons ! Je sais que vous rêvez d’aller avec moi en Italie, que c’est votre rêve le plus cher. Mais moi, j’ai l’intention de vous entraîner jusqu’en Corse. C’est encore mieux que l’Italie. Là-bas, on oublie l’Europe, du moins l’Europe moderne. Imaginez un vaste et grandiose paysage où le contour des montages et des vallées se découpe avec une extrême précision. En haut, rien que des blocs de rochers dénudés, d’un gris plein de noblesse ; en bas, des oliviers, des lauriers-cerises luxuriants et des châtaigniers centenaires. Et partout le silence qui régnait avant la création du monde, pas de voix humaine, pas de cri d’oiseau, rien qu’un ruisseau qui se glisse, quelque part, entre les pierres, ou le vent qui chuchote, tout là-haut, dans les failles des rochers, le vent qui gonflait la voile d’Ulysse.

Et quand vous rencontrez des êtres humains, ils sont en accord avec le paysage. Au détour du sentier surgit une caravane. Les Corses vont toujours l’un derrière l’autre, en caravane, et non pas en groupe comme nos paysans. D’ordinaire, on voit tout d’abord un chien qui gambade, puis vient à pas lents une chèvre ou un petit âne qui porte des sacs pleins de châtaignes, suit un grand mulet sur lequel une femme est assise de côté, la femme laisse pendre les jambes toutes droites et porte un enfant dans les bras. Elle se tient toute raide, svelte comme un cyprès immobile. À côté d’elle, un homme barbu marche d’un pas tranquille et ferme. Tous deux gardent le silence. On croirait voir la Sainte Famille. À chaque pas, vous découvrez des scènes semblables. J’éprouvais chaque fois une émotion telle que j’étais sur le point de m’agenouiller malgré moi. C’est l’impression que je ressens toujours devant un spectacle d’une beauté parfaite.

Là-bas, la Bible et l’Antiquité restent vivantes. Il faut que nous y allions, et nous ferons comme j’ai déjà fait : nous traverserons toute l’île à pied, nous dormirons chaque nuit dans un lieu différent, nous partirons assez tôt chaque matin pour être sur la route au lever du soleil. Ce projet ne vous déduit-il pas ? Je serais heureuse de vous servir de guide…




 

Il ne nous a malheureusement pas été possible de retrouver d'autres traces de ce voyage, que ce soit dans le recueil de lettres édité en 1978 par Stephen Eric Bronner, ou dans l'ensemble des écrits publiés par Marxists Internet Archive, en français, anglais ou allemand.
Ce document est toutefois consultable  

 
Dimanche 30 Avril 2023
A squadra


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